Article | Récits d'artistes

Marilou St-Pierre

Récits d’artistes
Regards sur les débuts de six artistes canadiens (entrevues)

Dans l’optique d’une réflexion sur le passé, nous nous sommes interrogés sur les premiers points d’ancrage de l’artiste au sein de sa profession. Nous avons donc souhaité rencontrer six artistes installés au Québec et bien établis dans le paysage artistique contemporain afin de les interroger sur ce que l’on serait en droit de nommer « leur naissance en tant qu’artiste », Raymonde April, Robert Saucier, Evergon, Rober Racine, David Elliott et Lyne Lapointe ont tous accepté de se prêter à l’exercice nous racontant comment furent initialement créés leurs univers artistiques. Ils portent ainsi un regard rétrospectif sur les fondements de leur personnalité artistique, de leur pratique, de leur art, de leur carrière.

Raymonde April : De la fin d’un cycle jusqu’à ses débuts

Depuis 1990 jusqu’à tout récemment, Raymonde April s’est elle-même penchée sur les débuts de sa pratique artistique, réactivant des images depuis longtemps réalisées lors de différentes expositions comme Les fleuves invisibles et Tout embrasser. Cette démarche, d’autant plus intéressante que le médium photographique évoque par sa nature indicielle les notions de la mémoire et du souvenir, répondait à un besoin de l’artiste de faire retour sur son propre passé artistique. « Comme photographe, à un certain moment, on accumule tellement d’images que j’avais l’impression de refaire sans cesse les mêmes. Je me suis questionnée sur le passage du temps, sur la répétition. C’était possiblement aussi la conscience d’une évolution de ma pratique et de la fin d’une partie de celle-ci. Avec la technologie numérique qui est de plus en plus présente, une certaine forme de photographie devient de plus en plus obsolète et menacée par l’évolution de la technique elle-même. C’était une sorte d’attachement à cette forme-là avant qu’elle ne disparaisse de ma pratique personnelle. C’est comme si, pour moi, c’était la fin d’un cycle. Je passe maintenant à autre chose. »

Cela dit, ce « cycle » a ses débuts. C’est sans se « projeter dans l’avenir » que Raymonde April commence ses études à l’Université Laval dans la ville de Québec en 1973. Son désir de devenir artiste, bien ancré dans le présent, se suffisait à lui-même. Parallèlement au travail résultant de sa formation universitaire, Raymonde April développe alors une pratique singulière de la photographie. C’est cette pratique qui finira par être au centre de ses intérêts artistiques. « J’ai réalisé à un certain moment que ce que je faisais était un langage artistique. Ce n’étaient pas mes professeurs qui me l’avaient dit. J’ai ainsi créé mon espace à moi puisque je ne peux pas dire que l’enseignement que j’ai reçu me parlait. » Les cours d’arts visuels donnés à l’Université Laval sont alors largement teintés des pratiques d’art actuelles de l’époque, soit le minimalisme, l’art conceptuel et la peinture formaliste. Le peu de cours en photographie dispensés par cette institution étaient liés aux arts appliqués et à la communication graphique. C’est donc dans un esprit d’opposition au corpus institutionnel, comme c’est le cas pour plusieurs autres artistes de l’époque, que s’est définie a priori la pratique artistique de Raymonde April.

Si le cadre académique n’est pas déterminant dans la formation de la jeune artiste, le milieu de vie et les gens qu’elle rencontre lors de ses études ont un impact important sur son parcours. En 1973, elle cofonde la Comme galerie avec d’autres étudiants de l’université. Puis, en 1978, elle participe à la création de la Chambre blanche, un des premiers centres d’artistes autogérés au Québec. Il se tisse alors autour d’elle un réseau, une communauté d’artistes (entre autres, Serge Murphy, Michèle Waquant, Pierre Gosselin, Raymond Lavoie et Gilbert Boyer) dont l’influence sur sa production artistique est considérable. « Le milieu des centres d’artistes m’a permis de voir ce qui se faisait ailleurs, de participer à des réflexions en collectif, de côtoyer différentes approches multidisciplinaires. Ce mélange, ce confluent de toutes ces formes d’art a été très fécond pour une pratique comme la mienne qui se nourrit d’une approche théâtrale, narrative, performative. Ça m’a aussi proposé des sujets puisque j’étais constamment entourée de “personnages”... » Le milieu des centres d’artistes lui offre également une tribune pour exposer son art. Appuyé et reconnu par les artistes qui l’entourent, le travail de Raymonde April prend rapidement sa place dans le paysage artistique d’alors. Quatre ans seulement après sa première exposition à la galerie Powerhouse, on lui propose de présenter son travail au Musée d’art contemporain de Montréal. Si, comme chez la plupart des artistes, les premières œuvres d’étudiantes de la photographe passent inaperçues, le chemin de la reconnaissance ne sera pas dans son cas long et tortueux. Cette légitimation précoce par une institution artistique reconnue permettra en effet à l’artiste d’élargir son espace de diffusion et d’accroître la visibilité de ses œuvres.

