Dossier | Joker : Le sabotage méthodique
Joker Le sabotage méthodique Par Thibault Carles
Le Joker, sabotage incarné
Tiré d’un jeu de cartes, le joker est ce personnage bouffon et saboteur qui peut prendre la valeur que celui qui le détient décide de lui donner. C’est donc une carte potentielle et une figure perplexe qui n’appartient pas à la hiérarchie des numéros ou des figures royales, mais qui assure une rupture dans les choix qui vont marquer le cours de la partie. Il représente la coexistence ambivalente d’une solution inattendue pour les uns et d’une entrave malchanceuse pour les autres. Le joker sabote le jeu parce qu’il n’a pas de valeur intrinsèque, parce qu’il échappe aux règles auxquelles se plient les autres figures tout en les reconfigurant; il se tient à la fois à l'intérieur et à l'extérieur d’un système logique qui pourtant tolère sa présence illogique. C’est un transfuge intégré. Dans le second volet du récent film à succès de Batman, Le chevalier noir, le Joker est un corollaire parasite dont l’existence est inextricablement liée à son alter ego positif, Batman. Selon la culture qui définit le super héros, le bactérien Joker trouve un support somatique et psychique qu’il sabote dans toutes ses composantes. La contamination gagne implacablement la ville et la communauté de Gotham, dans ses lieux, ses moments, son imaginaire. Même éradiquée, l’aura du parasite plane toujours dans des greffons insoupçonnés, étendant la suspicion sur ce qui était encore viable et sain, au-delà de tout soupçon, comme en témoigne le personnage de Harvey Double-Face. Le sabotage dissout le manichéisme originel, et le parasitage déborde le cadre du récit filmique. Le Joker perfore le médium et la pellicule des caméras IMAX en se faisant héros du marchandisage et porte-parole de la superproduction (1), en occupant les affiches publicitaires et les esprits des spectateurs aux dépens du super héros, lui-même réduit à un titre. Il gâche tout, vole la vedette dans la fiction et hors de celle-ci, perturbe et reconfigure le système qui, comme un jeu de cartes, est un jeu de valeurs dans la double acception métaphysique et numérique du mot.
Valeurs
L’idiosyncrasie du sabotage est son action en termes de valeur. C’est un acte fondamentalement transitif, qui dévie et ricoche sur ce qui l’entoure. S’il suggère souvent des révoltes à caractère politique et illégal, qui chercheraient à outrepasser la Loi, il semble que chez nombre de plasticiens un enracinement bien plus profond témoigne de méthodes qui tenteraient plutôt à briser la Règle, beaucoup plus forte, beaucoup moins flexible, intransigeante. Le sabotage est dès lors moins celui de l’objet que celui du sujet.
Dans la construction de ses œuvres, l’intention initiale de Maurizio Cattelan est de privilégier l’inévitable malentendu qu’elles provoquent, «car les gens peuvent en faire ce qu’ils veulent (2)». De son côté, Carsten Höller et son incontournable Laboratoire du doute désolidarise le monde des valeurs de celui des certitudes pour laisser cours à une perplexité décomplexée et informelle. Ceal Floyer travaille en utilisant son insatisfaction, en se rendant vulnérable et en manifestant ce scepticisme comme de l’art afin de pousser la situation plus loin (3). Didier Faustino intitule sa première agence d’architectes LAPS – Laboratoire d’Architecture, Performance et Sabotage – et détourne des commandes passées par des organismes ou des personnages publics en pointant cruellement leurs défaillances. Norma Jeanne est une artiste qui n’existe pas et qui crée la confusion entre une identité vide et des travaux bien réels. Dans ces différentes pratiques, le sabotage ne se place pas dans l’objet créé ou dénoncé, mais dans le gâchis d’une méthode qui se trouve élargie, acceptant un principe de non-assurance, d’expérience de la fragilité et de l’incertain.
Le joker artistique est moins une production qu’un ensemble de motivations et de méthodes élargies. Dans nombre de ces travaux, l’art n’est pas le lieu de la création d’objets raisonnés mais plutôt celui du vécu et du partage d’une expérience particulière et paradoxale, insuffisante, du monde actuel, un état de vulnérabilité. L’impossibilité de donner des formes exclusives à ces sentiments et à ces idées prolonge le jeu de la création sur un terrain réflexif, sur une conversation élargie et décrispée de sa médiatisation et de ses contraintes matérielles. Comment incarner l’insatisfaction? Comment informer le doute, le trouble, l’irritation, le sentiment de ne pas pouvoir faire ou de mal faire? Si nombre de productions achevées contiennent un coefficient critique important – ce qui est un signe de qualité de l’œuvre dans notre société et notre approche de l’art – et mettent en doute nos systèmes de valeurs, l’anticipation et l’intégration de ce coefficient critique au niveau même des méthodes élaborées par les artistes (le bien faite, mal faite, pas faite d’Agnès Thurnauer, 2004) constituent un doux mais néanmoins inexorable sabotage, autrement plus accompli et novateur quant à la transformation des modes de pensée et de fonctionnement de l’art actuel.
