Dossier | Au banquet des artistes

Joséphine Sans

Au banquet des artistes
Par Joséphine Sans

Nous connaissons tous l’adage : vivre d’amour et d’eau fraîche. Mais l’homme n’est-il pas dépendant de nourriture plus terrestre ? L’esprit fondateur de sapiens sapiens a su transcender un besoin organique – se nourrir – en un geste créateur plus élogieux ou dénonciateur. La création artistique est l’empreinte de l’odyssée humaine. Peu importe où nous cherchons la trace du passage de l’homme, nous trouvons les fossiles de l’homo aestheticus que pressentait déjà l’anthropologue Franz Boas (1). L’homme ne s’est pas contenté de nourrir son ventre, il a éprouvé le besoin d’assouvir les pulsions de son esprit. Parler d’art et de nourriture c’est montrer l’étroite relation qu’il y a entre notre vie de tous les jours et la création artistique. Aborder l’art par le quotidien nous permet d’affirmer que les artistes et leurs créations sont indissociables de la vie humaine et s’ancrent dans un fond mnésique social et culturel. Le fumet des œuvres qui ont pour prémisse la nourriture apparaît comme une scénographie vivante de ce quotidien. L’œuvre se métabolise en une «œuvre d’art-denrée périssable (2)» qui souligne son impermanence tout en s’implantant subrepticement dans une production anthropologique.

Les enjeux de la représentation de la nourriture dans l’art sont depuis toujours intrinsèquement liés à l’humanité. Toutes les époques ont su marquer ce thème, de l’apparition de la représentation de la nourriture dans l’art jusqu’à son utilisation comme matériau de production artistique. Actuellement, ce thème se décline en deux tendances : les natures mortes et l’art à base de nourriture.

Comment, en prenant la nourriture comme sujet et matériau, des artistes contemporains déplacent les concepts liés à la nourriture dans le champ des arts et relient le corps et l’esprit au sein de leur production ? Comment la nourriture, généralement associée au plaisir de la bonne chair et à notre instinct de survie, peut-elle refléter notre culture et notre histoire et ainsi questionner nos attitudes ? Ce creuset d’œuvres alimentaires met de l’avant l’émergence d’une activité artistique qui s’ancre dans le quotidien et devient l’empreinte d’une expérience culturelle et cognitive.

Des Futuristes italiens au Eat Art
Les Futuristes italiens marquent le moment charnière du passage de la représentation à l’utilisation de la nourriture. La gastronomie fait partie intégrante de leur projet théorique destiné à L’homme Nouveau. Ils utilisent les mêmes étapes nécessaires à la réalisation d’une recette pour la création de leurs banquets. L’art culinaire apprêté par la main du cuisinier en chef et théoricien Filìa nous amène à l’art de la table que Marinetti prend soin d’orchestrer dans une incroyable mise en scène digne du film de Peter Greenaway Le cuisinier, le voleur, sa femme et son amant. La question alimentaire est pour eux un moyen «de réaliser un homme nouveau, une civilisation nouvelle (3).» C’est une révolution esthétique qui frappe la gastronomie. Exemple de menu servi à la taverne de Milan en 1931 : le Pouletfiat. La volaille devient une sculpture qu’on farcit de billes d’acier. Cette «œuvre nourriture» ingérée est métabolisée «en énergie vitale comme force primitive consubstantielle au monde. L’artiste, c’est le sculpteur de cette énergie et s’il est cuisinier, cette énergie prend forme d’une matière assimilable par l’homme : la nourriture (4)». La diffusion de ces banquets se poursuit en Europe jusqu’en 1933, qui marque l’arrivée du fascisme et la conciliation des Futuristes avec ce dernier. C’est aussi la fin d’une tradition artisco-culinaire qui s’évanouit jusqu’à l’arrivée des Nouveaux Réalistes.