Cependant, la pratique photographique de Raymonde April ne correspondait pas à ce qui était « communément admis » pour ce médium. S’écartant d’une esthétique documentaire très prégnante à l’époque, son travail ne s’inscrivait pas non plus dans ce que le milieu des arts visuels offrait habituellement à voir. « Mon travail était le résultat d’une certaine innovation par rapport à ce qui existait. Ma force a toujours été de me créer un espace propre et de ne jamais me mesurer à d’autres. Je ne dis pas que c’était facile, mais j’ai été tellement libre ! Je vois aujourd’hui mes étudiants à Concordia qui sont obligés de composer avec tout ce qui se fait en photographie. Ils doivent être conscients de tout cela et ils sont obligés de trouver leur propre langage par rapport au travail des autres. Puis après, tout le monde va leur dire : “ça ressemble à telle chose ou à telle autre”. Moi, je n’avais pas à vivre ce “conflit de génération” Je n’avais pas à me mesurer avec personne... Il n’y avait rien. La voie était libre. »

Récipiendaire du prix Paul-Émile Borduas l’automne dernier, Raymonde April avoue que cette reconnaissance lui aura permis de réfléchir longuement sur ses débuts en tant qu’artiste et de clore ce cycle dont elle parle. Cette « première étape » maintenant derrière elle, l’artiste, présentement en résidence à New York, s’habitue lentement à un nouvel espace, à une nouvelle pratique. Elle souligne toutefois que, curieusement, les expositions de photographies présentement en cours à New York font retour sur des pratiques photographiques des années 1970. Autre façon, encore une fois, de la ramener vers son propre passé artistique.

Robert Saucier : Un détour continuel par l’art

La carrière d’artiste de Robert Saucier découle d’un acte contingent, d’une décision fortuite. C’est un peu au hasard, par curiosité, devant choisir des cours libres au collège, que lui vient l’idée de faire des études en art. La décision du jeune artiste d’Edmundston n’impliquait pas « l’idée de devenir artiste », mais tout simplement d’étudier l’art (1). La carrière d’artiste a naturellement suivi, sans faire partie d’un projet d’origine et sans naître de cette idée de vocation qui vient si souvent enjoliver les récits d’artistes.

C’est donc à l’Université de Moncton que s’amorce le parcours artistique de Robert Saucier. Il s’y inscrit, en 1969, au programme en arts visuels. « À Moncton, il y avait seulement deux profs d’art pour environ 12 étudiants. C’était comme une petite famille là-bas. Un de mes professeurs était Yvette Bisson qui était très active à Montréal à l’époque et qui avait décidé de venir enseigner à Moncton. Elle nous a plongés directement dans la sculpture contemporaine. » Porté par son intérêt pour les arts, et plus particulièrement pour la sculpture, Saucier décide ensuite de faire un baccalauréat spécialisé à l’Université du Québec à Montréal. Issu d’une pensée formaliste, d’une approche de l’objet pour l’objet, l’enseignement qu’il y reçoit ne cadre pas avec ses intérêts plutôt liés aux nouvelles approches « postmodernes » et à des formes d’art plus éclectiques. Il est à remarquer à cet effet une certaine propension chez les artistes dont les débuts de carrière se situent vers le milieu des années 1970 à se dissocier de l’enseignement qu’ils ont reçu. Pour Robert Saucier, cette cassure dans la communication découle d’un « conflit de génération ».

