Article | Gérald ou la vie d’artiste

Laurent Buffet

Gérald ou la vie d’artiste
Par Laurent Buffet

Dans le hall d’entrée du Palais de Tokyo, Gérald a posé son vélo, son sac à dos, sa tente. Il a étalé ses classeurs sur de petites tables en bois.

Le visiteur se déchausse, s’assied, tourne une à une les chemises en plastique : notes, photographies, dessins, plans, cartes de visite, lettres administratives, déclarations d’impôt, plaquettes publicitaires, phrases d’auteurs illustrent et commentent la biographie de l’artiste. Posés sur un surface, quelques bijoux fabriqués à partir d’objets glanés dans des fonds de poubelles. Gérald est à côté, il s’agite, se déplace, hèle les passants. Lorsque quelqu’un s’arrête, il lui raconte sa traversée du Japon à bicyclette accomplie deux ans plus tôt, son métier de Père Noël, celui de concierge-réceptionniste-standardiste au conservatoire de musique d’Annecy, ses activités de disque-jockey, son service militaire. Gérald expose sa vie.

La vie conçue comme une œuvre d’art : une idée aussi vieille que la bohème, née en France durant la première moitié du 19e siècle, dans les milieux artistiques et littéraires d’avant-garde. Marc Partouche la décrit comme « une forme de sociabilité inédite dont l’une des caractéristiques est de fondre en une même temporalité vie et œuvre, attitude et mode de vie, conception artistique et existence(1). » En 1845, avec ses Scènes de la vie de bohème, Mürger racontera le quotidien de ces hommes sans moyens qui refont l’art et le monde sous des mansardes mal chauffées. L’esprit bohème traverse la seconde moitié du 19e siècle, puis se prolonge jusqu’au 20e avec Dada, le surréalisme, le situationnisme, Fluxus. Chacun de ces mouvements réaffirme, à sa manière, le refus de considérer l’art comme une pratique séparée de la vie, d’embrocher le génie des formes sur les cimaises des galeries et des musées.

Par ces temps de mondialisation, la bohème de Gérald est sortie des périmètres urbains où se confinaient ses pairs, pour renouer avec des espaces plus vastes : horizon du peuple sans terre qui lui a donné son nom. Derrière le vélo qui le déplace d’un bout à l’autre de la France, de l’Italie ou du Japon, il accroche un chariot à provisions dans lequel il entasse des rebuts récupérés dans des poubelles. Ce chiffonnier nomade ne se contente pas d’arborer les signes de la pauvreté, il en subit aussi parfois les risques. Au Japon, il apprend que la récupération de canettes vides, pratiquée par les sans-abri de la capitale, a récemment été interdite par certaines municipalités d’arrondissements, qui ont ainsi créé un délit de « vol de poubelles ». Loi absurde que l’artiste s’amuse à consigner, à côté d’une photographie où on le voit à l’œuvre, au sommet d’une benne à ordures dans un quartier de Kyoto. Les objets récupérés lors de ces voyages n’ont pas pour seule destination d’encombrer les salles des galeries et des musées. La transfiguration du banal chère à Arthur Danto opère souvent, sur eux, de manière bien imparfaite. Lors de ses étapes dans les pays qu’il visite, il arrive à Gérald d’improviser une exposition dans la rue ou sur une place de marché, livrant ainsi ses objets au regard des passants privés des signes conventionnels du « Monde de l’art ». Au Japon, il présente ces fonds de poubelles devant la vitrine d’un magasin d’articles ménagers. Un dialogue de sourd s’instaure, un moment, entre la marchandise et le rebut, entre l’activité du commerçant et celle de l’artiste. Puis Gérald remballe ses affaires, chevauche son vélo et poursuit sa route.

Portrait de l’artiste au travail
Chacune de ces actions est photographiée et parfois commentée au moyen d’une petite phrase. Celle-ci, tirée d’une conversation, met en évidence le malentendu sur lequel repose, au regard des normes habituelles, l’activité d’un homme qui ne semble pas avoir d’autre souci que de répertorier les menus détails de son existence : « La nouvelle serveuse me demande si j’ai un but dans la vie ». Le but principal de Gérald, dans la vie, c’est de vivre et d’en rendre compte : tautologie que ne pourront jamais comprendre ni apprécier ceux qui pensent devoir amasser de l’argent, des titres, s’accomplir dans des projets professionnels. Gérald se lance dans les expériences comme il plonge dans les poubelles, sans rechercher l’exception ni le moment de grâce. Il se contente de peu. Quelles que soient ses activités, chacun de ces instants de vie ordinaire peut trouver sa place dans les dossiers qu’il constitue.

