Dossier | Monuments commémoratifs immédiats : La célébration implicite du deuil communautaire

Norman Craig, Princess Diana tributes at Kensington Palace, Kensington Gardens, Londres, 2007. Photo : © Norman Craig
Norman Craig, Princess Diana tributes at Kensington Palace, Kensington Gardens, Londres, 2007. Photo : © Norman Craig
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Dossier | Monuments commémoratifs immédiats : La célébration implicite du deuil communautaire
NO 67 - Trouble-fête
Harriet F. Senie

Monuments commémoratifs immédiats : La célébration implicite du deuil communautaire (1)
Par Harriet F. Senie

À première vue, cela ressemble à une célébration : de grandes foules apportent toutes sortes d'objets, et se rassemblent pour échanger des mots, des pensées, des émotions. Très répandu et régulièrement rapporté, ce genre familier de rassemblement constitue un rituel de deuil contemporain sur les lieux de morts subites, qui trouve son expression dans des amoncellements de fleurs, de chandelles, de croix, d'animaux en peluche, de photographies des défunts, de messages et de cartes personnelles. Décrits alternativement comme des monuments commémoratifs, des lieux de pèlerinage spontanés ou de fortune, ces assemblages reflètent un besoin social de trouver du réconfort à l'occasion d'une expérience commune de choc, de chagrin et peut-être de colère. Ils surgissent aussi près que possible du lieu d'une mort subite, et célèbrent implicitement la communauté au milieu du chaos créé par la perte de victimes locales d'accidents en bordure de la route ou à la suite de coups de feu tirés d'une voiture en marche ; de célébrités disparues subitement, ou des plus grands nombres de personnes perdues dans des tragédies davantage publiques, comme les attentats du 11 septembre 2001.

Étant donné que cette pratique est prévisible, on ne peut plus la qualifier de spontanée. Sa caractéristique fondamentale est l'immédiateté. Les morts subites publiques déchirent le tissu social de manière choquante et tragique. Elles brisent l'illusion de sécurité, détruisent les attentes de continuité et suscitent un élan général dans le but de faire quelque chose. La description de l'étalage d'objets laissés par les gens pour marquer le lieu d'un décès déprécie le caractère poignant des contributions individuelles, de même que la puissance visuelle et émotionnelle de l'ensemble. Rarement ou même jamais analysés dans le contexte de l'art, les monuments commémoratifs immédiats reflètent des sources d'inspiration communes à plusieurs artistes et proposent un vocabulaire visuel approprié par certain-e-s dans leurs installations.

Deuil d'une célébrité : la princesse Di
Que ce soit les stars de l'industrie du spectacle, les politiciens célèbres, les athlètes et autres personnalités du genre, les célébrités incarnent des fantaisies personnelles et des mythes culturels. Elles font office de marqueurs temporels intégrés à des histoires personnelles, lorsque des personnes associent des dates importantes de leurs vies à des événements publics dans la vie et la mort des gens célèbres. Les sentiments à propos des célébrités sont de nature complexe (2); leur fondement peut être douteux, mais l'expérience n'est pas moins ressentie par plusieurs comme étant authentique. Les célébrités servent de puissants connecteurs sociaux. Elles sont célébrées par définition, et lorsqu'elles meurent, surtout si cette mort est subite et inattendue, elles donnent lieu à un deuil communautaire.

Lorsque Diana, princesse du pays de Galles, est décédée dans un accident de voiture le 30 août 1997, à l'âge de 36 ans, elle était la femme la plus célèbre et la plus photographiée au monde (3). L'échelle de la réponse publique qui s'ensuivit fut sans précédent. En étant à la fois témoins et porteurs de réflexions individuelles, les gens devenaient participants et commentateurs d'un événement historique auquel ils accordaient une valeur personnelle. Tandis que les hommages floraux étaient génériques et revêtaient un aspect communautaire (comparable aux drapeaux américains après les attentats du 11 septembre 2001), les messages écrits, lorsque signés, étaient uniques. La place de l’Alma, l'espace public le plus proche de l'endroit où était décédée la princesse, était déjà identifiée par une réplique du flambeau tenu par la statue de la Liberté, offerte au peuple français par la International Herald Tribune à l'occasion de son centenaire, en 1987. Le public s'est approprié ce symbole entendu de l'amitié franco-américaine comme point focal d'un hommage international à Diana (4). L'artiste Thomas Hirschhorn, dont le travail est analysé plus bas, a été frappé par la façon dont le public s'est approprié ce monument officiel, qu'il a cité comme inspiration de ses propres monuments. Des mots en français, anglais, espagnol, arabe, russe et en d'autres langues se sont entassés autour du socle de la sculpture, et des messages ont été inscrits sur le haut des murets protecteurs surplombant l'autoroute en contrebas. La plupart s'adressaient directement à Diana. Mélange de tableau d'affichage communautaire et de livre d'autographes, la place de l’Alma a servi, depuis des années, de lieu de commémoration communautaire, d'approbation et de célébration de la princesse Di et de son public.

