Article | Persistance : La performance comme action pure chez Yang Zhichao et He Yunchang
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Persistance : La performance comme action pure chez Yang Zhichao et He Yunchang
Par Erik Bordeleau
À la suite des événements de la place Tiananmen, la situation de l’art expérimental en Chine est devenue extrêmement précaire. Les artistes expérimentaux ne peuvent exposer leurs œuvres, et les revues d’art qui s’intéressent à leur travail sont étroitement contrôlées. Au début des années 1990, l’art expérimental en Chine apparaît au point mort.
À partir de 1993, plusieurs des artistes qui relanceront la scène de l’art performatif en Chine vivent ensemble dans un petit village en périphérie de Beijing (East Beijing village). C’est une époque de profonds changements économiques, où la Chine accélère son entrée dans l’économie de marché et adopte les normes de la société de consommation. La libéralisation économique contraste fortement avec le contrôle qui continue de prévaloir dans les sphères politique et culturelle, créant une tension identitaire énorme qui se reflète inévitablement dans la production artistique de cette période. Ainsi, cette situation schizophrénique donnera lieu à des pratiques performatives qui vont progressivement s’éloigner du modèle de performance comme action publique qui prédominait vers la fin des années 1980, pour évoluer vers des pratiques qui se consacrent davantage à l’exploration du corps-soi et du corps-chair (1). Généralement, on peut avancer l’hypothèse que la radicalisation de l’art performatif en Chine reflète la disparition progressive de la possibilité d’agir en tant que sujet symbolique dans l’espace public. L’usage du corps comme matière autonome d’expression et l’extrême cruauté qui va caractériser nombre de performances de cette période témoigneraient ainsi d’un procès général de réduction postpolitique de l’existence, lequel compromet les formes classiques de politisation du malaise socio-existentiel.
À première vue, ce cadre général d’interprétation s’applique plus particulièrement aux performances mettant en jeu le corps-soi, c’est-à-dire celles où le corps individuel est volontairement soumis à des sévices extrêmes, et dont la valeur tient à la capacité du performeur de supporter la souffrance auto-infligée. Dans de tels cas, l’épreuve de la souffrance révèle un pouvoir d’action individuel inédit, qui vient à la fois défier les diktats du pouvoir et remettre en question ce que Lesley Sanderson identifie comme «l’incapacité d’agir dans des situations de vie réelle (2)». La performance devient une sorte de pratique de la liberté fortement marquée d’héroïsme, où l’artiste met en scène la capacité de l’individu à résister en son propre corps, envers et contre tous.
Yang Zhichao : a-charné
Yang Zhichao (1963) a été décrit comme un révolutionnaire qui tente de mettre en évidence certains enjeux sociaux par l’entremise de ses performances. À défaut de se démarquer par sa qualité poétique, la démarche de Yang est d’une remarquable cohérence et d’une limpidité incontestable. Le caractère extrême de ses performances exprime un implacable réalisme, une volonté absolue de littéralement s’inscrire dans le réel. L’expérience de la douleur devient un élément essentiel de son œuvre, et plus encore, la force de volonté nécessaire pour la surmonter : «Seule l’expérience personnelle de la douleur me permet d’accéder à des intuitions qui ne peuvent être atteintes sur le plan de l’abstraction. La douleur est une manière d’accéder à un autre sentiment d’exister (3)». Son volontarisme radical et son goût du réel brut lui feront dire que «performers must be early marxist revolutionnairies (4)» (les performeurs doivent être des révolutionnaires marxistes des premiers temps).
Chez Yang, cette recherche d’un rapport brut au réel par l’expérience de la souffrance ne constitue cependant pas une fin en soi. Chacune de ses performances exprime une critique sociale forte et ciblée. Dans Fort Jiayu (1999-2000), Yang se fait admettre dans un hôpital psychiatrique d’une petite ville du Gansu, sa lointaine province natale. Pour ce faire, il n’aura fallu que le témoignage d’un proche (en l’occurrence, sa sœur) et un paiement pour couvrir les dépenses du séjour, qui durera un mois. Dès son admission, Yang recevra un électrochoc de plus d’une demi-heure, qui sera complété par l’administration de fortes doses de sédatifs qui conduiront finalement l’artiste à douter de sa propre condition mentale. Durant son séjour, Yang a tenu un journal qui relate son expérience et a été secrètement filmé et photographié par son beau-frère (5).