Lorsqu’il se fait embaucher comme disque-jockey dans un palace genevois, il n’a pas d’autre ambition que d’accomplir, au mieux, la tâche qui lui est assignée. On comparera sa démarche à celle d’une Sophie Calle, qui se fait employer comme femme de chambre afin de se détourner de ses fonctions en photographiant, à leur insu, l’intimité des clients qu’elle est sensée servir. Rien de semblable dans la manière dont Gérald aborde son travail : il sera disque-jockey, c’est tout... ou presque. À côté des photographies officielles de l’établissement, qui représentent les espaces somptueux dans lesquels vaque une clientèle riche, quelques clichés maladroits montrent une cuillère enfoncée dans une boîte de conserve : le repas de l’artiste. Constat anodin, pour ne pas dire trivial, sur l’inégale répartition des richesses, mais qui suffit à rappeler que quelqu’un est là qui ne vit pas seulement de son emploi, mais observe et répertorie aussi les menus faits du quotidien. La différence entre l’employé modèle et l’artiste qui loue ainsi ses services est infime, mais importante : tandis que l’un se contente d’empocher son salaire, l’autre accumule des documents et des images. Il fait de sa vie une représentation. Le geste pourrait sembler insignifiant s’il ne modifiait, par le simple déplacement qu’il opère, la vision que l’artiste porte lui-même sur son existence, vision qui lui fournit à son tour l’énergie nécessaire de poursuivre son œuvre. Jeu dialectique entre une vie qui se représente et une représentation qui nourrit et enrichit la vie. On pense évidemment à la phrase fameuse de Robert Filliou : « L’art c’est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art. »

Par l’intermédiaire de ce second degré qu’introduit, dans sa vie, le recours à la représentation, Gérald peut entrer dans tous les rôles, aussi ordinaires et contraignants soient-ils, sans entamer sa liberté. Son année de service militaire n’est pas perdue, dès lors qu’une photographie le représente entouré de ses compagnons de régiment, et qu’il peut la glisser dans l’un de ses classeurs. Il n’hésitera pas non plus à se faire embaucher comme gardien de musée, à l’occasion d’une exposition où il est lui-même invité, bénéficiant ainsi d’un salaire et d’un nouveau rôle à endosser. Dans cet exercice qui consiste à parodier les fonctions sociales tout en les exécutant de la manière la plus stricte, à mimer la vie du quidam tout en la vivant, l’artiste perd un peu de son adhérence à la réalité, sans toutefois s’en détourner. À la différence de Zelig, ce personnage de Woody Allen qui, tel un caméléon, change d’aspect en fonction de son environnement, Gérald n’est jamais tout à fait ce qu’on lui demande d’être, son travail de recensement le préservant d’une identification trop complète aux fonctions qu’il occupe. Aliéné, Zelig adopte l’apparence de son milieu ; à l’inverse, revendiquant sa liberté d’artiste, Gérald se défend des cadres identitaires que la société lui assigne en les intégrant dans ses catalogues d’images. Retournement qui fait soudain de l’employeur un employé, d’une contrainte alimentaire l’expression souveraine d’un choix artistique. Ainsi, il peut collectionner les cartes de visite, présenter ses services dans différentes fonctions : il ne fait qu’anticiper une demande qu’il se plaira ensuite à détourner.

Dans le catalogue consacré à sa période genevoise, on peut lire cette phrase, figurant sur une couverture de bande dessinée : « What do people do all the day ? » (Que font les gens tous les jours ?) Jour après jour Gérald s’emploie, par les images qu’il fait ou qu’il collecte, à répondre à cette question. Dès lors que le travail occupe la majeur partie de l’existence d’un homme, cette question devait nécessairement en appeler une autre : est-il bien nécessaire de travailler pour vivre ?

