Dossier | Réflexions sur le potentiel et les limites de l'insurrection infiltrante

Camille Turner, Miss Canadiana, Dakar, 2004. Photo : Wayne Dunkley
Camille Turner, Miss Canadiana, Dakar, 2004. Photo : Wayne Dunkley
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Dossier | Réflexions sur le potentiel et les limites de l'insurrection infiltrante
NO 68 - Sabotage
Sophie Le-Phat Ho

Réflexions sur le potentiel et les limites de l'insurrection infiltrante
Par Sophie Le-Phat Ho

Le 11 novembre 2008, la police antiterroriste française a arrêté une vingtaine de personnes, principalement à Tarnac, un village de la région de Corrèze, dans le centre de la France. Neuf ont par la suite été accusées de former une « association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste » pour le sabotage de lignes de train qui a entraîné des retards dans le réseau ferroviaire français. Très peu de preuves ont été déposées contre elles : la poursuite reposait sur la paternité du livre L’insurrection qui vient, attribuée aux suspects, et sur leurs liens avec ce que les marchands de peur du gouvernement et des médias français appellent l’ultragauche ou le mouvement anarchoautonome (1)

Je suis d’une génération qui tend à être inspirée par tout ce qui touche au situationnisme et à idéaliser ce mouvement sans tout savoir du contexte dans lequel il est né (ni des illusions qu’il pourrait véhiculer). Arrogance et festoiement côtoient vivacité d’esprit, intellect. En ce sens, L’insurrection qui vient (2), du Comité invisible, peut être vu comme une intervention familière et pourtant contemporaine dans le paysage des produits culturels liés à la théorie et aux pratiques politiques. Enfin une thèse bien d’aujourd’hui à laquelle on peut s’identifier, des références directes sources d’une désaliénation dont on a grand besoin. Il faudrait évidemment que la notion de « produit culturel » soit récupérée hors des cercles universitaires pour nourrir ce qu’on peut appeler notre critique de la critique. Il est intéressant d’examiner les objets à l’aune de l’intensité de la réaction, de l’inspiration suscitée. Malgré ses imperfections, c’est là l’une des principales qualités de L’insurrection qui vient : l’ouvrage invite à poser sur le monde un regard plus acéré.

Nous proposons ici un exercice dialogique articulant et amplifiant les idées tirées d’un autre produit culturel, l’ouvrage à paraître byproduct: On the Excess of Embedded Art Practices (3), avec la collaboration de la directrice de cette publication, Marisa Jahn (4). L’insurrection qui vient et byproduct visent des objectifs distincts : ils traitent donc l’idée de sabotage de façon très différente, et pourtant parallèle. La différence est par définition productive. Voyons ce qu’elle produit ici. Voyons quel est le « sous-produit » de cette rencontre.

Première leçon : cibler les réseaux
Le pouvoir ne se concentre plus en un point du monde, il est ce monde même, ses flux et ses avenues, ses hommes et ses normes, ses codes et ses technologies. Le pouvoir est l’organisation même de la métropole. Il est la totalité impeccable du monde de la marchandise en chacun de ses points. Aussi, qui le défait localement produit au travers des réseaux une onde de choc planétaire. (5)

On peut difficilement nier que le monde est aujourd’hui interconnecté. C’est une vision que les artistes ayant une pratique artistique «infiltrante» (embedded art, selon la formule de l’artiste et auteure Marisa Jahn) semblent avoir adoptée, avec ou sans conscience politique. L’idée de «sous-produits» a émergé de conversations avec le commissaire Joseph del Pesco. Tous deux ont agi comme commissaires lors d’expositions «qui examinaient l’intégration de projets dans des contextes non artistiques (6)». Jahn a coorganisé Shopdropping (Calgary, Vancouver, San Francisco), intervention dans le cadre de laquelle «des œuvres s’inséraient dans des systèmes commerciaux selon des stratégies allant du magasinage inversé à des performances dans lesquelles les artistes s’insinuent dans des systèmes de circulation.»