La même année, et peu de temps après son arrivée à Beijing, Yang fera marquer au fer rouge son numéro d’identification personnel sur son épaule droite par Ai Weiwei (Iron, 2000) (6). Certains ont souligné la violence du choc entre le monde rural et le monde urbain pour expliquer cette performance. En réduisant volontairement son corps à une pure surface d’inscription du symbole par excellence du dispositif gouvernemental, il semble que cette performance doive être lue comme une tentative radicale de réappropriation de son propre corps, une sorte de contre-effectuation primaire de la gestion biopolitique des populations à laquelle il s’est volontairement soumis lors de son expérience traumatique en asile psychiatrique.
Un mois plus tard, Yang participe à l’exposition Fuck off avec une performance qui le rendra célèbre. Dans Planting grass (2000), un chirurgien jardinier fait deux entailles de 1cm sur 1cm dans son épaule gauche sans anesthésie, pour ensuite y planter deux gerbes d’herbe recueillies précédemment sur les berges de la rivière Suzhou, à proximité du lieu de l’opération. À première vue, ce geste semble passablement énigmatique. Dans la foulée de Iron, on pourrait encore une fois le lire comme métaphore biopolitique, le corps de Yang apparaissant comme simple substrat pour la croissance végétale. Ce premier niveau d’interprétation ne suffit pas cependant à rendre compte de la dimension proprement spirituelle que Yang cherche à donner à sa démarche artistique : «Pour moi, l’art a d’emblée une dimension religieuse. Je pense par exemple à ces moines bouddhistes en Chine, qui font face à la difficile tâche de rester fidèles à leurs croyances malgré la dure répression à laquelle ils sont soumis. En mettant leur vie au service de la coexistence pacifique et en étant prêts à mourir si nécessaire, ils nous transmettent le pouvoir d’être fidèles à nos propres idéaux. Ce qui se produit derrière les murs des monastères peut être porté à l’attention du public par les artistes (7).»
Si l’art a d’emblée une dimension spirituelle pour Yang, c’est au sens d’un croire qui s’actualise directement dans des pratiques réelles et qui donne une mesure à l’existence. Cette insistance sur le caractère spirituel de sa pratique se vérifie tout particulièrement dans Planting grass. Questionné sur le sens de cette violence auto-infligée, il répondra : «L’engourdissement spirituel est aussi une forme de violence». La métaphore de la passivité végétative prend ainsi une tournure insoupçonnée, directement adressée à l’assistance : «Dans une atmosphère insensée où tout le monde s’amuse et rigole, la méthode qui cherche à viser les extrêmes a définitivement l’effet de calmer les esprits. On ne peut certainement pas laisser une nation entière déambuler sans but et grimacer comme des idiots (8).» L’exigence de réel qui traverse l’œuvre de Yang et la mise en jeu radicale de son existence à travers ses performances se révèlent ici dans toute leur violence conversive et parrésiaque.