Portrait de l’artiste au chômage
Le travail salarié a deux fonctions principales : subvenir aux besoins matériels des individus au moyen d’une gratification financière et, de manière plus voilée, soulager ces individus du difficile problème qui consiste à savoir comment utiliser leur temps. Dans un petit livre intitulé Qu’il n’y a pas de problème de l’emploi (2), Renaud Camus aborde ce sujet de manière intéressante : selon lui, la question de l’emploi, qui se pose de manière si insistante dans les sociétés contemporaines, avant d’être un problème économique, est un problème de temps, d’usage du temps. Dans un monde où la technologie pourrait, en partie, libérer l’homme de la malédiction biblique du travail, le souci dans lequel des millions d’hommes se trouvent d’acquérir un emploi devrait s’effacer devant cet autre : comment utiliser mes loisirs ? Dès le début des années 1950, les situationnistes ont tenté de répondre à cette question, en affirmant, par leur refus du travail, leur volonté de rester les seuls acteurs et créateurs de leur propre vie. Depuis, le problème réapparaît parfois, comme dans l’ouvrage que je viens de citer, pour aussitôt disparaître sous les inflexions du bon sens besogneux.

L’activité artiste est l’exemple le plus caractéristique des possibilités offertes à l’homme d’utiliser son temps hors des grilles horaires obligatoires. Celui qui voue sa vie à une œuvre n’éprouvera que rarement le besoin psychologique d’ingurgiter le temps prémâché du travail salarié. Il préférera souvent se consacrer à son art, au risque de la pauvreté, que d’avoir à endosser un emploi d’un intérêt souvent médiocre. Nietzsche le disait : « [...] il est des hommes rares qui préfèrent périr plutôt que de travailler sans que leur travail leur procure de la joie : ils sont minutieux et difficiles à satisfaire, ils ne se contentent pas d’un gain abondant, lorsque le travail n’est pas lui-même le gain de tous les gains. De cette espèce d’hommes rares font partie les artistes et les contemplatifs de toute espèce, mais aussi ces désœuvrés qui consacrent leur vie à la chasse, aux voyages ou bien aux intrigues d’amour et aux aventures (3). » Même si les besoins financiers l’obligent parfois à louer ses services, Gérald ne semblerait pas pouvoir se satisfaire d’une vie d’employé. Il critiquera ainsi l’assujettissement auquel peut mener l’activité salariale, en rapportant cette déclaration d’un directeur de syndicat patronal japonais : « Je veux des salariés qui n’aiment pas seulement faire un travail agréable, ce qui est le cas de tout le monde, mais qui soient également heureux de faire le sale boulot. » Critique, plus large, de la division du travail, lorsqu’il affirme lui-même ne pas vouloir « réduire l’activité humaine à un emploi, à une place ». Quand on lui demande pourquoi il a choisi le métier de Père Noël qu’il exerça dix ans, il répond que c’est le seul qui vous laisse « tranquille les 364 jours restants ». Alors, durant les longues périodes de vacances qu’il s’offre entre deux emplois, il s’inscrit au chômage ou au RMI. Détournant le sigle de l’ANPE qui lui envoie ses indemnités mensuelles, il note derrière chaque lettre le syntagme de son propre programme : « A  : agencements, N : neo, P : pœtics, E : experiencents ». De la même manière, il substitue au mot « chômeur » qui figure sur un courrier des ASSEDIC, celui d’« expérienceur ». Gérald reçoit ces aides sociales comme le salaire dû au bon plaisir qu’il éprouve à vivre sa vie d’artiste, attitude qu’il partage sans doute avec un nombre considérable d’anciens étudiants aux Beaux-Arts, mais qui pour une fois est déclarée, revendiquée comme telle. Ce droit de poursuivre des activités peu lucratives, tout en continuant à percevoir un minimum d’argent, sera affirmé de façon exemplaire dans une demande de subvention adressée à la Drac.

En s’appuyant sur une proposition défendue par des économistes, consistant à remplacer les aides sociales par un revenu universel d’existence, Gérald envoie un courrier à la Direction Régionale des Affaires Culturelles, lui demandant de bien vouloir lui allouer la somme de 6 000 euros. Cette somme est l’équivalent de ce revenu étalé sur une période d’un an, soit 500 euros par mois. En l’absence de mesures gouvernementales, Gérald demande à l’institution une compensation symbolique que cette dernière lui accordera. Le voici ainsi libre, durant une année, de poursuivre son œuvre qui est sa vie, en recevant du ministère de la culture ce que celui des affaires sociales et du travail refuse encore de lui accorder. Ce tour de passe-passe, que l’on pourrait interpréter comme un nouvelle manifestation de l’opportunisme qui gangrène parfois le milieu de l’art contemporain, me semble toutefois relever d’une démarche bien différente. En s’appuyant sur des thèses et un programme social cohérents, la demande de Gérald s’inscrit dans le champ d’une revendication utopique : celle d’un monde où les hommes pourraient tous, s’ils le souhaitaient, disposer de leur temps et accéder ainsi à une véritable autonomie.