C’est à travers les livres, les revues d’art et surtout par les conférences auxquelles il assiste assidûment que Robert Saucier fait les « premiers apprentissages » venant influencer sa pratique artistique. Le Symposium tenu en 1979 à l’Université York de Toronto, une rencontre internationale de sculpture, est pour lui une grande révélation. Il y rencontre plusieurs artistes dont les intérêts peuvent être mis en relation avec les siens. Puis il participe, de 1979 à 1982, à la formation et au développement du centre Articule. Cette expérience contribue largement à l’épanouissement de la personnalité artistique de Saucier. L’inscription d’un artiste dans un réseau d’art parallèle, qui était à cette époque une donnée relativement nouvelle dans le milieu des arts au Québec, a aujourd’hui largement démontré son importance quant à l’expérience formatrice qu’elle offre aux artistes. Pour Saucier, le centre Articule était « un véritable bouillon de culture. On y rencontrait des gens dont les pratiques différaient des nôtres. Toutes ces approches et ces médiums nous permettaient de réfléchir sur différents aspects de l’art ».

En 1985, alors qu’il est déjà très impliqué en tant qu’artiste, Robert Saucier décide de faire des études de maîtrise à l’UQAM. « II y avait un renouveau important en art. Je voulais mettre de l’ordre dans les choses, travailler avec des spécialistes. Ça me permettait de voir une approche plus globale. » L’étude des arts faisait à cette époque appel à de nouvelles approches comme la sociologie, l’anthropologie, les théories marxistes et féministes. Ces différentes lectures des œuvres et du travail des artistes du passé influaient sur les pratiques des artistes contemporains, questionnant la façon de considérer leur place dans l’histoire de l’art.

Malgré une apparente aisance à s’intégrer dans le milieu artistique, Robert Saucier souligne que la « voie » des jeunes artistes était loin d’être déjà tracée d’avance. Ses débuts de carrière sont en effet marqués par un certain sentiment mitigé résultant de cette réalité conflictuelle au sein du milieu artistique de la fin des années 1970. « On avait un petit peu de difficulté à trouver notre place en tant que jeunes artistes. Ceux qui nous enseignaient avaient été connus dans les années 1960 et étaient beaucoup plus régionaux, québécois. Ils avaient énormément participé à la Révolution tranquille. Mais pour nous, ça ne nous disait pas grand chose quant à leur approche artistique. La génération suivante était composée d’artistes qui avaient une approche minimaliste, formaliste, et qui était alors très forte au Québec. L’un des promoteurs de cette mouvance était Gilles Toupin du Devoir. C’était à peu près le seul critique et il faisait une promotion de cet art très minimal. On se trouvait donc dans une sorte de voie de garage. Quand on allait à New York on pouvait voir des choses différentes, des approches du type arte povera, les œuvres de Mertz, d’Acconci... C’était le début du post-modernisme d’une certaine façon et ce n’était pas présent au Québec, en tous cas, pas de façon officielle. On était alors un peu désillusionné du milieu québécois. D’un autre côté, on voyait la carrière avec une certaine naïveté. On croyait beaucoup au pouvoir du musée. On avait l’impression que quelque chose d’avant-garde allait arriver par là. Au niveau des galeries il n’y avait absolument rien. Mais c’était l’époque de l’effervescence, de l’émergence. On avait le goût de se rassembler et de faire les choses différemment, car il n’y avait rien qui se passait. C’était donc à la fois le constat qu’il n’y a pas de place pour faire ce que l’on voulait faire, mais aussi la volonté de faire quelque chose. »

La carrière d’artiste de Robert Saucier a été profondément marquée par cette insatisfaction envers le milieu artistique de l’époque. Ce désir de changer les choses émergea au cœur même de sa pratique artistique. Résultant d’une préoccupation consciente et affirmée depuis ses toutes premières œuvres, le travail de Saucier présente un caractère à la fois technique, scientifique, ludique, voire philosophique. C’est en réponse à ce milieu et en écho à la volonté de renouveau qui habitait alors les jeunes artistes québécois que naquit cette hybridité, ce mélange des champs de la connaissance exprimé par ses installations et ses sculptures.

La création en mode continu : Rober Racine

Peut-être en raison d’un réflexe d’écrivain, c’est par écrit que Rober Racine a préféré nous transmettre sa réflexion sur ses débuts en tant qu’artiste. Auteur mais aussi musicien, compositeur, artiste multidisciplinaire, il serait plus juste à son égard d’utiliser, comme il le propose, le terme générique de créateur. Fruit d’une avidité profonde pour l’acte de création lui-même, son parcours artistique s’ancre à des désirs d’enfance qui ont marqué son imaginaire. « Enfant j’aurais aimé être astronaute, faire partie d’une mission Apollo et aller sur la lune. Ces voyages spatiaux ont été les premières inspirations déterminantes dans ma vie. Ils le sont toujours. Sans le savoir, il y avait là une quête artistique, une part de création immense pour moi. » Lieux communs de sa propre pratique, ces références aux espaces et aux entreprises incommensurables viendront par la suite orienter et justifier son parcours artistique. Sa pratique questionne cette notion d’espace (celle du lieu, de la littérature, de l’art visuel, de la musique), s’appropriant celui des autres et de la collectivité pour ensuite le détourner à son usage.

