Article | Programme, prothèses et autres prolongements
Programme, prothèses et autres prolongements
Par Jocelyn Robert
Dès les premières pages de l’album Les 7 boules de cristal (1) de Hergé, Tintin est surpris d’avoir à attendre que le capitaine Haddock mette un monocle pour que ce dernier le reconnaisse. Non pas que le vieux loup de mer ait soudainement la vue basse, mais il semble bien que cette prothèse lui soit nécessaire pour devenir (pouvoir agir comme) un châtelain. L’ironie de la situation vient de la contradiction du geste du capitaine Haddock avec ce qu’on pourrait appeler son programme initial (2) : on ne passe pas de marin à châtelain au moyen d’une prothèse, et la tentative est suffisante pour exposer au ridicule celui qui s’en rend coupable. Il est entendu qu’une prothèse doit compléter le programme initial, et non pas le changer de but en blanc. Signalons aussi qu’à la page 51 de l'album, quand le capitaine se trouve dans une situation difficile et qu’il décide de prendre les choses en main lui-même plutôt que de s’en remettre aux autorités, il reprend pour la première fois sa casquette et sa pipe...
Il est important pour la suite de notre exposé d’établir une distinction entre deux types d’objets appelant une utilisation différente : l’outil et la prothèse. La distinction entre outil et prothèse tient au degré d’intégration de l’objet non seulement au corps du porteur, mais aussi à son programme initial. Alors que l’outil est un objet fabriqué que l’on prend, qui sert à agir sur la matière, à faire un travail, la prothèse est un appareil, un dispositif que l’on porte, servant à remplacer un membre, une partie de membre amputée, ou un organe gravement atteint ou détruit (3). L’outil est un objet indépendant du corps, la prothèse se pose en continuité avec celui-ci. Ainsi, la plupart s’entendront pour dire qu’un marteau est un outil et qu’une jambe de bois est une prothèse. Qu’en est-il des lunettes ? Cela dépendra de leur rôle : des lunettes qui pallieront une vue déficiente seront considérées comme une prothèse, des lunettes qui permettent de voir plus loin que ce qui est inclus dans le programme humain normal (des jumelles) seront un outil.
C’est une distinction fragile, mais si elle peut survivre à la longueur du présent texte, elle permettra peut-être de considérer certains travaux d’artistes sous un angle nouveau. Ce qui nous semble particulièrement intéressant, c’est que la prothèse devient un révélateur, au sens photographique, du programme normal ou conventionnel d’un individu ou d’un groupe social, tel qu’il est considéré par ceux qui jugent l’efficacité ou la pertinence de la prothèse en question. Une main artificielle sera jugée plus réussie si elle ressemble physiquement à une main naturelle et si elle réalise le même travail, même si une main à neuf doigts télescopiques serait peut-être plus efficace dans son intervention sur la matière, dans sa capacité à effectuer un travail donné. C’est qu’elle confirme le porteur dans ce qu’il est convenu qu’il soit (4).
Que permet donc de voir ce rapport entre prothèse et programme ? Comment s’articule cette question aujourd’hui, dans le cadre de pratiques artistiques interdisciplinaires proposant de considérer certaines prothèses technologiques comme prolongements de la personne ?
La prothèse-machine
Une des propositions de Jean-Pierre Gauthier vient en partie confirmer notre hypothèse du lien entre prothèse et programme, puisque c’est dans un jeu sur ce lien qu’elle prend toute sa force. Marqueurs d’incertitude est un système de moteurs, de poulies et de câbles terminés par des crayons qui exécutent directement sur le mur de grands dessins. Or ces dessins sont gestuels, semblent porter l’empreinte d’une signature, d’une patte, d’un style conséquent à un entraînement : que ces dessins puissent être réalisés par une machine – réalisés, et non pas reproduits – est particulièrement troublant, puisque cette fonction est traditionnellement l’une des spécificités d’un programme humain particulier : celui de l’artiste.