Le Eat Art de Daniel Spoerri
Dans les années 1960, les Nouveaux Réalistes renouent avec le thème du banquet. Daniel Spoerri crée un mouvement qu’il nomme le Eat Art. À base de nourriture, le Eat Art associe jouissance et destruction des valeurs traditionnelles de l’art. Créateur du terme générique, Spoerri inaugure en 1963 à Düsseldorf un restaurant galerie où il encadre des restes de nourriture qu’il intitule Tableaux pièges. Ces déchets de nourriture traduisent ce que l’artiste nomme Topographie anecdotée du hasard (5) dans laquelle se révèle une sorte d’archéologie du repas. Pour Daniel Spoerri, la nourriture met en jeu des savoirs et des aspects de la culture : gastronomie, rituels initiatiques et cannibalisme.

Le Eat Art ne représente pas la nourriture, il l’utilise. La nourriture a pour essence la vie mais nous renvoie à la mort. Son utilisation dans l’art renforce l’idée que l’œuvre d’art est inachevée, qu’elle doit être complétée par l’intervention du spectateur ou celle du hasard. Le caractère éphémère et aléatoire contribue à la démystification de l’artiste. Pour Spoerri, «la mort est la continuation de la vie sous d’autres moyens, et le cycle manger/être mangé dans sa relation à la décomposition est éminemment métaphysique (6)». Le point d’orgue du mouvement a lieu à Milan en 1970 et marque le 10e anniversaire du Nouveau Réalisme. L’Ultima Cena, est «le nom du banquet funèbre […] et rappelle la célèbre Cène de Léonard de Vinci (7)». Ce jour-là, tous les signataires du mouvement sont conviés, Arman, Beuys, Brecht, César, Filliou, Niki de Saint-Phalle, etc. «Pour chacun, j’avais imaginé un objet comestible en rapport avec son activité artistique : Arman, par exemple, s’est vu servir plusieurs accumulations d’anguilles ou de crevettes en gelée […]. Pour César, j’ai confectionné une compression d’une cinquantaine de kilos de bonbons à la liqueur. […] Pour Yves Klein, un gâteau reproduisant grandeur nature son tableau Ci.gît l’espace (8).» Toutes les créations sont ingérées et digérées. C’est en 1983 à Jouy-en-Josas (France), à la fondation Cartier, qu’a lieu L’enterrement du tableau piège, Le déjeuner sous l’herbe. Cet événement marque-t-il la fin d'une pratique ? L’artiste rétorque : «Je voyais ça plutôt dans la perspective d’un chien qui enterre son os parce qu’il a le ventre plein, et qui le déterrera plus tard s’il s’en souvient encore. (9)» C’est chose faite. En 2002, l’artiste remet le couvert à la Galerie du Jeu de Paume à Paris. Le Tableau piège enterré en 1983 refait surface. Le Dîner du haut-goût retrace une palette colorée de moisissures. Le Dîner palindrome inverse l’ordre des plats en respectant l’ordre des goûts. À vous de goûter avant de figer les restes.

La nourriture dans l’art contemporain
L’énumération des caractéristiques du Eat Art nous rapproche des pratiques contemporaines qui utilisent la nourriture comme matériau de base. Pourtant, cette filiation n’a jamais été proclamée, bien qu’elle soit séduisante. Comment se fait-il qu’au début du troisième millénaire, autant d’artistes mettent la main à la pâte ? Ces installations, ces sculptures et performances sont de plus en plus présentes en art contemporain où l’approche du comestible distille le plaisir des yeux, anticipe celui des papilles et peut aller jusqu’au dégoût. Les artistes déplacent les thèmes généralement liés à la nourriture dans le champ de l’art et leurs œuvres/performances traduisent une prise de position en tant qu’acte de communication qui s’inscrit dans une organisation culturelle sociale et économique. La plupart de ces artistes font cohabiter des espaces attrayants avec des éléments repoussants pour créer le contact et la mise en éveil des sens et de l’immédiateté.