Pour mettre en paroles les commencements de son travail de créateur, Racine, pour qui le mot carrière n’existe pas, préfère parler de « choix de vie ». « À l’âge de 17 ans, j’ai ressenti le désir profond, très intense, de consacrer ma vie à la création sous toutes ses formes. C’est ainsi que je souhaitais vivre. Créer est une manière de vivre pour moi, rien d’autre. Ça n’a pas cessé depuis. Ça me passionne toujours. » Étudiant l’histoire de l’art et le cinéma à l’Université de Montréal de 1976 à 1978, Racine ne se sentait pas à sa place dans les grands auditoriums de l’institution. L’urgence de la création pour laquelle il entretient une soif insatiable le poussait alors à quitter les bancs d’école. « Je m’y suis profondément ennuyé. Pas tellement à cause des professeurs ou des matières à l’étude plus qu’à un état d’esprit qui glissait sur moi à ce moment. [...] J’avais l’impression d’être un exilé, que l’institution était à des années-lumières de la création. J’étais en histoire de l’art et en histoire du cinéma parce que l’Histoire m’a toujours passionné. J’avais aussi un goût marqué pour l’image fixe (la peinture, la photographie) et en mouvement (le cinéma). Pourtant j’avais l’impression de perdre mon temps. Alors après deux ans et demi j’ai pris la décision de laisser ces études en plan (d’un point de vue académique) pour me consacrer totalement à la création. Je travaillais déjà beaucoup avec d’autres artistes et c’était devenu impossible de concilier les études et la création comme je le faisais. J’ai dû quitter l’université. C’était impératif. À 20 ans, je ne pouvais pas attendre pour faire le Satie, le Flaubert, le Dictionnaire, écrire, composer de la musique pour les danseurs ou pour mes autres créations. »

D’abord reconnu dans le milieu des arts visuels pour les « performances » Vexations (1978) et Tétras 1 (1978), Rober Racine considère encore une fois que ces œuvres relèvent beaucoup plus de la création en général que de la performance en particulier. Si la performance s’est insérée dans sa pratique lors de son propre « moment d’inscription » dans l’art contemporain, c’est faute de lui avoir donné une autre appellation. « Elle ne s’est jamais inscrite en moi parce qu’au tout début je ne savais même pas ce que c’était la performance comme pratique artistique. Ce que j’ai fait et qui a été reçu comme de la performance était pour moi autre chose, une image vivante. Rien d’autre. Certains ont appelé cela de la performance essentiellement, je crois, parce que cela a été présenté dans le milieu des arts visuels (musée, galeries). Si j’avais présenté Tétras 1 ou les Vexations de Érik Satie à la salle Pollack de l’Université McGill où étaient présentés les concerts de la SMCQ (Société de musique contemporaine du Québec) plutôt qu’au Musée d’art contemporain de Montréal ou à la galerie Véhicule art, sans doute aurait-on parlé de “théâtre musical” dans le premier cas et de concert dans le second. C’est pour cela que j’ai dit que mon passage en arts visuels tient de l’accident de parcours. » Pour Racine, cet accident a un nom : le lieu où furent présentées certaines de ses créations à la fin des années 1970. « Il se trouve qu’à cette époque, poursuit l’artiste, les lieux de diffusion en arts actuels, et en particulier les galeries parallèles, étaient ceux qui avaient le plus d’audace et d’ouverture pour présenter la nouvelle musique, la nouvelle danse, la vidéo, les lectures de poésie, etc. [...] Il serait pourtant faux d’affirmer que la performance est indissociable de mes préoccupations littéraires et musicales. Au contraire. La performance (dans mon cas) n’a strictement rien à voir avec ces deux pratiques. Tout ce que je vis, ressens, capte, pense ou imagine, j’ai envie de l’écrire avec des mots, des phrases pour en faire un livre qui sera éventuellement publié. » Peut-être étiquetée à tort comme de la performance, il faut toutefois avouer que la pratique de Racine s’inscrivait alors parfaitement dans les modalités propres à ce « genre » artistique. Si, pour la plupart des artistes, l’étiquette sonne faux par rapport à leur création, il n’en reste pas moins que le lieu de cette création restera souvent déterminant dans l’appellation de leur art.