Diane Landry nous place elle aussi devant une situation ambiguë avec son œuvre L’imperméable. Au cœur de cette pièce se trouve l’artiste elle-même, attachée à quelques mètres du sol à une structure verticale par un harnais fixé à un axe horizontal, ce qui lui permet de tourner sur elle-même, un peu à la manière des pales d’un moulin à vent. Au cours de la performance, elle sera également complètement emballée dans une sorte d’enveloppe de plastique transparent gonflée. Dans cette installation-performance, le corps de l’artiste devient prolongement de la machine qui la soutient, et c’est un des aspects les plus signifiants de l’œuvre : l’abandon de l’initiative propre à l’artiste au profit d’un programme externe, dicté par les possibilités mécaniques de l’appareillage installé. Cette soumission du corps de l’artiste à la mécanique prothétique n’est pas loin du Metropolis de Lang ou des Temps modernes de Chaplin, et on y verra la représentation d’un duel souvent rejoué entre l’humain et la machine, et la crainte inspirée par la mise en scène de la victoire de cette dernière.
Reactable, de Sergi Jordà, est un instrument de musique composé d’une image vidéo numérique horizontale sur laquelle sont déposés des objets que l’on manipule pour créer des sons. Ce sont des objets relativement anonymes – des prismes rectangulaires portant des icônes, et l’image vidéo est faite de lignes dynamiques qui représentent les relations créées entre les objets. La particularité de Reactable est la polyvalence des objets manipulés pour composer « en temps réel » : un objet peut contrôler tantôt la vitesse de succession des notes, tantôt la hauteur des sons, sans que son apparence matérielle n’ait changé. Il y a cependant une certaine visualisation des informations puisque divers paramètres sont affichés, de manière plus ou moins obscure, sur la surface luminescente. Fait significatif : pendant la performance, l’image produite par l’interface est projetée sur un grand écran pour l’auditoire, et c’est là qu’est le spectacle. Il y a une sorte d’omnipotence associée à la manipulation de ces objets qui semblent pouvoir se transformer sans effort en ce que l’on voudrait bien qu’ils deviennent, créant ainsi l’outil ou l’instrument idéal. C’est l’image de cette transformation qui frappe. L’abondance de signes entourant ces manipulations – chiffres furtifs, lignes dynamiques de connexion entre différents objets – augmente l'apparence de polyvalence, qui suggère une prothèse à programmation variable. Ce qui nous semble particulièrement révélateur par rapport à notre problématique est que l’image et le son, provenant d’un instrument qui n’a pas de rapport matériel direct avec eux, deviennent des créations de l’esprit et semblent ainsi des prolongements de la volonté, donnant à la prothèse un rôle médiumnique, court-circuitant médium et média. Ainsi, l’intérêt de l’instrument ne réside pas dans sa capacité à générer une musique inouïe (les sons produits et leurs arrangements sont en fait relativement banals), mais dans la magie mise en œuvre pour la créer. Reactable de Jordà devient donc une prothèse en ce que l’œuvre permet la réalisation d’un programme imaginaire du corps humain. La facilité avec laquelle on estime plausible cette capacité d’agir à distance comme partie intégrante du programme humain initial mériterait à elle seule de faire l’objet d’un article.
La prothèse-image, l’image-prothèse
Il y a des œuvres dans lesquelles l’image est utilisée en tant que prothèse, c’est-à-dire comme un prolongement du corps et comme révélatrice d’un programme. C’est le cas de certains travaux de Marcel-lí Antúnez Roca, dont Hipermembrana et Epizoo. L’un des éléments les plus signifiants de ces performances est que la prothèse n’est jamais directe, elle est toujours soit révélée par une image, soit révélatrice d’une image.