Ces œuvres artistiques véhiculent des pistes de réception ancrées dans le mnésique et la culture. Elles produisent des images simples et poignantes liées à notre condition humaine. Cette relation authentique entre la nourriture et l’art nous renvoie à une relation primaire qui est en lien direct avec notre condition grégaire et notre besoin de communiquer. Voilà la force de ces œuvres alimentaires qui jouent sur des propositions pragmatiques paradoxales (10) en déplaçant les concepts normalement liés à la survie et à la bonne chair au geste artistique et créateur. C’est lors de la réception de l’œuvre que se joue cette communicabilité de la jouissance artistique. Pour le pragmaticien François Recanati, les métaphores structurent l’ensemble du langage et les systèmes de communication par une réflexion sur le jeu de la rhétorique formelle en rapport à un «vrai» difficile à discerner. Il faut différencier les faits, les états de faits et les manières dont ils sont montrés. Par exemple, la volupté d’un magnifique mannequin affublé d’une Vanitas : robe de chair pour albinos anorexique, créée par l’artiste canadienne Jana Sterbak (1987) s’oppose à l’horreur que provoque la vue de sa robe en steak. Ce décalage entre une rhétorique positive de l’«aliment-symbole» figé dans l’œuvre et dans le temps et une proposition négative par dégradation de «l’aliment-œuvre» éphémère, exposé et (ou) consommé par un corps récepteur fluctuant, lui-même voué à la décomposition, constitue la matière première des artistes.

Ces œuvres baignent dans la pureté et l’impureté. L’oxymoron est le fondement qui les relie, une «rhétorique qui consiste à associer deux termes antinomiques (11)». L’artiste qui travaille avec de la nourriture se délecte de cette puissance évocatrice qui touche notre corps biologique jusque dans nos entrailles, tout comme l’a écrit Baudelaire dans les Fleurs du mal (1861) : «chaque instant te dévore un morceau de délice […] Tu m’as donné ta boue et j’en ai fait de l’or.» Comment ne pas faire une analogie avec la mouvance constante qui domine à l’intérieur d’un corps récepteur saturé d’informations ? À ce sujet, le philosophe Worringer écrivait : «La forme d’un objet est toujours formée par moi, par mon activité intérieure et la jouissance esthétique est jouissance objectivée de soi (12)». Cette théorie est désormais validée par les scientifiques (13) qui ont établi un lien direct entre les sensations physiques de plaisir ou de déplaisir et la mémoire mnésique. Transgresser la fonction première de la matière pour atteindre le corps du public, c’est ce que proposent ces artistes avec leurs œuvres organiques. Cette piste du corps biologique est développée par Nycole Paquin dans son ouvrage Le corps juge, qui adopte une approche polysensorielle de la réception de l’œuvre : «la faculté de juger les images reconduit à un besoin inscrit au plus profond de l’organisme enclin à utiliser des espaces symboliques comme ancrage du continuum interne (14).» Cette méthode d’analyse des œuvres d’art met en lumière la fonction primordiale de l’ensemble des constructions symboliques. La capacité d’intégrer un objet ou une image par rapport à notre psyché nous permet d’envisager la perception comme une métabolisation, de sorte que l’œuvre d’art se transforme en du «moi-objet (15)».

Ces œuvres empreintes d’une grande communicabilité abordent les thèmes génériques de l'altérité, de la communion, de la transsubstantiation et du cannibalisme. Ces œuvres sont comestibles ou non.

