Article | L’inclusion par l’informe : documenta 12, Kassel

Marie-Ève Charron

L’inclusion par l’informe : documenta 12, Kassel
Par Marie-Ève Charron

Une des préoccupations actuelles des biennales en arts visuels est de ne pas renforcer le schéma du centre et de la périphérie qui régit encore les relations des pays entre eux. Cette préoccupation croît en même temps que la mondialisation pénètre davantage les différents secteurs de l’activité humaine et que ses promesses d’ouverture et d’interdépendance ne se soldent souvent qu’en une accentuation des inégalités sociales, culturelles et économiques. Aussi, en tant que grand, voire gigantesque, rendez-vous des arts visuels appelé à jouer le rôle de barème en leur matière, les événements comme les biennales cherchent à faire état d’une représentation internationale plus juste et, par conséquent, à remettre en question les exclusions d’autrefois ou celles qui persistent aujourd’hui. Pari audacieux s’il en est, car le mode de diffusion, lui, reste en général calqué sur le modèle dominant hérité du passé, l’idée de réunir les plus grands constitue souvent encore le credo des événements d’aspiration internationale.

C’est justement à l’encontre de cette vision que la documenta 12 a voulu se définir cette année. Dans la foulée d’Okwui Enwesor, directeur de l’édition de 2002, les approches postcolonialistes ont été mises de l’avant par les organisateurs, Roger M. Buergel et Ruth Noack, afin d’attester de la pluralité des aires géographiques, rejetant le dualisme monolithique centre-périphérie. De là, ils ont aussi voulu délaisser la promotion de héros culturels, ces vedettes de la scène artistique mondiale contemporaine, au profit des figures marginales, voire anonymes. Aussi, conforme sans doute avec ce changement de ton, des questions plutôt que des noms ont été annoncées avant la tenue de l’événement. Dès décembre 2005, trois leitmotiv ont ainsi été lancés en guise d’axes thématiques pour préparer le terrain : Notre modernité est-elle notre Antiquité ? Qu’est-ce que la vie nue ? Éducation : que faire ?

Parmi ces interrogations, la première renvoie, précisait le directeur, au contexte dans lequel l’événement de la documenta a émergé, c’est-à-dire à la fin de la Seconde Guerre mondiale, afin de réconcilier l’Allemagne post-nazie – une Allemagne qui avait goûté âprement aux affres de la modernité et qui se trouvait alors désillusionnée – devant la modernité internationale. Aussi, la question Notre modernité est-elle notre Antiquité ? laisse entrevoir une position ambiguë face à la modernité, une situation qui se veut en dedans ou en dehors et, corollairement, une modernité toujours en cours ou achevée. La modernité, tenait aussi à rappeler le directeur, est également associée à la domination de l’Occident sur le monde et à la colonisation dont la géopolitique actuelle porte toujours les marques. D’où encore le malaise face à cette notion et la nécessité de la soumettre à la réflexion.

La solution proposée par les organisateurs ? Rapprocher, sans distinctions, des œuvres issues d’époques et de pays des plus diversifiés dans des espaces communs afin de révéler, dit le dossier de presse, « la migration des formes ». L’hypothèse alors avancée est celle d’un mouvement de mondialisation qui aurait précédé la modernité. Ainsi, un tapis anonyme du 19e siècle du nord-ouest de l’Iran était tendu sur le mur derrière une œuvre récente de l’artiste allemande Cosima Von Bonin, une installation mêlant vocabulaires pop et minimaliste. Entre les deux, impossible de cerner un écho formel ; plus difficile encore de reconnaître une parenté thématique, un enjeu commun.

En plus de provoquer des rapprochements aussi détonnants, les organisateurs n’ont pas voulu contextualiser les œuvres ni les introduire par des notions théoriques, par crainte disaient-ils de « fixer » leur signification et d’empêcher les visiteurs d’en faire pleinement l’expérience esthétique. De fait, il n’était pas surprenant de constater que les trois leitmotiv proposés par les organisateurs ne résonnaient que de très loin au sein de l’exposition qui, de là, échouait à démontrer clairement son propos, ses intentions. Certes, les discussions à caractère théorique, les débats et les réflexions liés aux œuvres, ont néanmoins eu lieu, mais en parallèle, dans une partie distincte de la documenta-Halle(1)1. Que comprendre alors du souhait formulé par Buergel de concevoir l’exposition comme un « médium » dans la mesure où il refuse de rendre manifeste la justification qui sous-tend ses choix et l’organisation des œuvres ensemble ? C’est que, en prétendant que « la grande exposition n’a pas de forme(2)2 », il laisse entendre que la médiation qu’est l’exposition n’a pas à afficher de direction. Mais ne pas avoir de forme n’est-il pas déjà un parti pris ? C’en est un, justement, et il est d’autant plus redoutable qu’il prête à l’art une certaine autonomie.