Les monuments commémoratifs immédiats suivant les attentats du 11 septembre 2001
Étant donné que la ville de New York était fermée au sud de la 14e rue après les attentats du 11 septembre 2001, plusieurs personnes se sont rassemblées à Union Square, l'espace public ouvert le plus proche de « Ground Zero », pour créer un grand monument commémoratif immédiat et interactif (5). Des versions plus petites sont apparues à travers la ville, notamment dans les lieux où avaient vécu les personnes décédées subitement. Mais la nature profondément différente des morts subites du 11 septembre 2001 a changé la nature de cette pratique pendant un certain temps : lorsque les gens ont commencé à se rassembler, et pendant les jours qui ont suivi, on ne connaissait ni le nombre ni l'identité des victimes.

Vu que l'on espérait qu'il ne s'agisse que de disparus, il y avait très peu de reliques ou de cadeaux personnels, pas d'objets clairement liés à une expérience commune, seulement les photographies des disparus, habituellement annotées par une question qui fend le cœur, comme : «Avez-vous vu un tel, une telle?». Les commentaires partout présents transformaient partiellement le site en lieu de rassemblement communautaire pour une affirmation politique, faisant écho au rôle jadis joué par Union Square dans l'histoire de la ville. Des drapeaux américains, un symbole qui allait vite devenir omniprésent dans la ville, ont été placés devant la statue de George Washington, et dans sa main. La sculpture créée par Henry Kirke Brown, deuxième monument équestre à être moulé aux États-Unis, et première sculpture extérieure en bronze de la ville (dédiée le 4 juillet 1856), a servi, le 11 septembre 2001, de lieu symbolique pour les commentaires politiques. Les bottes de Washington ont été colorées en rose, et un symbole de paix bleu a été attaché à sa main tendue. Son cheval a été couvert de graffitis contre la guerre, dont un grand symbole de paix sur le flanc arrière. Le socle de la statue était rempli de commentaires d'amour et de paix. En somme, il véhiculait un message résolument hétérogène, mais tout de même rassurant.

Les foules rassemblées autour de l'horloge de Union Square semblaient vouloir créer un espace communautaire, offrant ainsi un réconfort à un grand nombre de personnes, à une époque des plus incertaine et terrifiante. Très vite, le département des parcs a décidé, en consultation avec la commission artistique de la ville, d'effacer les graffitis sur la statue de George Washington, et de remettre Union Square en état, tel qu'il était avant les attentats du 11 septembre. Ce processus de désacralisation illustre ce que Kenneth E. Foote nomme, dans Shadowed Ground :America’s Landscapes of Violence and Tragedy, «la rectification d'un lieu», qui signifie qu'aucune signification durable, positive ou négative, y sera associée. Les autres catégories de traitement de ce genre de lieux sont la sanctification, la désignation et l'oblitération. Et même s'il n'en reste pas de signes visibles, la transformation de Union Square à la suite des attentats du 11 septembre 2001 et durant les semaines subséquentes est une part indélébile de la mémoire individuelle. Sans aucun doute, elle fera partie des histoires que l'on écrira sur l'événement et le lieu. Décrit comme un monument commémoratif extérieur dédié à la perte et à la peine (6), le monument commémoratif immédiat de Union Square est parvenu à accueillir des opinions politiques opposées en regard de la réponse adéquate aux attaques terroristes. Michael Kimmelman, le critique d'art du New York Times, l'a interprété comme «un véritable monument aux morts moderne [. . .] un amalgame curieux de déclarations patriotiques et de protestation comme à l'époque de la guerre du Vietnam (7).» Il y avait de la place pour tout, semble-t-il, dans ce mélange d'opinions et de formes d'expression diverses.

Le langage esthétique des monuments commémoratifs immédiats
Bien qu'ils aient été dénigrés dans la presse comme étant des expédients, et relégués aux discussions sur l'art populaire ou vernaculaire, les monuments commémoratifs immédiats et leurs éléments esthétiques ont incité différents artistes qui travaillent divers médias à répondre à leur authenticité. Les photographes sont attirés depuis longtemps par les monuments commémoratifs immédiats en bordure de route et sous d'autres formes. Certains artistes de l'installation, inspirés par leur héritage ethnique, ont créé de l'art à partir des mêmes sources que celles qui sont à l'origine des monuments commémoratifs immédiats. D'autres se sont approprié leur vocabulaire formel à des fins théoriques. En effet, les monuments commémoratifs immédiats présentent plusieurs caractéristiques en accord avec les préoccupations de l'art contemporain. Dans la mesure où ce sont des efforts de collaboration fragmentés et non hiérarchiques, ils représentent une forme véritablement démocratique d'art (public).

