Dossier | Camarade peur : une stratégie pour des vérités changeables

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Dossier | Camarade peur : une stratégie pour des vérités changeables
NO 62 - Peur II
Alfredo Cramerotti

Camarade peur : une stratégie pour des vérités changeables
Par Alfredo Cramerotti

« Ce documentaire va changer votre perception des contenus médiatiques. Il vous montrera la réalité cachée et occultée de la guerre des médias. Pour comprendre l’œuvre, il vous faut la regarder du début à la fin. »

Le sujet
C’est sur ces mots que commence la « Partie 1 » du court métrage intitulé Comrade Alfredo Neri, produit en 2006 par l’artiste Khaled D. Ramadan et l’auteur de ces lignes. Le film est une documentation construite comprenant de vraies entrevues et séquences filmées sur la vie d’Alfredo Neri, porte-parole de la faction italienne du mouvement skinhead. Les skinheads sont affiliés aux néonazis et sont actifs dans les pays de l’UE ainsi que dans ceux de l’ancien bloc de l’Est. Alfredo Neri s’occupe des affaires et des activités internationales des skinheads italiens ; par conséquent, il est un signe de l’état de peur qui enveloppe la société civile.

Dans le documentaire (1), il explique comment le mouvement a changé de stratégie pour mieux s’adapter aux tendances politiques mondiales contemporaines. Aujourd’hui, ses membres exercent leurs activités de la manière la plus invisible possible et infiltrent la structure politique et économique de l’Europe et d’ailleurs, dans l’objectif ultime de régner sur une Europe élargie. Cette escalade sans précédent constitue un phénomène impliquant des individus, des organisations et des partis qui opèrent dans la sphère démocratique. Directement affiliés à l’idéologie néonazie, ils travaillent dans la clandestinité. Comme le fait remarquer Ramadan dans son texte de présentation du film, « l’histoire est-elle sur le point de se répéter, seulement avec des uniformes différents (2) » ?

Le documentaire aborde la question de la manipulation psychologique et rappelle au spectateur que les apparences ne sont pas la même chose que l’identité. Les auteurs ont rencontré Alfredo Neri lors de sa visite en Scandinavie, alors qu’il se rendait à Helsingborg, en Suède, pour participer au rassemblement annuel du mouvement néonazi.

L’idée
En fait, le film porte sur la manipulation visuelle ; il cherche à démontrer comment toute forme d’image en mouvement peut induire en nous un état de peur ou nous sortir de cet état, affecter nos émotions et façonner nos opinions. L’approche employée dans les productions artistiques qui abordent cet état de peur omniprésent (qui, bien qu’inspirées de pratiques médiatiques de longue date, évitent de réduire une question complexe à vingt secondes de « nouvelles ») contribue avec succès à façonner notre vision du monde sur le plan politique, précisément en instillant un sentiment de peur à l’égard de l’Autre. Ce type de propagande créative, qu’elle porte sur des partisans néonazis, des fondamentalistes islamistes, des Gitans ou d’autres groupes, constitue un paradoxe pour les artistes eux-mêmes : comment, si la notion de vérité s’est déplacée de la sphère des médias d’information à celle des arts, une approche artistique militante peut-elle aborder la question de façon critique tout en employant les mêmes mécanismes qui produisent ce qu’elle se propose de critiquer ?

L’univers des médias traditionnels a toujours fait preuve d’indulgence face à ses propres instruments et objectifs. La télé, la radio et la presse écrite, qu’elles soient privées ou publiques, s’adonnent rarement à l’autocritique ; elles utilisent plutôt leur potentiel pour promouvoir certaines idéologies, faire de l’autopromotion et appuyer des campagnes de marketing, selon les réactions des commanditaires et des spectateurs. La réalisation de documentaires indépendants est également affectée par ce que veulent les médias traditionnels, et par ce qu’ils excluent, la télévision étant la principale source de financement et plateforme de distribution du documentaire. Par conséquent, la production contemporaine de documentaires va davantage dans le sens du « documentaire-performance », comme dans le cas de Comrade Alfredo Neri. Une telle approche artistique constitue une réflexion sur l’« art et l’industrie » médiatiques et sur leur positionnement en ce qui a trait à l’objectivité et l’indépendance. Ces œuvres sont susceptibles d’être crues ou non lorsqu’elles sont distribuées par des médias de masse comme la télévision, la radio ou même Internet, mais si elles sont présentées dans le cadre de forums critiques comme les biennales artistiques, les expositions à caractère sociopolitique, les contextes politiques ou autres, c’est qu’elles se veulent plus vraies, ou du moins plus fiables que le produit médiatique « habituel ». Cela découle de la nature paradoxale de l’investigation propre au documentaire artistique.