Au mieux, ce parti pris conduisait effectivement à désenclaver certains réflexes de réception chez les visiteurs, à désarticuler complètement l’exposition comme récit structurant et structuré. Ainsi, les éléments construits de Charlotte Posenenske, les peintures formalistes hard edge de Poul Gernes et les sculptures minimalistes de John McCraken, toutes des œuvres des années 1960, se retrouvaient un peu partout dans les six lieux de l’événement. Le travail de ces artistes, forcément, bénéficiait alors de plusieurs éclairages, car chacun des contextes apportait des conditions de présentations différentes, exploitant ici l’ambiance feutrée d’œuvres anciennes ou récentes, là le climat austère des murs sombres. Somme toute, cela démontrait que le contexte de présentation n’est pas neutre, que chaque œuvre voit sa portée changer en fonction des autres qui partagent son espace.

Des œuvres souffraient toutefois d’une absence de présentation, comme The Zoo Story (2007) de Peter Friedl. Il s’agit d’une girafe empaillée qui vient du zoo de Qalquiliyah où elle a soudainement trouvé la mort le 2 août 2002 lorsque l’armée israélienne a envahi la ville dans la foulée de la Seconde Intifada. Sans cette mise en contexte, le spectateur passera à côté des enjeux sociopolitiques rattachés à cette œuvre. Si le catalogue(3)3 fournit l’explication, il reste que l’audioguide, lequel est désormais l’outil d’information le plus souvent emprunté par les visiteurs, se taisait sur le sujet. Dans cette bande sonore(4)4, là où, finalement, Buergel se commet en assumant la narration de l’exposition, il dit préférer ne pas commenter du tout cette girafe, sinon de faire remarquer qu’elle s’harmonise avec le motif fleuri du tapis iranien à proximité !

Militantisme d’hier et d’aujourd’hui
Du reste, parmi les préoccupations partagées par les artistes de cette documenta, le conflit israélo-palestinien ressortait dès lors comme une des composantes qui faisait la cohérence de l’exposition. Cela se traduisait notamment par plusieurs photographies de type documentaire ou journalistique, lesquelles se tournaient aussi vers d’autres coins du monde, comme l’Afrique du Sud avec David Goldblatt et la République démocratique du Congo avec Guy Tillim dont la série d’images en couleur s’arrêtent sur les premières élections libres présidentielle et parlementaire en 40 ans avec des cadrages judicieusement décalés par rapport à l’action, révélant une violence sourde.

C’est l’Argentine et son contexte sociopolitique de la fin des années 1960 qui sont pris en compte avec le projet du Grupo de Artistas de Vanguardia, un collectif d’activistes qui ont dénoncé la paupérisation de la province de Tucumán à la suite de la fermeture de l’usine de sucre. Photographies noir et blanc, articles de journaux et banderoles arborant des slogans qui constituaient l’exposition Tucumán Arde de 1968 sont représentés à Kassel en 2007. Si cela a l’avantage de faire connaître l’art d’avant-garde argentin, qui en est un politique, social et communautaire, l’exposition actuelle tente aussi d’aller plus loin avec un texte de présentation – un des rares à accompagner les œuvres dans les salles d’exposition – de Graciela Carnevale, membre du collectif, qui soulève une réflexion sur le statut des archives et des documents entourant les interventions artistiques de cette nature.