Dans Hipermembrana, Roca et Ignacio Galilea proposent un enfer dantesque en images vidéo projetées qu’ils manipulent au moyen d’interfaces simples : des interrupteurs au plancher sur lesquels ils appuient avec leurs pieds lors de leurs déplacements sur scène. Ces interrupteurs sur le sol imposent évidemment une certaine chorégraphie aux deux protagonistes, mais celle-ci n’est pas en elle-même d’un grand intérêt. Ce qui nous semble plus significatif, c’est que, alors qu’on pourrait s’attendre à ce que les deux acteurs deviennent, par leur pouvoir de faire apparaître des images, les démiurges de ce monde infernal, c’est l’inverse qui se produit : les images sont le lieu de la rencontre, et les deux personnages deviennent vite serviteurs du flot vidéographique. L’effet rappelle un peu celui de L’imperméable, de Landry : c’est la machine – dans ce cas-ci une machine onirique – qui mène la danse, et la prothèse devient plus forte que celui qui la porte. Cet usage est particulièrement à propos dans l’œuvre de Roca, puisqu’il s’agit d’une représentation de l’enfer de Dante : une situation où la part d’initiative de l’individu dans la réalisation de son programme lui échappe totalement et de manière irréversible, pour être remplacée par une série d’étapes prédéterminées et incontournables.
Une autre des propositions de Marcel-lí Antúnez Roca, Epizoo, vise une inversion des rôles : alors que dans Hipermembrana l’artiste contrôle l’apparition d’un monde infernal imaginaire offert à la vue des spectateurs passifs, il y a ici manipulation du corps de l’artiste par les spectateurs. Le processus est le suivant : un membre de l’auditoire se place devant un ordinateur et clique sur une partie d’une image représentant le corps de l’artiste. Cette image est vue par tous sur un grand écran. Ces actions contrôlent une série de prothèses mécaniques placées directement sur le corps de l’artiste qui lui font subir toutes sortes de « petites tortures ». Cette manipulation n’est donc pas directe : elle se produit par l’intermédiaire d’une interface en trois parties. Il y a d’abord un système informatique : écran, clavier et souris, puis les images produites par l’interface, qui sont le lieu de l’intervention, et enfin les prothèses elles-mêmes. Il faut dire tout de suite que les prothèses mécaniques portées par l’artiste sont de bien peu d’intérêt : images classiques de pinces qui font sourire en étirant la peau, plate-forme tournante qui fait pivoter le corps, écarquilleurs de paupières... l’effet est comique pendant quelques minutes, sans plus. L’interface d’entrée – clavier, souris et écran – est aussi banale. Là où le projet existe vraiment, c’est dans l’image projetée. C’est elle qui est un prolongement des imaginaires communs des spectateurs et de l’artiste. C’est là que se situe la rencontre. D’autant plus que les images, qui auraient pu être des représentations simplement techniques de l’emplacement des dispositifs à activer sur le corps de l’artiste, sont en fait de véritables dessins, des images, des motifs, des représentations symboliques permettant un développement imaginaire de l’effet des gestes des membres de l’auditoire sur le corps de l’artiste. En ce sens, les images deviennent le cœur du système prothétique : ce sont elles qui portent les actions à venir, les étapes potentielles, le programme.
LoopLoop, une œuvre de Patrick Bergeron présentée par le centre Avatar, s’affiche comme un prolongement de la mémoire. D’abord celle de l’artiste puisqu’il s’agit d’un assemblage d’images vidéo d’un voyage qu’il a effectué en Asie, puis de celle du regardeur, puisqu’il peut en suivre l’évolution dans la masse d’images par laquelle cette mémoire est mise à l’épreuve. Ce qui est surtout intéressant ici, c’est la correspondance métaphorique entre la forme des images projetées et le processus même de la mémoire. Superpositions d’images, défilements plus ou moins rapides, correspondances de forme ou de contenu entre différentes strates d’images, mises en abîme : on pourrait croire que les souvenirs qui défilent et s’entrechoquent devant nos yeux sont les nôtres, que la mémoire visuelle qui est mise en œuvre vient en fait de notre propre imaginaire. Difficile de déterminer qu’il s’agit bien d’une prothèse dans ce cas-ci : quel est le lien direct entre l’œuvre et le regardeur ? Et pourtant, un programme est révélé : une capacité à reconstruire des images vécues selon une certaine forme narrative, avec plusieurs niveaux de correspondance, à partir d’images qui semblent désordonnées. Est-ce que le lien doit être physique pour que l’on puisse parler de prothèse ? L’image peut-elle constituer une prothèse ?