Le contexte
Le film Comrade Alfredo Neri va au-delà du mouvement skinhead. Il porte peut-être sur le fait que les médias traditionnels d’Europe et d’Occident en général ont décidé d’ignorer leur propre frange radicale de droite, qui est en pleine progression, et de se concentrer plutôt sur d’autres groupes radicaux issus de différentes régions du monde (des fondamentalistes islamistes aux nostalgiques de l’ère soviétique en passant par les ethnicités nomades de l’UE). Le recours à une approche artistique pour le film et le documentaire peut aussi constituer un puissant outil permettant d’explorer des avenirs possibles. Il présente une série de défis très différents que ceux que comporte la réalisation de documentaires réalistes ou d’œuvres dramatiques traditionnelles. Dans son éclairant article intitulé « When Is a Documentary ? Documentary as a Mode of Reception (3) », le cinéaste et théoricien Dirk Eitzen s’emploie à définir le documentaire à partir de critères de réception fondés sur ce que les spectateurs s’attendent à voir et concluent de ce qu’ils voient.

Tous les documentaires, qu’ils soient considérés ou non comme fiables au bout du compte, sont soumis à des interrogations ayant trait à la confiance qu’ils inspirent. Un documentaire est toute production susceptible de faire l’objet de cette question : « Pourrait-il s’agir d’un mensonge ? »

Un certain type de film artistique, comme ces films « engagés » qui abordent des questions d’ordre sociopolitique, interroge la réalité et le canon du documentaire lui-même. Dans le cas du docu-fiction, où l’approche du documentariste est subsumée dans un ensemble d’éléments de créativité fictionnelle, la question d’Eitzen devrait être reformulée pour demander plutôt si ce que l’on voit à l’écran a vraiment pu avoir lieu. Si l’on poursuit le raisonnement d’Eitzen, un documentaire artistique est réussi lorsqu’il a su à la fois assurer une apparence d’exactitude sur le plan historique et présenter des situations vraisemblables de crainte perçues à travers une fausse lentille et amenant ainsi l’auditoire à s’interroger sur la réalité de ce qu’il voit. La question inverse, à savoir si un documentaire raconte une vérité possible plutôt qu’un mensonge possible, devient pertinente pour définir le genre hybride de la trame narrative « réelle » construite, qui repose avant tout sur la croyance, par le spectateur, de l’hypothèse de départ. Le genre du documentaire artistique vise à présenter une histoire convaincante en utilisant des tactiques documentaires crédibles, habituellement dans le but d’atteindre un objectif d’ordre politique ou militant.

Dans le contexte filmique mentionné précédemment, la stratégie de la peur est employée pour instiller un sentiment d’appréhension et de menace, selon la même technique utilisée dans le monde des nouvelles, qui finit par façonner le monde lui-même.

À toutes les étapes du processus de recherche pour le film Comrade Alfredo Neri, nous nous sommes posé la question suivante : qui regardera cette production, et qui pourra croire au propos de ce film ? C’est parce que le portrait documentaire est efficace grâce au recours à des histoires personnelles qu’il peut revendiquer une vérité à partir d’une position particulière d’où le monde est considéré ; par conséquent, il suscite des questions sur la réalité qu’on croit connaître, qui la dit, et pourquoi. L’une des limites de cette forme de narration vient de la nécessité de justifier les sources choisies pour obtenir un effet dramatique. Dans ce cas-ci, nous avons décidé d’utiliser des extraits de nouvelles et des photographies amateurs. Dans le but de générer une combinaison d’impressions, les documents ont été soigneusement sélectionnés et manipulés pour avoir l’air réel et pour correspondre à l’apparence générale d’Alfredo. Lors du processus de montage, seules les séquences en mesure de faire passer un message particulier ont été sélectionnées, tandis que toutes les autres images ont été laissées de côté. Le film se devait d’être l’affirmation du monde qu’il cherchait à projeter, tout comme un documentaire traditionnel fait référence au monde réel. Alfredo Neri n’a pas appris ses dialogues par cœur ; pour créer dans les entrevues une impression de spontanéité et de réalité, il s’est plongé dans l’univers de son personnage, a appris à connaître tous les aspects de sa vie et de son rôle, puis a répondu à de véritables questions d’entrevue. Alfredo Neri n’est pas une vraie personne.