Il est difficile de voir où « s’arrêtent » les débuts de Racine puisque l’on ne sait trop s’il faut y inclure la colossale aventure du Dictionnaire et des Pages-miroirs qui, commencée en 1980, aura durée plus ou moins, 15 ans. Après plusieurs « performances » (le terme colle à la pratique de Racine, faute de mieux), il se plonge dans cette œuvre infinie, découpant, travaillant, « enluminant » ou mettant en musique les pages du dictionnaire. Cette pratique artistique aux allures de rituel privé devient, en quelque sorte, une performance sans public réalisée pour l’artiste seul. Hors de la scène qui porta ses œuvres précédentes, Racine est alors « coupé de son public qui est aussi solitaire que l’œuvre qu’il rencontre ». Le spectateur en recueillera les résultats sans pouvoir effacer de son esprit le travail colossal que sous-tendent ces œuvres. L’idée d’un acte « performatif » n’est peut-être pas voulue et clairement affirmée dans la pratique de Racine mais sa trace, elle, reste toujours visible.

L’engagement volontaire : Evergon

Initié à l’art depuis les premières années de son enfance, Evergon a toujours su qu’il serait artiste. « Je suis certain que tout a commencé avec ma mère... Je blague mais, à vrai dire, je suis certain que tout a vraiment commencé avec elle », dit-il, comme si cette voie lui était initialement tracée. Cette certitude infrangible, Evergon ne la remettait tout simplement pas en question. Il deviendrait assurément artiste, « peu importe ce que cela impliquait ». Cette vocation, appelant la résurgence du mythe romantique de la figure de l’artiste, prend dans sa pratique les allures d’un jeu. Ce mythe fait parti des pierres d’assises de sa réflexion sur l’idée de l’artiste. Questionner et se nourrir de ces « légendes artistiques », tout aussi paradoxal que cela puisse paraître, relève du questionnement sur l’identité au centre des préoccupations artistiques d’Evergon.

C’est donc habité par cette volonté de devenir artiste qu’Evergon entreprend en 1970 des études en art à l’université Mount Allison au Nouveau-Brunswick. On lui apprenait alors le dessin et la peinture sous une forme assez orthodoxe, lui inculquant une base solide des différents procédés picturaux et des techniques artistiques. C’est lors de sa troisième année dans cette institution qu’il commence à faire usage de la photographie. « Je travaillais bien, mais lentement. Tout devait être parfait. J’ai alors commencé à faire de la photographie pour m’en servir comme référence pour mes dessins et mes peintures. Ça évitait les trop longues poses pour les modèles. »

Suite à ses études de premier cycle, Evergon déménage à New York en 1974 pour y étudier au Rochester Institute of Technology. II se retrouve alors dans un environnement d’apprentissage qu’il jugeait peu réceptif. Le corps enseignant étant composé exclusivement d’hommes hétérosexuels, Evergon s’épuisait à leur expliquer et à justifier sa pratique artistique. Ses professeurs ne comprenaient pas les enjeux de l’engagement homosexuel mis en œuvre dans le travail d’Evergon. « Je ne recevais aucun support. C’était un continuel découragement. À la deuxième session je leur ai simplement dit : “ça s’en va nulle part. Je veux que vous me signiez une permission d’enseignement. Il y a quelques femmes artistes que je connais et avec qui je voudrais travailler”. » C’est à travers ce réseau de femmes, entre autres Judy Steinhauser, Betty Hahn et Bea Nettles, qu’Evergon peut enfin recevoir une certaine reconnaissance pour son travail. Ces photographes new-yorkaises travaillaient alors à l’intérieur d’un réseau artistique marginal et exploraient les procédés alternatifs de la photographie. Leurs recherches sur le médium photographique présentaient plusieurs analogies avec le travail d’Evergon. Ce dernier fut ainsi rapidement intégré à un réseau plus large qui lui offrait des opportunités d’expositions et l’occasion d’échanger sur ce qu’il considère comme l’aspect le plus important de son travail: la politique et l’engagement homosexuel. Cet engagement n’est pas pour lui une simple composante de son art. C’est « un style de vie, un devoir » qui fait aussi partie de son travail d’enseignant à l’Université Concordia. « J’ai, je crois, été un genre de mentor pour un grand nombre d’homosexuels, de lesbiennes et de transsexuels. Et pour moi, cela est très important. »