Les œuvres éphémères comestibles se savourent et se digèrent. Elles libèrent des stimuli qui mettent en éveil vos perceptions sensorielles. Elles mettent en présence l’art de la cuisine, le sensuel, le gustatif, l’esthétique. Admirez. Désirez. Elles vous font saliver. Les artistes vous invitent à les déguster tout en les détruisant. Croquez dans l’art et vous devenez les convives d’un banquet où les offrandes acceptées assouviront vos péchés de gourmandise, de convoitise, voire de cannibalisme. Il n’y a qu’à penser aux buffets très courus de l’artiste d’origine indienne Rirkrit Tiravanija qui sert aux spectateurs son succulent curry thaï lors d’un dîner organisé chez son collectionneur ou aux rencontres impromptues autour des agapes proposées par Darboral, néologisme inventé par l’artiste Massimo Guerrera et qui puise son sens dans l’oralité et la langue. L’oralité pour : «laisser entrer ce corps autre en nous (16)» et la langue pour la communication, l’échange avec autrui. Le travail de Guerrera est un bel exemple de cette pratique qui utilise ces formes de rhétoriques que sont les propositions pragmatiques paradoxales et l’oxymoron. L’artiste est parfaitement conscient de cet état d’énoncé : «Je travaille toujours sur cette limite de façon très consciente. Cela a l’air beau et en même temps cela ne l’est pas». Cette position met à jour une hiérarchie des effets produits par l’événement et le choix du matériau de l’œuvre qui résultent d’un décalage entre ce qui est dit et ce qui est montré. Cette situation ambiguë est constante pour les œuvres à base d’aliments. Cette offrande d’une matière parfois suspecte, certains la mettent en bouche, d’autres la refusent catégoriquement, mais personne ne reste insensible. Les enfants réunis autour de la Cantine de Massimo Guerrera à Saint-Hyacinthe (17), dans le cadre de l’événement international d’art actuel Orange sur le thème de l’agroalimentaire (été 2003), sont quant à eux émerveillés. Les dessins accrochés sur les murs de l’ancienne épicerie, recyclée pour l’occasion en galerie, en témoignent. Les enfants réagissent de façon intuitive en acceptant le cadeau, se l’emparant pour le toucher, le goûter, le savourer et l’avaler. Cette nourriture, par le geste du don, change de dimension. Du caractère primaire et biologique – se nourrir –, elle se transforme «en acte commémoratif qui reproduit les conditions autorisant l’ouverture d’un monde humain (18)».

Tous les artistes y vont de leurs imaginaires pour enivrer le spectateur-acteur de ces œuvres qui vont traverser l’intimité de notre corps récepteur. Ces performances privilégient la sphère du rapport humain où la gastronomie de l’éphémère traduit l’immédiateté de l’écriture plastique, et la nourriture en est le liant essentiel devenant partie intégrante de notre rapport au monde. Il n’y a qu’à déguster «une soupe de peau» aux arômes très variés dans un environnement majestueux orchestré par l’artiste brésilien Tunga pour goûter à l’éternité de l’instant. Lors de la performance Resgate, l’artiste concocte une soupe pour chacun des convives, qui correspond «à la tonalité moyenne de la peau de son cuisinier (19)». Un menu délicat vous est offert : la soupe noire, la soupe marron, la soupe rose etc., à vous de choisir ! Comme dessert, l’artiste québécoise Christine Lebel, lors d’une vente aux enchères, livre en pâture son corps sculptural fabriqué à base de chocolat noir. Cette performance narcissique se situe entre le christique et le cannibalisme. La présence de la nourriture renforce l’attachement à la terre, au quotidien et par conséquent aux fonctions vitales d’absorption que notre intellect tente de négliger. Cette façon de communier à travers l’art rassemble. Elle permet de réunir les êtres mortels aux êtres immortels.

Plus délicat, surtout pour les narines sensibles, les œuvres en devenir non comestibles sont sujettes aux aléas du temps. Les couleurs éclatantes originelles font place à la lente décomposition des pigments naturels. Les artistes utilisent la nourriture pour ses qualités éphémères et périssables. Ces œuvres traduisent l’ambiguïté de la nature humaine dans son attrait et dans sa répulsion. La beauté fait face à la pourriture et à la dégradation et n’est pas sans évoquer le passage du temps sur les éléments.