Certes, les collaborateurs de byproduct œuvrent dans des périodes et des milieux divers et sont d’allégeances variées, mais tous s’intéressent à intervenir dans des systèmes et des institutions, à les réinventer, et à «mobiliser les structures du pouvoir en un réflexe subversif conscient ou instinctuel qui stimule à son tour une recherche et une quête sur soi-même». Il peut s’agir entre autres de l’industrie, de la recherche-développement, des lois, des usines, des médias de masse, du gouvernement.

Pour chaque système, un niveau d’infiltration propre. Pour chaque système, une disposition de pièges singulière. Pour chaque système, un temps de rétention différent. Il existe une diversité de moyens de cibler des réseaux. Des médias tactiques aux protocoles documentaires (7), «le degré de maîtrise de la performance, l’agilité à se frayer un chemin dans le contexte social» varie. La notion de pratique artistique infiltrante a vu le jour en réaction à ce que Jahn et del Pesco considéraient comme des lacunes de l’art interventionniste. Devant la précarité de l’issue de nombreuses de ces œuvres, Jahn déplore que, souvent, l’artiste ne se met pas assez en jeu.

Ce qui nous préoccupe dans les œuvres interventionnistes, c’est la distance critique qui est la prérogative de l’artiste par rapport au contexte. De même, l’accent mis sur les aspects sensationnalistes des œuvres, sur les moments probants attestant la concrétisation de l’œuvre dans le monde réel – souvent captés sous forme de documentaire photo –, constitue un problème historiographique de la critique entourant l’art interventionniste. Il est également problématique que le passant ou le spectateur devienne sans le savoir « l’homme (ou la femme) de la rue » sans avoir l’occasion de participer à cette transformation. Les projets dont la fin n’est pas prédéterminée et qui permettent au participant-spectateur de modifier ou d’influencer l’issue des choses sont plus convaincants. Au bout du compte, c’est la curiosité suscitée par ces projets qui offre un cadre pour la réalisation de changements aux conséquences politiques. Je suppose que c’est une question d’armature d’émancipation. L’art interventionniste est-il né d’une compréhension superficielle des réseaux? En définitive, qu’est-ce que ces interventions font réellement? Auraient-elles avantage à véhiculer davantage une réflexion sur soi? Les médias tactiques supposent-ils plutôt de camoufler la vulnérabilité?

Deuxième leçon : éviter la question de l’identité
D’un point de vue stratégique, l’action indirecte, asymétrique, semble la plus payante, la plus adaptée à l’époque : on n’attaque pas frontalement une armée d’occupation. L’identité n’est plus à «revendiquer» ni à «défendre». L’identité est ce que toute forme d’appartenance institutionnalisée cherche à fixer, à classer, à archiver et, au bout du compte, à s’approprier. L’identité est gage de frontières. Le Comité invisible, lui, est partout et nulle part à la fois. Comme l’affirme un autre groupe, Os der ikke findes (Nous qui n’existons pas), «[le] pirate vit sur l’eau et n’est donc de nulle part. [Selon Foucault,] les pirates valent mieux que la police. Il vaut mieux voyager qu’espionner [...]. [Pour Foucault], se détacher d’une identité est un acte politique (8)».

D’un autre côté, certains praticiens de l’art infiltrant ne cherchent pas à devenir «invisibles» et explorent la notion même d’identité. Comme le fait valoir Jahn, «de nombreux projets d’art infiltrant ont comme point de départ une curiosité sur le caractère fortuit de l’identité, les conditions de la formation du sujet, les mécanismes politiques de l’asservissement, etc. Les artistes sont mus par des questions existentielles ou expérientielles, mais leur sensibilité politique confère aux œuvres des inflexions subversives».