Il y a assurément un parallèle à établir entre la « naissance » d’Evergon en tant qu’artiste et ce que l’on pourrait nommer son baptême. Au début de sa carrière, il se fait donner puis s’approprie un nouveau nom : Evergon. Ce changement est selon lui d’une importance capitale dans la genèse de toute son œuvre. « À l’époque où ce nom m’a été donné, j’avais déjà choisi un nom d’artiste avec mon copain. Puis, il s’est suicidé. Je n’étais plus la personne la plus agréable à côtoyer. [...] Peu après, lors d’une fête, une amie a traduit les termes “toujours parti” en anglais. C’est alors que j’ai commencé à utiliser Evergon. » Ce nom l’autorisera ensuite à jouer avec son identité. Le libérant d’un nom propre, le sien, ce nouveau nom occultait toutes références à l’âge, au sexe ou à la nationalité. Ce nom se transformera encore : Egon Brut, Celluloso Evergonni, Eve R. Gonzales. En devenant plusieurs personnes à la fois, en devenant autre, Evergon transforme son image, fragmente et transgresse sa propre identité. À l’opposé de ce qu’il a nommé ailleurs la « jansénisation de l’art (2) », l’artiste cherche ainsi à ouvrir sa pratique artistique à une dimension érotique, symbolique, mythique et fragmentaire.

La réception des œuvres d’Evergon, une fois sorti de l’université, reste quelque peu ambiguë et partagée. Le travail du jeune artiste était loin de faire l’unanimité. Questionnant les notions de gender, transgressant les normes de la photographie, la question de la signification de l’art ne se posait pas à lui; il était assurément engagé. Evergon utilisait alors des techniques inusitées comme le cyanotype ou la gomme bichromatée. Réfléchissant à ce qui l’a incité à user de ces procédés marginaux, Evergon constate qu’il travaille un peu par « accident ». « C’est comme pour les récentes photos que j’ai prises de ma mère par exemple. C’est elle qui a insisté pour que les photos soient faites. [...] Comme tout le reste, c’était un cadeau de Margaret que je n’aurais jamais osé demander... » C’est alors que les premiers mots prononcés par Evergon lors de cette entrevue me sont apparus de nouveau, à la fois différents et identiques à eux-mêmes : « Je suis certain que tout a commencé avec ma mère... »

Devenir peintre : David Elliott

Originaire de l’Ontario, David Elliott a grandi dans la petite ville de London. C’est là, vers la fin des années 1960, que se précise son désir de devenir peintre. La décision du jeune artiste, dont l’intérêt pour les arts est avant tout porté par la musique, la littérature et le cinéma, se manifeste par sa rencontre marquante avec le travail d’un autre peintre. « II y avait alors des artistes de renommée internationale qui travaillaient à London, et je croyais que c’était normal. C’était, entre autres, Jack Chambers et Greg Curnoe. J’ai vu leurs œuvres à la bibliothèque municipale. J’ai été ému et ça a été presque une décision immédiate. Je deviendrais non pas un artiste, mais un peintre. La peinture que j’ai vue alors était Mary and Olga Visiting de Jack Chambers. J’ai pris ma décision en regardant cette peinture. » Elliott était alors persuadé qu’il était tout à fait commun que des artistes de grande notoriété tels que Jack Chambers travaillent dans des localités sans grand réseau de légitimation artistique comme London. « De façon un peu naïve », comme il le dit lui-même, il croyait que chaque petite ville avait son lot de grands artistes et qu’ils étaient supportés, encouragés par leur milieu. Il réalisa un peu plus tard comment sa vision de la carrière d’artiste était biaisée par la fausse idée qu’il se faisait du support des institutions et des autorités locales en matière d’art.