Majestic splendor de l’artiste coréenne Bul Lee révèle le corps féminin par ses odeurs, ses cycles de vie et sa décomposition. Une vitrine réfrigérée remplie de rougets (dans un filet lui-même piqué d’épingles à cheveux de courtisane) entourés de lys blancs dégage des effluves insoutenables de poisson pourri mêlés à du parfum. Le choc de la réception est dérangeant, la beauté côtoie la mort. Tout aussi déstabilisant, l’installation-performance Looking for love (Orange, 2003) où la Canadienne Kim Dawn, replonge dans ses souvenirs d’enfance, un baladeur sur les oreilles. La distorsion de son chant nous agresse tout en nous plongeant dans son univers anthropophage. Elle saccage sa chambre en se roulant dans du chocolat, des fraises et du sirop. Les murs et le sol sont les supports des vestiges de ses débordements alimentaires où s’inscrivent des graffitis qui amplifient l’insatiable voracité affective. Un désordre boulimique qui traduit le chaos interne d’un corps en recherche d’amour que la nourriture n’arrive plus à combler. Après la tempête, il ne reste que l’étendue du désastre auquel s’oppose l’envoûtante odeur du chocolat et des fraises. Le pouvoir évocateur de cette œuvre nous précipite, tout comme la madeleine de Proust, dans les fondements de notre mémoire primaire. Ces œuvres séduisent autant qu’elles repoussent. Ces forces contraires constituent un jeu incessant où le mouvement de tout notre être tend vers ce qui paraît répondre à une appétence profonde.

Transcender les aléas de la matière organique pour en faire une œuvre d’art permanente non comestible est le geste qu’accomplissent les artistes qui travaillent la matière organique comme s’il s’agissait d’un matériau noble. L’artiste américaine Janine Antoni, quant à elle, fige et transforme la matière organique en employant comme seuls outils sa bouche et ses dents. Elle croque et lèche d’énormes blocs de chocolat et de graisse. Lick and Lather (1995) illustre cette rage insatiable de l’artiste devant la déclinaison des 14 autoportraits qu’elle a moulés à la manière des bustes classiques que l’on retrouve dans les grands halls du 18e siècle, vestiges de la fierté masculine où la femme est rarement immortalisée. Ces autoportraits explorent le processus de l'identification féminine sans cesse remodelée sous la pression d’une société compulsive. Les sculptures de Susan Shantz explorent elles aussi l’univers féminin. E(ate)n (Orange, 2003), ressemble à un cabinet de curiosités où les seuls objets sélectionnés correspondent à des stéréotypes féminins. Les ustensiles de cuisine dominent et sont recouverts de pâte de tomate rouge sang. L’analogie avec le cycle féminin est incontestable, mais au lieu de repousser, ces objets fascinent. La pâte de tomate qui a subi les aléas du temps s’est oxydée et a durci, formant une croûte lisse sur les objets qui s’apparentent désormais à des objets en terre cuite. Pourtant, l’odeur persistante de tomate cuite éveille nos sens et nous fait saliver. Devant ces œuvres, le corps récepteur opère un compromis symbolique entre une volonté consciente d’aller vers l’objet et un désir inconscient de le caresser. L'attrait et la répulsion que provoquent ces objets suscitent le malaise propre à notre condition humaine paradoxale.


«Pain commun.» Cette expression empruntée à la Cantine de Massimo Guerrera traduit l’esprit de communion qui semble émaner de cette investigation collective et non exhaustive autour de la nourriture, et nous renseigne sur la manière dont les artistes l’apprêtent. La plupart des artistes qui utilisent la nourriture le font de manière sporadique. Ils ne limitent pas leurs œuvres à ce seul matériau. Cependant, tous s’en servent comme d’un matériau noble pourvu de pigments de vie et de mort. Ils s’emparent de la nourriture comme d’un matériau qui, outre ses qualités anthropomorphiques, possède des valeurs gustatives, olfactives et tactiles qui excitent notre polysensorialité.

L’œuvre devient «un travail collectif rendu possible par des expériences, des logiques formelles et sociales (20)». Le passage de la représentation à l’utilisation de la nourriture comme matériau artistique devient un moyen symbolique de s’inscrire dans le monde à partir d’une matière vivante destinée à une mort certaine. Le glissement métaphorique vers la condition humaine est somme toute assez probant. La trace du public devient liée à son expérience polysensorielle et parfois à l’observation anthropologique des vestiges de son passage. L’homme ne se limite plus à une pure «substance pensante» comme chez Descartes, mais à une conscience impliquée dans le monde. L’aphorisme «je pense donc je suis» se déplace en «je sens donc je suis».