Transferts, assimilations
Un coup d’œil rétrospectif sur le 20e siècle fait apparaître la diversité et la complexité structurelles des motivations des artistes et des formes de leurs engagements, de leurs rôles, bref la construction de l’être-artiste. Le modernisme considérait la méthode comme un plan d’action défini, voire prédéfini qui fédérait les individualités autour de convictions politiques, sociales, métaphysiques dans un espace et un temps progressistes. Le Manifeste apportait le point d’orgue à un ensemble de procédés destinés à contrecarrer l’irruption de l’incertain, de l’inexplicable, du défaillant et de l’insuffisant : pas de doutes, pas d’incertitudes possibles. Le postmoderne nous a légué une culture et un monde de l’art coextensifs de l’économie capitaliste où la massification consumériste et spectaculaire ne laisse, idéalement, aucune place aux ratés et au défectueux. Si les incertitudes de l’Époque ont pourtant toujours existé, impossible pour un artiste d’exposer, de revendiquer ou d’utiliser sa vulnérabilité, son incompétence, son doute dans le processus créatif. Le non-fiable est réservé au jugement sur autrui et constitue une critique dévalorisante.
Aujourd’hui dans l’art du «post-post (4)», les ennemis sont tombés et ne sont plus identifiables (recul de la téléologie), l’engagement politique de l’artiste – du moins pour les plasticiens – a fortement régressé, et l’esthétique, évaporée et généralisée dans la totalité de nos existences, n’est plus l’enjeu premier que la meute doit se disputer. Parce qu’il n’est plus possible d’affronter ou de penser la société sans en faire partie, parce que les micro-utopies quotidiennes et la conquête des libertés singulières ont remplacé les révolutions de masse, l’ensemble des conflits qui autrefois s’exprimaient «ouvertement», accompagnés de visions et d’engagements rédempteurs que chacun pouvait imaginer et créer, sont aujourd’hui intégrés et intériorisés dans le mode de fonctionnement et de développement même des œuvres des récentes générations de plasticiens. Parce que « le mal » est partout et parce qu’au contraire de Dan Graham ou de Hans Haacke on ne peut plus proposer des formes qui reflètent et dénoncent à la fois le réel, le sabotage le plus efficace n’est pas celui qui viserait un ennemi invisible, obsolète, vidé de tout sens et de toute réalité – la société, un parti adverse, une idéologie ou Big Brother – mais celui qui entrave, irrite et affecte la nature des relations qui gouvernent cette société, la carte joker.
Pointless, mutants
Le sabotage méthodique, en altérant et remettant en cause ses propres capacités de jugement, d’action et d’appréciation, ajoute une couche de production immatérielle à la production d'œuvres d’art en tant qu’objets, installations, médias divers et actions, documents, en tant que rapport au monde matérialisé par des formes. Visuellement, perceptiblement, rien ne change. Parce qu’il est aussi impossible d’essayer d’informer l’informe, la plupart des travaux, comme ceux du doute de Höller (5), relèvent même d’une esthétique minimale – sa voiture comme ready-made aidé (6)-, voire d’aucune esthétique du tout car ne pouvant être réalisés et restant à l’état de projets, de souhaits impossibles, existant seulement dans la conversation des artistes comme une dolce utopia. Certains, comme Kendell Geers, Kader Attia, Laurent Grasso ou Wang Du, travaillent avec affirmation sur le doute et les paranoïas généralisés issus des médias, des chocs culturels, des croyances ou de la science et des technologies (les Idéologies) et produisent des œuvres fortement plastiques, denses, environnementales avec une esthétique personnelle et singulière qui est à l’image du sabotage général dénoncé. D’autres, comme Boris Achour et ses actions-peu (1993-1997), Mircea Cantor, Martin Creed ou encore Mark Lewis dans ses dernières réalisations, préfèrent travailler avec une indécision, une irrésolution et un doute assumés sur l’affirmation généralisée.
Ces œuvres ont en commun cette mince couche évanescente et poreuse, ce précipice du signifiant qui s’ajoute aux innombrables autres couches signifiantes habituellement préexistantes et repérables d’une œuvre d’art actuelle (matériaux, contexte, fonctionnement, relation au spectateur) et qui dans l’expérience offerte à autrui laisse percevoir des mécanismes qui ne sont motivés ni par la recherche d’une esthétique, ni par la commande d’un tiers (institution ou individu), ni par l’influence d’un lieu, d’une Histoire ou d’un contexte défini, mais bien par la vulnérabilité et la non-assurance éprouvées par une individualité irréductible, en l’occurrence celle de l’artiste. Le sabotage induit un réalisme opératoire puissamment transitif qui prolonge le réel en double schizophrénique et mutant. Pour utiliser un néologisme, il «perplexifie» le réel. Un mutant (7) est cet objet ou cette personne que rien a priori ne distingue des autres mais qui pourtant, une fois identifié, entretient la confusion en apparaissant complètement autre sinon antagoniste. Le sabotage méthodique est un plan de travail mutant qui conduit à des œuvres mutantes, la couche invisible d’incertitude, de mal-fait, de dégradé étant à la fois la fragilité et la force perturbatrice de l’œuvre. Loris Gréaud propose des ErsatZ hyperréalistes de ses travaux, une image mutante, qui remplace et détruit toutes les images existantes documentant l’œuvre : rien ne change, et tout change. Mathieu Laurette se mêle à ses sujets et, dans l’hypermarché, remplit des chariots de courses comme tout le monde, mais seulement avec des produits «satisfait ou remboursé», et prend le système à son propre jeu en le faisant courir à sa perte (Money-back products, 1993-2001).