L’artiste en artiste
C’est sans doute par ce rôle exemplaire que le travail de Gérald interpelle et séduit. Car cette vie dont il a fait son œuvre n’est pas très éloignée, en somme, de beaucoup qui se vivent dans le plus strict anonymat. Les images au cadrage incertain où il se met en scène appartiennent au répertoire commun des photographies de souvenirs, des clichés vacances. Une de ces photographies nous le montre en compagnie de son chat, dans son appartement ; celle-là, au bord d’un lac, avec quelques années de moins. Dans ces vues sans effet dont il n’est pas toujours l’auteur, obstinément semblables à celles de l’imagerie populaire, Gérald nous raconte les étapes d’une vie identique à tant d’autres. Et l’on songe à ce personnage de Kafka, Joséphine, la cantatrice du peuple des souris, dont le chant n’a pas plus de relief que le sifflement de la foule. « Mais si ce n’était que le sifflement de tous les jours, nous dit le narrateur, on a tout de même affaire ici déjà à cette singularité de quelqu’un qui se plante là en grande pompe pour ne rien faire que de banal. Casser une noix n’a vraiment rien d’un art, aussi personne n’osera rameuter un public pour casser des noix sous ses yeux afin de le distraire. Mais si quelqu’un le fait néanmoins et qu’il parvient à ses fins, c’est qu’il ne s’agit pas simplement de casser des noix. Ou bien il s’agit en effet de cela, mais nous nous apercevons que nous n’avions pas su voir qu’il s’agissait d’un art, à force de la posséder trop bien, et qu’il fallait que ce nouveau casseur de noix survienne pour nous en révéler la vraie nature – l’effet produit étant peut-être même alors plus grand si l’artiste casse un peu moins bien les noix que la majorité d’entre nous(4). »

Lorsqu’il casse ses noix, Gérald ne s’y prend pas toujours mieux que la plupart d’entre nous. Et pourtant, avec cette maladresse digne de Joséphine, cet anti-professionnalisme qui est son style, il explore aussi de nouvelles manières de briser les coquilles identitaires et temporelles sur lesquelles repose l’organisation de la société. Ce faisant, on peut certes se demander si Gérald ne cherche pas à introduire, dans le milieu de l’art, des procédés que la télévision exploite depuis quelques années. Cette recension quotidienne ne rappelle-t-elle pas les rapports journaliers sur ces personnes qui, en livrant leur intimité aux caméras, espèrent ainsi accéder à une célébrité sans contenu ? Gérald ne ferait-il pas, en somme, son propre reality show ? Soit, mais à ceci près qu’il est le seul scénariste de sa publicité, le seul maître du jeu qu’il instaure, et qu’il en a lui-même choisi la forme. Cette mise en image de sa vie ; les stratégies qu’il développe afin d’échapper à toute emprise ; sa volonté, par ces moyens, d’explorer un espace de liberté que la société tendrait sinon à lui refuser, donnent précisément un contenu à la publicité qu’il se fait. Gérald invente un autre rapport à l’existence qui s’exhibe sous la forme fragile, brouillonne et nomade de ces classeurs qu’il transporte d’un lieu à l’autre, comme un représentant de commerce dont le produit serait la vie. Vie d’un artiste dont l’art repose sur ces simples gestes de déplacements, mais qui offre en même temps à chacun des clefs pour reconquérir la sienne. Témoignage modeste d’une grande ambition : pensiez-vous réellement que l’utopie était morte ?

NOTES
1. Marc Partouche, La lignée oubliée (bohème, avant-gardes et art contemporain de 1830 à nos jours), Paris, Al Dante, 2004, p. 13.
2. Renaud Camus, Qu’il n’y a pas de problème de l’emploi, Paris, POL, 1994.
3. Friedrich Nietzsche, Le gai savoir, dans Œuvres, Paris, Robert Laffont, 1993, p. 78.
4. Kafka, Un Jeûneur et autres nouvelles, trad. de Bernard Lortholary, Paris, GF Flammarion, p. 91.

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