Ces installations, ces sculptures et performances amènent à considérer l’univers d’une manière peu commune. C’est une dégustation gastronomique bien particulière qu’offrent ces artistes à travers laquelle ils confrontent notre degré d’absorption de l’autre. Cet «autre» avec qui nous devons essayer de cohabiter. L’autre, cet étranger qui me côtoie. L’autre, cet aliment qui me pénètre. L’autre, cet inconnu qui m’habite. Cette problématique d’altérité est abordée sur le ton de la convivialité où l’autre laisse son hostilité de côté pour s’ouvrir à la communion. Aussi, quelle que soit la prochaine substance qui franchira votre bulle, pénétrera votre bouche, prenez soin de la digérer avec toute l’émotivité que vous offrent vos sens.

NOTES
1. Franz Boas (1858-1942) pose pour la première fois une analyse descriptive sur le terrain des phénomènes d’acculturation et des changements culturels.
2. Peter Schneider, «Daniel Spoerri, 1968» in Restaurant Spoerri, Paris, Éditions du Jeu de Paume/ Réunion des musées nationaux, 2002, p. 40.
3. Michel Onfray, La raison gourmande, Philosophie du goût, Éditions Grasset, Paris, 1995, p. 215. Les recherches du Philosophe français relient le corps et l’esprit par le biais de l’hédonisme. Son chapitre sur l’esthétique de l’éphémère constate l’étroite relation entre l’art et la nourriture à travers l’histoire et la philosophie et confirme la filiation avec l’art contemporain.
4. Ibid p. 222.
5. Christian Besson, «Daniel Spoerri gastrophobe», in Restaurant Spoerri, Paris Éditions du Jeu de Paume/Réunion des musées nationaux, 2002, p. 18.
6. Michel Onfray, ibid., p. 233.
7. Daniel Spoerri, «L’ultima Cena, 19 novembre 1970», dans Restaurant Spoerri Paris, Éditions du Jeu de Paume/Réunion des musées nationaux, 2002, p. 89.
8. Ibid., p. 89.
9. Daniel Spoerri, «L’enterrement du tableau-piège, Le déjeuner sous l’herbe, 1983», dans Restaurant Spoerri, Paris, Éditions du Jeu de Paume/Réunion des musées nationaux, 2002, p. 96.
10. François Recanati, «Les paradoxes pragmatiques», La transparence et l’énonciation. L’ordre philosophique, Paris, Seuil, 1979, p. 195-208.
11. Boris Cyrulnik, Un merveilleux malheur, Paris, Odile Jacob, 2002, p. 19.
12. In Nycole Paquin, «Percevons-nous vraiment des signes ?», Visio, vol. 1, no 3, hiver 1997, p. 79.
13. Ibid., Ces scientifiques sont : Baddeley, 1992, 1994; Scharter,1991; Martin, 1992.
14. Nycole Paquin, Le Corps juge, Sciences de la cognition et esthétique des arts visuels, PUV, Paris, XYZ, Montréal, 1997, p. 13.
15. Nycole Paquin, «Percevons-nous vraiment des signes ?», Visio, vol. 1, no 3, hiver 1997, p. 80.
16. Massimo Guerrera, interview avec l’artiste québécois dans son atelier, le 8 février 2002.
17. La première édition de l’événement d’art actuel Orange justifie l’importance des propositions artistiques à base d’aliments. Les commissaires de l’exposition : Marcel Blouin, Mélanie Boucher et Patrice Loubier ont su convier le public au banquet des artistes en proposant une pluralité d’œuvres et de performances intégrées au quotidien de la population, qui a pu admirer, déguster et récolter les offrandes des artistes (www.expression.qc.ca).
18. Paul Ardenne, Pratiques contemporaines : L’art comme expérience, Éditions Dis voir, Paris, 1999, p. 95.
19. Cordelia M. Mourao, «La recette de Tunga», Beaux Arts, janvier 2002, p. 22.
20. Alain Guillemin, Vers une sociologie des œuvres, L’Harmattan, tome 1, 2001, p. 275.

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