De 1972 à 1976, David Elliott fait des études en arts plastiques à Queen’s University à Kingston. À cette époque les institutions universitaires se questionnaient sur la pertinence d’un enseignement basé sur des principes d’ordre formel. À l’écart du corpus habituel des écoles d’arts plastiques qui ressemble encore souvent aujourd’hui à celui de l’Académie des siècles précédents, Elliott n’a pas eu de « cours classiques » en peinture. « Je n’ai jamais eu de cours de couleurs, je n’ai jamais eu de classe de modèle vivant... Les professeurs rejetaient cela. Il y avait beaucoup de travail expérimental, beaucoup de collage, et j’imagine que cela m’a tout de même énormément influencé ». Plus que des « recettes d’ateliers », Elliott y apprend une méthode de travail. Obligé de se présenter tous les jours à l’atelier, il comprend alors la nécessité d’une démarche de création soutenue et la pertinence de questionner sans cesse la validité de son art. Sa formation en maîtrise à l’Université Concordia (1977-1979) le plonge ensuite dans ce qu’il nomme « la communauté d’artistes ». L’enseignement est avant tout orienté vers la théorie artistique et le familiarise également avec les aspects plus pratiques du « métier d’artiste ». David Elliott enseigne aujourd’hui à cette même université qui lui aura fait découvrir quelques aspects de la réalité du monde de l’art. Pour cet artiste qui a commencé très tôt à enseigner, notamment à des personnes en milieu carcéral et à des classes d’enfants, cette double carrière lui apparaît maintenant comme étant le parfait accord de « sa nature de créateur et d’animal social ». Pour certains artistes dont Elliott, le travail d’enseignement permet de porter un regard critique sur leur art et d’élargir la portée de leur questionnement artistique. Il est pour lui une véritable extension de la pratique artistique.

Au tout début de la carrière de David Elliott, le médium pictural avait été en quelque sorte « évincé » du champ de l’art contemporain par des pratiques plus prégnantes à cette époque, comme la performance et l’installation. « J’ai toujours trouvé très drôle que pendant 30 ans on parle de la mort de la peinture. Mais ce n’est jamais arrivé. [...] Je trouvais assez bizarre le fait que je pouvais aller à New York sans voir du tout de peinture. Je voyais les performances de Trisha Brown, les installations de Vito Acconci, le Earth Work de Walter De Maria. [...] À ce moment je me disais : "Qu’est ce que c’est ? Où est la peinture ?" Mais je crois que j’étais très chanceux de voir tout cela car c’était une époque vraiment excitante. Et je crois que ces éléments de performance sont présents dans mes œuvres. L’idée de la peinture comme un grand écran sur lequel on performe est influencée par ce que j’ai vu à cette époque. »

Issu de motifs « copiés/collés » glanés à différentes sources, le travail d’Elliott s’inscrit dans le retour de la peinture dans la pratique artistique contemporaine. Ses œuvres sont composées d’autant de fragments qui viennent jouer sur la surface de la toile, formant des univers hybrides où la question d’une figuration à caractère privé reste à demi voilée. Mais cette figuration ne se donne pas immédiatement à prendre comme telle. « Je ne fais pas de peinture littérale. [...] C’est comme ça depuis le commencement... Ce que je fais c’est de la poésie plastique, d’une certaine manière. » Et c’est ainsi, façon de ne pas taire ses « passions pour la musique et la littérature », qu’Elliott réactive toute la poésie de ses premières portes d’entrée dans le domaine des arts.

Lyne Lapointe : Malgré les chemins battus

À l’image de l’artiste elle-même, qui dit refuser de se soumettre ou d’obtempérer, le parcours de Lyne Lapointe se présente sous un mode réfractaire. À m’entendre prononcer le mot « carrière », elle grimace, comme s’il lui renvoyait l’image d’un chemin rectiligne déjà tracé duquel on ne pourrait bifurquer. Déjà, au sein de son milieu familial, elle remettait en question ce monde qui lui apparaissait si fermé. C’est ce qu’elle nomme en riant son « côté délinquant ». « J’ai toujours été à côté de ce qu’étaient la famille, l’école, les institutions. Très jeune, je questionnais ma position par rapport à ma propre famille, à leur monde clos, leur capitalisme, leur hétérosexualité. [...] L’idée de ce qui est fermé m’étouffe. » Ce questionnement toujours renouvelé, inhérent à la plupart des réflexions des artistes sur leur art, a profondément marqué l’orientation de sa démarche artistique.

Après avoir entrepris des études en histoire pendant lesquelles elle remplissait ses recueils de notes de dessins, Lyne Lapointe s’inscrit en 1977 à l’Université d’Ottawa en arts visuels. Une fois encore, à ses yeux, elle se retrouvait dans un milieu clos et institutionnalisé auquel elle tentait de se soustraire en travaillant en marge de l’enseignement qu’elle y recevait. « L’université ne m’apportait pas grand-chose; elle me nuisait... À cette époque, l’installation n’était pas vraiment enseignée au Canada. Alors, avec quelques amis, on travaillait à des projets personnels les fins de semaines. Par exemple, l’université a un jour décidé de faire des rénovations. Alors, tout ce qu’ils avaient jeté dans des “conteneurs” on l’a rentré au département des arts plastiques et on a fait des sculptures monumentales avec. [...] C’était à l’extérieur de l’université que j’apprenais vraiment quelque chose. » Préfiguration insoupçonnée des installations qu’elle réalisera plus tard dans différents lieux désaffectés, ces projets s’inscrivent dans ce discours sur l’écart et le questionnement tenu par l’artiste. Lyne Lapointe confirme ce que plusieurs autres artistes ont par ailleurs exprimé : l’insoumission est une figure bien ancrée dans l’imaginaire artistique. Topos bien connu, elle n’est reste pas moins une image déterminante de la formation et de la justification du parcours des artistes.