Le détachement par rapport à une identité et l’utilisation de cette notion comme point de départ ont en commun l’idée d’une identité indéfinie, le «rejet d’une identité stable, mais aussi un refus d’être tenu responsable ou de révéler ce que la sphère publique attend et exige (9)». Dans le cas des pratiques artistiques infiltrantes, c’est un certain processus de déspécialisation qui est à l’œuvre – un autre sous-produit. Il est certes justifié de critiquer les artistes susceptibles d’assimiler leur rôle à celui d’un travailleur social ou d’un militant communautaire, mais ceux qui pratiquent l’art infiltrant se positionnent pour complexifier l’économie du savoir et prêtent davantage le flanc à la critique. Comment opposer une critique pertinente – ou proposer une œuvre intéressante – si on ne sait pas de quoi on parle? Dans une certaine mesure, les pratiques artistiques infiltrantes ont le potentiel de contrecarrer l’idéalisation et le paternalisme répandus dans les pratiques (artistiques) communautaires.

Troisième leçon : ne pas oublier le lien entre savoir et pouvoir
La circulation du savoir annule la hiérarchie, elle égalise par le haut. Communication horizontale, proliférante, c’est aussi la meilleure forme de coordination des différentes communes, pour en finir avec l’hégémonie. Qu’est-ce que la «production du savoir» dans le contexte des pratiques infiltrantes? Pour Jahn, la dissémination (ou la «diffusion») de ces pratiques est centrale chez les artistes: «leur travail n’est porteur de sens que dans un contexte bien précis». Comme elle le fait observer, «[en] sortant l’œuvre de son contexte, on risque un déracinement politique, la perte de l’intention initiale [...]. [Les auteurs d’œuvres infiltrantes] résolvent en partie cette question en tablant sur le système dans lequel ils interviennent et qu’ils réinventent pour produire l’œuvre et en utilisant son langage comme matière première.» Par exemple, le médium central de Refresh est la transcription des échanges au tribunal entre l’artiste Kristin Lucas et le juge responsable de «changer» son nom.

Ce qu’il est important de cultiver, de diffuser, c’est cette nécessaire-disposition à la fraude, et d’en partager les innovations. Pour les communes, la question du travail ne se pose qu’en fonction des autres revenus existants. Il ne faut pas négliger tout ce qu’au passage certains métiers, formations ou postes bien placés procurent de connaissances utiles.

Jahn fait remarquer que «les pratiques infiltrantes reposent sur l’invitation d’une autre institution, ou hôte : ce qui rend ces œuvres corrosives est leur capacité de transformer cette hospitalité en hostilité, leur potentiel subversif, le don de l’artiste de rendre cette tension productive pour donner à l’expérience une issue digne d’intérêt».

Il est aujourd’hui nécessaire de proposer de nouvelles façons de créer des alliances et de trouver des complices. Comme le proclame le Comité invisible, «[il] n’est pas question d’occuper, mais d’être le territoire.» L’art infiltrant est-il susceptible d’être porteur de solidarité? Ayant infiltré la «machine» et témoignant donc du fait que «[la] régularité du fonctionnement mondial recouvre en temps normal [leur] état de dépossession proprement catastrophique (10)», qu’est-ce que les auteurs déstabilisent exactement au final?

La commune, c’est ce qui se passe quand des êtres se trouvent, s’entendent et décident de cheminer ensemble. La commune, c’est peut-être ce qui se décide au moment où il serait d’usage de se séparer. C’est la joie de la rencontre qui survit à son étouffement de rigueur. C’est ce qui fait qu’on se dit «nous», et que c’est un événement. [...] Pourquoi les communes ne se multiplieraient-elles pas à l’infini? Les praticiens de l’art infiltrant se multiplieront-ils? Selon Jahn, les œuvres de nombreux artistes trouvent preneur aujourd’hui en raison de la «valorisation de la créativité comme moyen de rendre les entreprises plus efficientes et adaptables sur le plan intellectuel» et de «programmes gouvernementaux visant à stimuler le secteur culturel et à le rendre plus viable sur le plan économique». À son avis, le travail des artistes est souvent instrumentalisé pour répondre aux besoins d’une organisation : le défi consiste à résister à l’assimilation totale et à insister pour exercer une fonction critique. Il reste donc à voir dans quelle mesure les sous-produits peuvent contribuer à une certaine décentralisation du pouvoir.