La prothèse comme révélateur d’un programme
La plupart des œuvres examinées utilisent des prothèses comme propositions de modification ou de prolongement du programme initial de l’individu. Il y a soumission à la machine dans la performance de Landry, déplacement des limites du corps dans Reactable et déplacement hors du corps des capacités individuelles à influer sur le réel dans l’installation de Jean-Pierre Gauthier. Les dernières œuvres discutées posent la question de l’image comme prothèse, c’est-à-dire comme extension de la personne, et notamment de l’image comme interface permettant d’agir sur le corps de l’autre, de l’image comme porte d’accès à un monde onirique (Roca) et de l’image comme prolongement hors du corps de la mémoire dans sa forme même (Bergeron). Elles révèlent en fait la problématique de la dématérialisation de la prothèse et de son transfert dans l’image. Peut-être est-il pertinent de rappeler ici que, si la pipe et la casquette sont les accessoires qui confirment le rôle convenu du capitaine Haddock de Hergé, c’est par une prothèse visuelle (un monocle) qu’il tente de devenir autre.
Plus largement, les œuvres présentées ici permettent de concevoir le rôle de la prothèse comme révélateur d’une construction culturelle que nous avons appelée le programme initial. Car si le système des objets permet l’inscription individuelle dans le corps social, s’échafaudant comme un système de signes (6), les objets – et plus particulièrement les prothèses – semblent permettre à l’inverse l’inscription du système social dans le corps individuel par l’imposition d’un programme. L’usage de la prothèse par les artistes leur donne une occasion de révéler et de critiquer ce programme en exposant certaines de ses caractéristiques et en les confrontant à d’autres possibles.
L’auteur remercie Suzanne Leblanc pour sa collaboration.
NOTES
1. Hergé, Les 7 boules de cristal, Belgique, Casterman, 1948, p. 3.
2. Le mot programme est pris ici à la fois au sens d'« exposé général des intentions et projets politiques d’une personne, d’un groupe » et de « suite d’actions que l’on se propose d’accomplir pour obtenir un résultat ».
3. Le Nouveau Petit Robert, France, Dictionnaires Le Robert, 2001.
4. Ce qui explique peut-être une des curiosités de notre époque : vu les technologies disponibles, on pourrait sans doute imaginer des prothèses plus performantes que les membres originaux, mais on s’en abstient car ce serait détourner l’individu de son programme initial. On pourrait supposer que les conflits entourant les interventions visant à normaliser les personnes handicapées participent en partie de la même problématique. Il serait également intéressant d’aborder certaines positions éthiques à partir de cette notion de programme, notamment celles entourant les innovations biologiques comme le clonage ou encore celles du port de symboles religieux dans la fonction publique. Vus sous l’angle prothèse/programme, voile, perruque (aussi appelée prothèse capillaire) et teinture à cheveux relèvent ainsi d’une même problématique : il s’agit de modifier le corps pour que son image soit conforme à un programme donné.
5. En février 2009, le Mois Multi présentait à Québec une série d’œuvres autour du thème « Prothèses et autres prolongements ». Les œuvres dont il sera question ici sont issues de cette programmation.
6. Voir Jean Baudrillard, Le système des objets, Paris, Gallimard (Médiations), 1968, 288 pages.
BIO
Jocelyn Robert est artiste et professeur à l’École des arts visuels de l’Université Laval. Il a récemment signé « Le temps mort », dans L’Art techno en scène (Daïmon, Gatineau, QC, 2008), « Éditorial », dans Inter, no 98 (Québec, QC, 2008), « Dannwy McCarthy – On...Off... », dans Inter, no 98 (Québec, QC, 2008), « La lumière immobile », dans La lumière immobile – Carte grise à Jocelyn Robert (publication dvd, Dazibao, Montréal, QC, 2006) et « Tissu social et artisanat », dans Répertoire des centres d’artistes autogérés du Québec et du Canada, 6e édition (RCAAQ, Montréal, QC, 2006).