Les années 1970 voient nombre de pratiques d’artistes telles que celles de Robert Barry, de Robert Irwin ou encore du groupe Art Language s’orienter vers des questionnements subversifs qui rétractent leurs réalisations dans des systèmes évaporés et immatériels, le plus souvent simplement encadrés par (donc assimilés à) leurs environnements institutionnels. La transformation du régime visuel alors en cours fait encore aujourd’hui ressentir ses effets tant esthétiques que politiques dans les pratiques. L’infirmation du projet bénéfique et matériellement créateur de l’art oriente les artistes vers des démarches qui prolongent cette défectuosité du visible et du praticable, un principe de non-assurance là encore; celui qui veut sortir du spectaculaire et de la marchandisation de l’œuvre et de l’esthétique, celui qui veut s’extraire de l’assurance culturelle ne peut plus proposer un projet librement disponible à sa médiatisation publicitaire, à son transport, de white cube en biennales et de biennales en white cube. Dans l’«empire global» qui n’a pas de dehors, une affirmation, un progrès s’applique à tous, et s’adresse au collectif de masse sans distinctions particulières, alors qu’un doute, une irritation, une insatisfaction se confie et brise le collectif uniforme au profit de l’ensemble des individualités qui le composent. Le sabotage méthodique entrave la mission culturelle et publique du musée comme présentateur de l’art en tant qu’objet de consommation (8) dont on peut immédiatement disposer ou qu'on peut rentabiliser en une expérience ou un savoir.
Disruption, serendipité
Avec la reproductibilité mécanique de l’œuvre et l’inondation du réel par l’art, ou de l’art par le réel, l’aura comme unique lointain perceptible était perdue. Une seconde aura, celle non plus de l’art mais de l’esthétique, de plus en plus souvent et clairement identifiée ces récentes années, a fait son apparition, en multipliant non les lointains perceptibles, mais les points de vue à partir desquels les lointains étaient rendus perceptibles. Le sabotage ici commenté peut être perçu alors comme un ensemble de méthodes élargies qui dégradent cette jeune mais incroyablement puissante – aliénante – aura de l’esthétique. En sabotant leurs modes de travail, de perception et de création du monde, en disparaissant, les artistes créent aujourd’hui moins une esthétique des formes qu’une dynamique des états d’esprit, un état de serendipité, c’est-à-dire l’exploitation créative de l’inconnu, avec pour seuls défauts assumés ceux de l’impromptu, de l’imprévisible, de la peur et des doutes liés à cet inconnu exotique, autre et profondément autre, inaliénable par nos codes de représentation et de communication massifiés (9).
NOTES
1. Voir à ce propos le développement des sites Internet pour le marketing du film, notamment whysoserious.
2. Conversation avec Hans Ulrich Obrist, Yokohama, septembre 2001.
3. « Have Trojan Horse, Will Travel. A conversation between Jonathan Watkins and Ceal Floyer », Ceal Floyer, Birmingham, Ikon Gallery, 2001.
4. Yves Michaud, L’art à l’état gazeux, Paris, Stock, 2003.
5. Rappelons le doute sur le « doute » confié par l’artiste lui-même, mot utilisé faute de mieux.
6. L’expression «ready-made aidé» est tirée de l’exposé de Marcel Duchamp au Musée d’Art Moderne de New York effectué au cours d’un colloque organisé dans le cadre de l’exposition L’art de l’assemblage, en 1961. Le texte de cet exposé est disponible dans le recueil des écrits de Marcel Duchamp, Duchamp du signe aux éditions Flammarion, 1994.
7. Le terme « mutant » est ici prolongé de la réflexion de Marc-Olivier Wahler, « Le réel : combien de couches ? », Fresh Theorie, Éditions Léo Scheer, 2007.
8. On peut ici rappeler toutes les pratiques d’artistes qui ont pris les « expositions » et plus particulièrement le « contexte institutionnel » comme médium exclusif depuis les années 1960, comme celles de Robert Barry, de Marcel Broodthaers, de Ben ou de Bethan Huws parfois en tentant même de faire échouer la programmation.
9. Ces relations entre quotidien et spectacle sont le thème de la Biennale de Lyon 2009 Le spectacle du quotidien, dont le commissaire est Hou Hanru.