Le dernier mot : les risques des pratiques infiltrantes
Devant cette situation, on peut très bien se demander «quel danger l’art peut présenter (11)». L’idée même d’infiltration suppose une claustration. Mais qui (ou qu’est-ce qui) se trouve enfermé au juste, assimilé? C’est là que «le degré de maîtrise de la performance, l’agilité à se frayer un chemin dans le contexte social» deviennent essentiels. Et c’est là qu’il devient productif de réfléchir aux positions d’infiltration, où il y a risque de fléchir. En marge de ce cœur de travailleurs effectifs, nécessaires au bon fonctionnement de la machine, s’étend désormais une majorité devenue surnuméraire, qui est certes utile à l’écoulement de la production mais guère plus, et qui fait peser sur la machine le risque, dans son désœuvrement, de se mettre à la saboter.

D’une certaine façon, les praticiens de l’art immersif sont eux-mêmes les sous-produits du monde contemporain : ils révèlent leur interdépendance avec les réseaux actuels, ce qui détermine les conditions de l’acte de sabotage. Entre action directe et indirecte. Entre compagnons et complices. Entre identité et fluidité. Au bout du compte, les pratiques artistiques infiltrantes remettent peut-être en question la notion de pouvoir d’action en art interventionniste. Là où le risque semble minimal puisque, pour avoir lieu, l’acte artistique infiltrant doit adhérer aux réseaux (et donc aux structures de pouvoir) établis, le danger paraît soudainement considérable au regard de la notion même de pratique infiltrante. Comme le montrent les collaborateurs de l’ouvrage de Marisa Jahn, les praticiens de l’art infiltrant sont nécessairement ébranlés par leur acte d’infiltration volontaire. Cette influence et ce potentiel de transformation constituent un risque. Il serait intéressant de se pencher plus avant sur la façon dont les artistes évaluent ce risque. En attendant, byproduct montre que de nombreux artistes ont choisi d’aller de l’avant. Comme l’affirme le Comité invisible, «[ne] plus attendre, c’est d’une manière ou d’une autre entrer dans la logique insurrectionnelle».

[Traduit de l’anglais par Catherine Leclerc]

NOTES
1. Extrait tiré du site Web Support the Tarnac 9. [Trad. libre]
2. Comité invisible, L’insurrection qui vient (2007), Tarnac 9.
3. La publication est prévue pour 2010 aux éditions YYZ Books (Toronto) et REV (New York). L’ouvrage examine des projets artistiques dont la ruse consiste à construire des mondes miniatures au sein de systèmes étrangers au milieu artistique. Parasitant des structures socioéconomiques et l’ordre symbolique de systèmes dominants, ces œuvres (ou sous-produits) exploitent les failles, les excédents et les exceptions pour affirmer l’action individuelle et dérégler les mécanismes de leur «hôte». Il comprend des textes de Paul Ardenne, de Felicity Tayler, de Steve Mann et de nombre d’autres auteurs.
4. Nous remercions Marisa Jahn (www.marisajahn.com) pour sa participation à la recherche et à la mise au point du présent article.
5. Toutes les citations en italique sont tirées de L’insurrection qui vient, Tarnac 9.
6. À l’exception des citations tirées de L’insurrection qui vient, toutes sont des traductions libres d’extraits d’échanges de courriels avec Marisa Jahn.
7. Voir «Protocoles documentaires I et II» (Galerie Leonard & Bina Ellen), commissaire : Vincent Bonin, http://ellengallery.concordia.ca/fr/reflexion_protocol1.php et http://ellengallery.concordia.ca/en/reflexion_protocol2.php.
8. Os der ikke findes (We who do not exist), An explosive force of freedom, 2009, http://www.metamute.org/an_explosive_force_of_freedom (consulté en septembre 2009). [Trad. libre.]
9. Ibid.
10. Comité invisible, L’insurrection qui vient.
11. Wolfgang Sützl et Geoff Cox, dir., Creating Insecurity: art and culture in the age of security, Plymouth, Autonomedia [DATA browser 4], 2009, 208 p. [Trad. libre]