Le court métrage doit maintenir un équilibre entre le réel (le malaise face à l’Autre) et ce qui est projeté (l’induction de la peur) pour permettre au spectateur de remettre ouvertement en question ce qu’il voit. Un documentaire artistique peut contester les mécanismes des documentaires traditionnels en matière de vérité sans pour autant s’y soumettre. Cela procure à l’auditoire la confiance de s’interroger – par la trame narrative du film – sur la façon dont les choses sont présentées et de se demander, en fait, si elles devraient être tenues pour acquises. La peur y comprise.

La présentation
Comrade Alfredo Neri est montré dans le cadre d’un projet documentaire, dans un espace cinématographique ou un auditorium. L’image en mouvement est présentée en tant que « Partie 1 », tout de suite après l’exposé habituel de Khaled Ramadan sur la vidéo et son contenu, l’idéologie néonazie et la façon dont elle évolue et progresse dans le monde occidental, en particulier en Europe, sans être détectée par les médias traditionnels.

La question qui sous-tend les multiples volets de la présentation de l’œuvre est la suivante : comment les médias occidentaux voient-ils le mouvement skinhead et l’idéologie néonazie ? Nationaliste, transversal, fragmenté ? Selon la théorie de la « culture de la peur », qui compte parmi ses tenants des penseurs comme Frank Furedi, Noam Chomsky et Barry Glassner, pour n’en nommer que quelques-uns (4), un sentiment universel de peur préexiste et contribue à l’incitation quotidienne à la peur transmise par les médias et les politiciens, ce qui signifie que ces derniers, s’ils peuvent accroître le sentiment de menace imminente, ne sont pas à l’origine de sa production culturelle. Furedi, en particulier, fait porter la responsabilité de cette incitation à des voix anti-establishment, qu’il considère tout aussi complices dans l’exploitation des peurs (catastrophes écologiques, biopolitiques, domination culturelle) que les pouvoirs en place, qui bénéficient plus largement de la culture de la peur.

Néanmoins, les documentaires artistiques et leurs modes de présentation s’attaquent directement à l’importance – et à la création  – de l’histoire et de la mémoire publique, ainsi qu’à la subjectivité des personnes qui ont été des témoins ou des acteurs de cette histoire. Ici, le projet est poussé à ses limites. Habituellement, l’auteur de ces lignes est discrètement assis parmi les spectateurs. Il est l’artiste qui joue le rôle d’Alfredo Neri, porte-parole officiel du mouvement skinhead. Après avoir parlé pendant quinze à vingt minutes, Khaled commence à répondre aux questions de l’auditoire, y compris celles d’Alfredo, qui s’enquiert du documentaire et des motifs qui le sous-tendent. Au bout d’un certain temps, on lui demande de venir devant l’auditoire, et lui et Khaled révèlent la nature, le mode de réalisation et les motivations du film, qui est en réalité un « faux documentaire ». L’auditoire s’attend à voir la « Partie 2 » après la discussion, mais au lieu de cela, ce sont les spectateurs eux-mêmes qui constituent la « Partie 2 », c’est-à-dire la discussion, stimulée par le visionnement du film (« Partie 1 »). Les membres de l’auditoire posent habituellement beaucoup de questions et veulent se laisser convaincre davantage par le projet, parce que celui-ci est perçu comme étant troublant sur le plan de l’éthique (car on peut considérer qu’il accorde du crédit à l’extrémisme d’extrême droite et à sa stratégie) ou trompeur sur le plan créatif (car il n’est pas clair si le film porte sur l’extrémisme ou sur la représentation médiatique du phénomène). Les solides critiques adressées au film ont sans doute contribué à accroître l’intérêt qu’il suscite, ce qui constitue un effet du déploiement de ce que le cinéaste et critique John Grierson a appelé le « traitement créatif de l’actualité (5) ». Le fait de façonner et de traiter l’« actualité » en arrangeant des observations pour révéler le « réel » ne manque pas de générer un vaste éventail de questions entourant l’actualité elle-même.

La stratégie
De quelle façon la structure mentionnée ci-dessus comprenant un exposé, une projection et une performance contribue-t-elle à une transformation critique de l’approche courante face aux images en mouvement ?