Travaillant toujours en opposition au corpus académique, Lyne Lapointe décide d’abandonner avant la fin de son baccalauréat. L’université derrière elle, l’artiste loue un atelier qui était en réalité une chambre froide. Elle travaille à des œuvres plutôt sculpturales et fait beaucoup d’expérimentations avec différentes matières. Puis, un jour, elle reçoit la visite de Betty Goodwin à son atelier. Intéressée par son travail, Betty Goodwin la présente à France Morin qui était à l’époque sa galeriste. « À 23 ans, j’exposais chez France Morin. Après, j’ai fait partie de Künstler aus Kanada, une exposition de groupe qui représentait l’art canadien en Allemagne. J’ai pourtant eu un sentiment d’insatisfaction comme quoi ce n’était pas assez. Je voulais trouver des voies qui étaient autres que celles du milieu de l’art, autres que les voies habituelles. Ce qui me nourrissait alors était la présence de spectateurs, leurs diverses présences par rapport à l’œuvre. Cela correspond au début de ma collaboration avec Martha Fleming... » Inspirées entre autres du travail de Gordon Matta-Clark, les installations réalisées par les deux artistes dans des édifices abandonnés s’inscrivent parfaitement dans ce que Lyne Lapointe cherchait à questionner. Elles plaçaient le spectateur dans un lieu ambigu où il devait interroger son rapport au site, à son histoire, aux œuvres qu’il contenait, aux objets qu’il ne contenait plus et des gens qu’il avait abrités. « L’art faisait ainsi partie de la société, n’était pas exclu et n’excluait rien à son tour. Le contexte social et politique permettait cela. De nos jours, ça serait vraiment plus difficile de faire ce que Martha et moi faisions. Je pense, par exemple, à la situation politique actuelle. Je m’imagine mal aujourd’hui essayer de passer les douanes avec tout le matériel qu’on avait à l’époque quand on est allé à New York pour faire le projet The Wild and the Deep. […] Quand on a ouvert le camion pour que les inspecteurs voient ce qu’il y avait dedans... Je crois que de nos jours, on n’aurait pas traversé la frontière. Encore aujourd’hui, peut-être même plus qu’avant, il est nécessaire de repenser notre rapport aux choses et aux situations qui nous entourent. »

Insistant encore et encore sur l’importance de se remettre sans cesse en question par rapport à elle-même et à l’environnement dans lequel elle se situe, Lyne Lapointe affirme que cette attitude est à l’origine de sa personnalité artistique, de sa pratique, de sa vie personnelle. « Pour moi, tout est toujours mouvant, rien ne s’arrête jamais. Tout est toujours à recommencer. » Autre réminiscence de la figure de l’artiste, cette introspection perpétuelle et ce retour incessant sur les origines d’une pratique s’imposent. Comme il est de mise, l’artiste n’opte habituellement pour rien de ce qui s’offre comme étant à prendre.

NOTES

(1) Voir aussi à ce sujet l’entrevue de Robert Saucier publiée dans Léon Bernier et Isabelle Perrault, L’artiste et l’œuvre à faire, Québec, Institut québécois de recherche sur la culture, 1985, p.477-489.

(2) Cité dans Louis Cumins et Alain Laframboise, « Le commissaire, l’artiste, l’archiviste et l’amateur » dans Ramboys: A Bookless Novel and Other Fictions, catalogue d’exposition (Galerie d’art d’Ottawa, 4 mai au 18 juin 1998), Ottawa, Galerie d’art d’Ottawa, 1995, p,117. Note des auteurs : « H. W. Janson est l’auteur de l’une des histoires générales de l’art les plus largement diffusées dans le monde. Comme ses collègues, il va sans dire qu’il reste réservé quant à la dimension et à l’impact érotiques des œuvres d’art ».

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