Dans sa performance Earth (2004), l’offensive spirituelle menée par Yang semble se renverser pour prendre une dimension proprement cosmologique. Comme dans Hide (2002), où il s’agissait d’introduire par chirurgie (sans anesthésie toujours) un objet dans sa cuisse, l’œuvre consiste en l’implantation d’un élément étranger à l’intérieur du corps, plus précisément un morceau de terre introduit dans le haut de son estomac. Dans cette performance, Yang s’éloigne visiblement de toute critique sociale pour faire intervenir son corps comme témoin direct de l’incommensurable écart qui sépare l’homme de la nature. La tragique contingence de l’existence humaine se voit ainsi symbolisée par une performance mettant à l’épreuve la singularité organique de l’humain. À l’ère des biotechnologies et de la lecture toujours plus fine des partitions de la nature, cette performance a quelque chose de profondément primitiviste. Serait-ce une barbare tentative au scalpel de réfuter le «principe céleste» ou le jugement de Dieu et se faire un corps sans organes? Ou serait-ce plutôt l’expression d’un volontarisme déjanté cherchant à isoler aussi radicalement que possible la forme même de l’humain? L’intérêt de Yang ne semble pas tant porter sur l’aspect technologique de la performance que sur la dimension religieuse des aspirations intimes de l’humain : «Je sais que ce désir de combler l’écart entre l’homme et l’univers ne sera jamais entièrement réalisé. [...] Même si j’accepte la douleur, mon corps rejette la terre. Tout de même, c’est simplement humain que de vouloir combler cet écart (9).» À vouloir obstinément exposer les limites de sa chair, Yang, littéralement, s’a-charne; il est humain, trop humain.
Le devenir-mythique de He Yunchang
C’est une histoire que tous les Chinois connaissent, et que l’on enseigne très tôt et fort à propos à ceux qui auraient un jour décidé de s’atteler à la tâche d’étudier le mandarin. C’est l’histoire de «Yugong qui déplace les montagnes», « 愚公移山 » (Yu gong yi shan), un vieux fou qui décida un jour de déplacer la montagne qui obstruait l’entrée de sa maison à la sueur de son front et qui, à force d’une persévérance étendue sur plusieurs générations, finit par y arriver (10). Les performances de He Yunchang appartiennent elles aussi à cet univers fantastique. Certaines de ses performances rejouent des mythes classiques de la culture chinoise : on pensera par exemple à Tenir promesse (2003), œuvre pour laquelle il emprisonne sa main dans un bloc de ciment durant 24 heures. Le titre de l’œuvre renvoie à l’histoire d’un rendez-vous manqué sous un pont entre un garçon nommé Wei et une fille nommée Qi. Wei se présenta à l’heure prévue malgré une forte tempête. La rivière était fort agitée, Wei s’accrocha à une des colonnes du pont et continua d’attendre, pour finalement en mourir. On ne s’étonnera pas non plus que He ait aussi tenté de Déplacer une montagne (1999), ou de couper une rivière en deux avec un couteau et le flot de son sang (Dialogue avec l’eau, 1999), ou encore de déplacer le soleil (Soleil doré, 1999).
Le ciment revient à plusieurs reprises comme élément auquel l’artiste oppose la force de sa volonté. Dans Un sac de ciment (2004), c’est toute l’industrie de la construction chinoise, laquelle accapare près de 70% de la production mondiale de ciment, qui se trouve ainsi mise au défi. Attaché par les pieds à une grue, He déplace des sacs de ciment d’un point A à un point B, pendant qu’une autre grue l’imite en respectant le même rythme. Dans Au-delà de Tianshan (2002), He pousse un énorme bloc de ciment dans la direction d’un canon qu’il a lui-même fabriqué et qui fait exploser 1,25 kg de poudre à canon, donnant lieu à une explosion spectaculaire. Dans Casting (2004), il s’enferme durant 24 heures dans un bloc de ciment. Dans Ordre d’un général (2005), enfin, il trempe son corps jusqu’à la hauteur de sa poitrine dans un bloc de ciment encore liquide. La performance durera une heure, pendant laquelle le ciment durcira lentement, et He s’en sortira avec d’innombrables coupures sur tout le corps. Ces coupures rappellent la manière dont Canetti décrit le mode d’action psychologique du mot d’ordre : ils se plantent comme des aiguillons dans la chair de ceux qui les reçoivent, ne laissant à ceux-ci d’autres choix que de les passer le plus vite possible à d’autres. Tout se passe comme si, par cette performance, He cherchait à concrétiser l’interruption de ce processus de cimentification social, en résistant jusqu’aux limites du supportable à exécuter «l’ordre du général». L’immédiateté corporelle de la performance en fait une forme d’art particulièrement efficace pour court-circuiter, au moins symboliquement, la délégation intrinsèque du pouvoir, c’est-à-dire la fonction de représentation essentielle à sa consolidation.