La réponse de l’artiste face à l’état de peur de plus en plus généralisé qui envahit nos vies peut prendre des directions différentes. Dans le cas de la réalisation filmique et documentaire, le potentiel critique réside dans la subversion des éléments de construction filmiques, ce qui entraîne un paradoxe dans la pratique artistique : adopter une prétendue objectivité en tant qu’instrument formel afin de transmettre un point de vue hautement subjectif constitue exactement le même mécanisme qui est employé par les médias et les politiciens pour transmettre juste ce qu’il faut de peur pour faire passer leurs politiques en douceur. Nous vivons aujourd’hui dans une situation où « nous nous attendons à l’inattendu », où une anxiété collective liée à des menaces et des catastrophes imminentes, transmise tous les jours par les médias et les politiciens (mais pas exclusivement), réussit peu à peu à remplacer la guerre froide par une sorte de panique froide6. La peur s’installe comme une technique, mais elle doit néanmoins être saisie comme une occasion. Il s’agit ici de l’aspect renégociation, qui sera toujours nécessaire, cas par cas, pour s’approprier les outils et tenter de les utiliser autrement. Le mode de présentation que nous venons de décrire fait ressortir, par exemple, l’importance d’une culture de la présence (où des discussions ont lieu) par opposition à une culture de l’absence (où des opinions sont formées, habituellement devant la télévision), et la nécessité de susciter, par un contenu « trompeur » et « contraire à l’éthique », un questionnement sur ce que l’on expérimente en regardant des images en mouvement. Ces images devraient être exposées comme des campagnes de peur qui, avec le temps, contribuent à modifier nos actions et nos pensées.

De quelles façons l’approche fondée sur la peur employée dans le court métrage peut-elle être renégociée en une réflexion sur l’état de peur ?

Premièrement, par le caractère non absolutiste du film lui-même : il n’est jamais montré par lui-même sans une introduction, et surtout, sans la discussion finale et la « performance ». Deuxièmement, par le processus consistant à faire des spectateurs des « témoins » : regarder un film portant sur une question politique ou sociale, réalisé par un artiste, un documentariste ou un artisan des médias, est très différent que de regarder la même œuvre en y participant (« Partie 2 »), en ayant la possibilité de reconnaître que les personnes réelles sont aussi des acteurs, et pas seulement l’inverse.

La limite de ce type d’approche réside, de toute évidence, dans la possibilité d’une vaste distribution du projet et dans sa stratégie : un film qui se suffit à lui-même peut être gravé sur DVD, envoyé par la poste ou transmis par Internet, projeté partout et chaque fois que l’occasion se présente, tandis qu’un projet exigeant une performance possède un caractère lent, « physique » et coûteux parce qu’il implique un aspect organisationnel et présuppose un auditoire actif qui doit se rendre sur place et participer.

Une chose est claire : les spectateurs-témoins deviennent plus conscients des mécanismes de l’art et des stratégies médiatiques, car ceux-ci sont clairement révélés lors de la séance de discussion. Un véritable luxe à l’ère de la communication électronique. Ou, peut-être, une possibilité à considérer.

[Traduit de l’anglais par Isabelle Chagnon]

NOTES
1. Le documentaire a été tourné et monté au Danemark et en Suède à l’automne 2005, puis il a été présenté dans plusieurs salles européennes, dont l’Académie royale des arts de Copenhague (Danemark), le Musée d’art contemporain de Belgrade (Serbie et Monténégro) et le Centre d’art contemporain de Sarajevo (Bosnie et Herzégovine).
2. Khaled D. Ramadan, « Traumatic Event : Powerful Inteview », dans Goran Petrovic (dir.), Inquiry into Reality : The Disappearance of Public Space, catalogue d’exposition (Belgrade, Omen, 2007). Le texte de présentation du film réitère certaines des réflexions figurant dans cet article, lesquelles sont le résultat de nombreux échanges d’idées et discussions avec Khaled D. Ramadan. [Notre traduction, comme pour les suivantes, le cas échéant.]
3. Dirk Eitzen, « When Is a Documentary ? Documentary as a Mode of Reception », dans Cinema Journal, vol. 35, no 1 (automne 1995). Également cité dans l’article intitulé « The Treachery of Images » par Ethan de Seife (University of Wisconsin), un intéressant essai sur le faux documentaire accessible sur le site Web de CC Media Network, Inc., au www.spinaltapfan.com/articles/seife/seife7.html (consulté le 16 octobre 2007).
4. Entre autres publications : Frank Furedi, Culture of Fear : Risk Taking and the Morality of Low Expectation, Londres, Royaume-Uni, Continuum, 2005 ; Barry Glassner, The Culture of Fear : The Assault on Optimism in America, New York, Basic Books, 1999 ; et pratiquement toutes les publications récentes de Noam Chomsky, dont certains extraits sont accessibles à http ://www.chomsky.info/books.htm (consulté le 16 octobre 2007).
5. John Grierson, « First Principles of Documentary », dans Kevin Macdonald et Mark Cousins (dir.), Imagining Reality : The Faber Book of Documentary, Londres, Faber and Faber, 1996.
6. On peut trouver une explication plus élaborée de ce concept chez Paul Virilio, L’Art à perte de vue, Paris, Galilée, 2005.