D’ailleurs, et c’était là un bon coup des organisateurs, la présence tout au long de l’exposition d’œuvres moins récentes exploitant les stratégies du photomontage, du documentaire et de l’appropriation d’images médiatiques donnait un arrière-plan historique aux représentations artistiques récentes consacrées à l’actualité. C’est ainsi qu’il fallait (re)voir l’excellente série de Martha Rosler, The Bowery in two inadequate descriptive systems (1974-1975). Cette œuvre, à elle seule, faisait la brillante démonstration que les mots et les images sont des systèmes de représentations toujours inadéquats, c’est-à-dire des médiatisations forcément dépourvues de neutralité, qui découpent la réalité, en fait, qui la construisent. Notable d’ailleurs pour cette édition, la présence de nombreuses femmes artistes qui ont marqué par leurs travaux les années 1960 à 1980, telles que Lee Lozano, Louise Lawler, Tanaka Atsuko, Trisha Brown, Jo Spence et Mary Kelly. Heureusement, avec des œuvres, entre autres, de Mária Bartuszová, des sculptures d’allégeance surréaliste à rapprocher de celles de Louise Bourgeois, et de Lotty Rosenfeld, des interventions activistes dans l’espace public à Santiago de Chili, l’expo faisait aussi place à des figures en marge de l’histoire officielle des décennies en question.

Si plusieurs œuvres s’attardaient sur le sort des laissés-pour-compte, d’autres, également réussies, questionnaient des pratiques de la manipulation de l’information, un thème en phase avec l’actualité. Il en était ainsi de l’installation Phantom Truck (2007) de Iñigo Manglano-Ovalle avec sa réplique grandeur nature d’un camion contenant des armes de destruction massive décrit en 2003 par le secrétaire d’État américain Collin Powell aux Nations Unies pour justifier une intervention militaire en Irak. Tout en noir, présenté dans une salle peinte en noir et plongé dans l’obscurité, le dispositif, malgré ses dimensions imposantes, donnait l’impression d’être un fantôme dont la présence se sent, mais ne peut pas être prouvée. Cela traduisait alors efficacement le travail de mystification fait autour des armes en question, desquelles finalement il n’a pas été possible de dire qu’elles avaient vraiment existé. Commentant également une certaine culture du secret et du complot, l’œuvre Top Secret (1989) du Bulgare Nedko Solakov retenait aussi l’attention. L’artiste a réuni et reproduit sur fiches les faits, chroniques, anecdotes autour de son travail d’informateur pour les services secrets bulgares lorsqu’il était jeune, au début des années 1980. Tandis que le fichier de style vieillot se trouvait sous verre, une vidéo montrait l’artiste relatant le contenu des fiches ; par l’esbroufe et l’humour, l’œuvre désamorce la rigidité du système bureaucratique communiste tout en prenant appui sur l’héritage conceptualiste.

Nettement moins nombreuses que lors de l’édition de 2002, les vidéos, par ailleurs, constituaient les œuvres à ne pas manquer de cette documenta. De plus, il s’agissait souvent de présentations inédites, comme celle d’Harun Farocki, de James Coleman et de Dias & Riedweg – dont on pouvait voir aussi l’excellent Voracidad Máxima (2003) – avec Funk Staden (2007). Composée de trois écrans, l’installation vidéo pose un parallèle entre les récits d’exploration de Hans Staden, né et mort à Kassel au 16e siècle, relatant les pratiques anthropophagiques des Tupinambás, tribus guerrières d’Amazonie, et des rituels actuellement pratiqués dans les favelas de Rio de Janeiro. Une autre vidéo remarquable, celle d’Artur Zmijewski intitulée Them (2007). De facture documentaire, l’œuvre montre le déroulement d’un atelier organisé par l’artiste en Pologne au cours duquel il a réuni quatre groupe d’allégeances politiques et idéologiques différentes. Pendant les semaines où ils se rencontrent, les participants sont appelés à confronter leurs idées par l’entremise de slogans et de représentations qu’ils auront fabriqués. L’atelier tourne mal lorsque les tensions sont avivées par le durcissement des positions de chacun. Même symbolique, la violence qui est exposée au sein de la bulle créée par l’artiste traduit de manière troublante celle qui rugit sournoisement à l’échelle de la société polonaise et, sûrement aussi, de plusieurs autres sociétés.