Contrairement à Yang, l’essentiel chez He ne se situe pas dans le fait de la blessure, mais plutôt dans la création d’une situation de corps-à-corps avec une puissance matérielle donnée, confrontation qui vient mettre en valeur la force de résistance d’une volonté individuelle. Cette affirmation souffre toutefois d’une notable exception : dans Test de vision (2003), He fixe son regard sur un ensemble d’ampoules de 10 000 watts accrochées à un miroir pendant une durée d’une heure, ce qui lui cause des dommages irréparables à la vue. On peut également penser à sa performance aux Chutes Niagara (2005), où, équipé d’une corde d’escalade, He brave une température de 3 degrés Celsius et s’accroche à la paroi rocheuse. La performance est interrompue par l’intervention des policiers, sans quoi il aurait bien pu mourir de froid.
Comme dans le cas de Yang, les performances de He exigent une grande endurance physique et une forte détermination. Le conflit instauré entre le corps et l’environnement extérieur devient une manière d’éprouver la puissance du soi. Plutôt que de rabattre l’existence humaine sur sa limite physique, les performances de He instaurent un plan de représentation à mi-chemin entre l’extrême rudesse du réel et la puissance du mythe. La performance entrouvre une dimension mythique, d’où émergeront des forces pour affronter l’intraitable réel. «Rien ne peut nous empêcher de recourir à une imagination sans limite lorsque nous sommes confrontés à des circonstances hostiles», dit-il, ajoutant que cet esprit utopique lui est inspiré par la remarquable détermination qu’il trouve chez les gens défavorisés. Les performances de He s’articulent ainsi comme des « contes pour adultes » selon sa propre expression, qui mettent en scène la puissance de la volonté individuelle dans le but de « créer de l’espace pour l’imagination (11) ». L’importance accordée à la vertu de persistance dans la culture chinoise trouve dans l’œuvre de He Yunchang une illustration exemplaire – à hauteur d’homme.
NOTES
1. Voir Gao Minglu, Performance Art in China, Buffalo, Buffalo Fine Arts Academy, 2005, p. 95 et suivantes, The Wall: Reshaping Contemporary Chinese Art, Time Zone 8, Hong Kong, 2006, p. 166 et suivantes.
2. Lesley Sanderson, « Body Male Fatigue », Yishu, vol. 7, no 3, mai 2008, p. 83. [Trad. libre]
3. Cité dans Ulrike Münter, Transitional Phase: Pain, http://www.culturebase.net/artist.php?3776. [Trad. libre]
4. http://www.sohochina.com/en/xiandai/yangzhichao.asp
5. Voir Thomas J. Berguis, loc. cit., p. 182-183.
6. Figure incontournable du milieu de l’art actuel chinois, Ai Weiwei s’est récemment fait remarquer par un plus large public en raison de sa collaboration à la conception du stade olympique de Beijing en forme de nid d’oiseau.
7. Cité dans Ulrike Münter, loc.cit. [Trad. libre]
8. Cité dans Lesley Sanderson, loc. cit., p. 80. [Trad. libre]
9. Cité dans Ulrike Münter, loc. cit.
10. Il semblerait que la popularité de cette histoire ancienne dans la Chine moderne dépende en partie du fait que Mao Zedong lui-même écrivit un article à son propos, intitulé « Comment Yugong déplaça les montagnes ». Dans cet article, Mao fait de Yugong une source d’inspiration pour le parti communiste.
11. Cité par Li Xianting, « A Myth He Yunchang Writes and Directs and Challenges He Poses Against Himself. What I Have Learnt from He Yunchang’s Works », The Rock Touring around Great Britain, He Yunchang Art Works, 2007. [Trad. libre]