Aux côtés de la vidéo, plus nombreux étaient les peintures sur bâches, les dessins, les œuvres textiles et les broderies, une dominante certaine de cette édition qui, en intégrant des œuvres d’Asie et d’Inde datées du 17e ou du 18e siècle, mais aussi des plus récentes, ouvrait la porte à des pratiques artistiques traditionnelles, voire artisanales. C’était là un choix qui pouvait être instructif, mais pas toujours des plus stimulants. Évitait cet écueil Recording 2006, chang’an street (2006), une œuvre du Chinois Lu Hao qui combine stratégie conceptuelle et peinture réaliste basée sur une technique traditionnelle chinoise. L’artiste a peint à l’encre sur soie les bâtiments qui se trouvent sur la rue chang’an qui traverse Beijing et qui sépare la Cité interdite de la Place Tian’anmen. D’une grande minutie, les dessins juxtaposés en frise font voir les transformations rapides de Beijing et l’accélération des nouvelles constructions depuis que la ville a été sélectionnée pour les Jeux Olympiques de 2008.

Entremêlant aussi tradition et modernité, et en cela peut-être, répondant éloquemment à un des leitmotiv de la documenta énoncé plus haut, l’artiste chinois Ai Weiwei a réalisé une installation surprenante à l’extérieur du Pavillon-Aue à partir de composantes architecturales abandonnées, des portes et des fenêtres issues de la destruction des temples chinois des dynasties Ming et Qing. À la plus grande satisfaction de l’artiste, l’installation de 12 mètres de haut s’est effondrée au sol après le passage d’une tempête au début de la documenta5. Entre affaissement et évolution vers le ciel, la structure semblait alors battre l’air de ses lourds volets de bois comme si le caractère monumental de l’architecture traditionnelle et l’état actuel de ruine et de vestige coexistaient.

Mais c’est somme toute pour une Chine tournée vers l’avenir que parlait l’artiste avec son autre projet réalisé dans le cadre de la documenta, Fairytale (2007), dont le titre fait référence à l’œuvre des frères Grimm auquel Kassel a consacré un musée. C’est qu’Ai Weiwei a voulu donner des airs de contes à la vie de 1001 Chinois jamais sortis de leur pays, en les invitant à séjourner dans la ville de la documenta durant une partie de l’événement. Pour chacun de ces visiteurs pas ordinaires dont la portée d’un déplacement n’a rien de simple ou de banal, l’artiste avait placé une chaise chinoise traditionnelle en bois dans les espaces d’exposition. Comme des témoins d’un autre temps, ces présences anachroniques étaient notamment disposées en rangées dans la seule pièce aux murs blancs, dans le Pavillon-Aue. Des places qu’il fallait absolument essayer pour changer de position, au sens figuré, mais aussi littéralement, en se retrouvant face à l’unique fenêtre de l’événement ouverte vers l’extérieur.

Malgré quelques dispositions fort agaçantes dans la conception de l’ensemble de l’exposition, cette édition de la documenta aura finalement montré le souci de présenter quelques œuvres exigeantes et pris le risque de trancher avec le côté glamour attendu parfois de ces événements de grande envergure.

NOTES
1. Le premier espace de la documenta-Halle se voulait une aire de rencontre là où se tenaient régulièrement des discussions et des lectures avec de nombreux invités au cours des semaines. Un volet éducatif a fait également l’objet de beaucoup d’attention et d’une importante promotion tout au long de l’événement.
2. [...] the big exibition as no form. [Notre traduction] Roger M. Buergel et Ruth Noack, documenta Kassel 16/06 – 23/09 2007, catalogue de l’exposition, Kassel, documenta und Museum Fridericianum et Veranstaltungs-GmbH, 2007, p. 11.
3. Le catalogue ne réserve que quelques lignes pour une sélection des œuvres présentées, lesquelles suivent, par ordre chronologique et alphabétique, le bref mot d’introduction des organisateurs. À l’évidence, la réflexion théorique a plutôt été développée au sein du projet documenta magazines piloté par Georg Schöllhammer. À travers un site Internet et trois publications papier, documenta magazines a mis en réseau une centaine de revues d’horizons différents et leur auteurs. En cela, les commissaires déléguaient et décentralisaient la direction théorique de l’événement. http://magazines.documenta.de/frontend/.
4. Disponible sur le site web de l’événement : www.documenta.de.
5. AFP, « Une œuvre de Ai Weiwei à la Documenta s’effondre sous la tempête », www.aujourdhuilachine.com/article.asp?IdArticle=3475.

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