Les monuments commémoratifs immédiats reflètent habituellement les coutumes de deuil chez différents groupes ethniques. Les héritages culturels hispanique, africain, caribéen et autres ont également inspiré des artistes à créer des œuvres qui incorporent des formes et des images similaires. Amalia Mesa-Bains (née en 1943 à Santa Clara, Californie) figure parmi les premiers artistes à utiliser leur héritage chicano et ce, sur une base régulière. En créant ses autels personnalisés à la mémoire de Dolores del Rio, de Frida Kahlo et de sa grand-mère, elle suivait les pratiques mexicaines traditionnelles de fabrication d'autels, en faisant ses propres découpages et ses fleurs en papier, et en sérigraphiant ses propres tissus d'autels. Elle décrit ces œuvres comme des «centres cérémoniels» qui lui permettent «d'atteindre une sensibilité spirituelle par le biais des formes esthétiques (8).» Dans le catalogue daté de 1989, accompagnant l'exposition Contemporary Hispanic Shrines, David Rubin définit la mission de l'artiste comme étant l'universalisation de l'autel par sa transformation, depuis la structure liée à l'Église, en un contenant générique d'expression spirituelle permettant de rejoindre le public, indépendamment de ses croyances religieuses (9). Voilà exactement comment sont vécues les expressions spécifiquement culturelles du deuil dans les monuments commémoratifs immédiats. Sécularisés par leur présentation publique, ils semblent toucher un public élargi.

Plus que tout autre artiste contemporain, Thomas Hirschhorn (né en 1957 à Berne) s'est approprié le langage visuel des monuments commémoratifs immédiats. Il a créé ce qu'il nomme des autels, pour les artistes Piet Mondrian et Otto Freundlich, et pour les écrivains Ingeborg Bachmann et Raymond Carver. Il a choisi ses sujets «parce qu'ils ont tous essayé de changer le monde. Ils ont tous mené des vies et produit des œuvres qui suscitent l'admiration, non pas en termes de succès ou d'échec, mais par la pertinence de leur recherche (10).» Son inspiration (formelle) provient des monuments commémoratifs immédiats (appelés tout à tour lieux de pèlerinage ou autels spontanés, ou bien monuments de fortune), «familiers à cause du décès de certaines célébrités (Lady Di, Gianni Versace, Olaf Palme, François Mitterand), mais aussi de personnes inconnues, comme les jeunes gens qui se sont suicidés, les victimes d'accidents de voiture ou de crimes (11).» Il perçoit ses autels comme autant d'engagements personnels similaires, comme des manifestations d'amour qui reflètent l'importance du témoignage. Composées de chandelles, de fleurs, de jouets en peluche, de photographies et de messages, les interventions anonymes et temporaires de Hirschhorn, habituellement d'une durée d'environ deux semaines, pourraient facilement passer pour des monuments commémoratifs immédiats. En effet, le public est libre d'ajouter ou de retrancher des choses. Pour Hirschhorn, ces autels interrogent le statut actuel des monuments en vertu de leur forme, de leur emplacement (qui peut être n'importe où, puisque les gens peuvent mourir n'importe où) et de leur durée.

Mesa-Bains et Hirschhorn allient tous deux le personnel et le politique, comme le font les participants aux monuments commémoratifs immédiats. Ce rituel public de deuil contemporain exprime le potentiel de la vie publique démocratique telle qu'elle a déjà été vécue, ou à tout le moins imaginée. Cette expression authentique d'émotion et d'engagement public, dont on regrette souvent l'absence en art contemporain, a interpellé les artistes sans être reconnue, jusqu'à maintenant. Les monuments commémoratifs immédiats reflètent le pouvoir qu'a le public de créer ses propres rituels significatifs, et c'est là leur aspect sous-jacent de célébration.

[Traduit de l'anglais par Denis Lessard]

NOTES
1. J'analyse un autre aspect des monuments commémoratifs spontanés dans «Mourning in Protest : Spontaneous Memorials and the Sacralization of Public Space», Jack Santino (dir.), Spontaneous Shrines and the Public Memorialization of Death. New York, Palgrave MacMillan, 2006, p. 41-49.
2. Zoe Sofoulis, «Icon, Referent, Trajectory, World», Ien Ang, Ruth Barcan et al., Planet Diana : Cultural Studies and Global Mourning. Kingswood (Australie), University of Western Sydney, Nepean, 1997, p. 13. Sofoulis remarque que «des figures comme Diana ne sont pas seulement de simples images [...] ce sont des diagrammes sur lesquels les gens basent leur vie et qu'ils appliquent en narrativisant [sic] ou en fantasmant sur leurs propres histoires [...]» Elle conclut en disant que «les distinctions entre les émotions médiatisées et les émotions réelles s'estompent à mesure que l'on analyse de plus près la psychologie des émotions et de l'identification. Les sentiments liés au décès de Diana, comme la plupart des sentiments, sont à la fois médiatisés et réels.»
3. Tony Walter (dir.), The Mourning for Diana, New York, Oxford, 1999, p. 40.
4. Voir Craig R. Whitney, «Paris Adds a Garden to Diana’s Thriving Memorials», New York Times, 30 août 1998. Les gens visitaient encore la place de l'Alma et y laissaient des fleurs et des messages en juin 2009, la dernière fois que j'ai visité ce lieu.
5. J'ai publié une analyse plus détaillée de ce phénomène sous le titre «Difference in Kind : Spontaneous Memorials after 9/11», Sculpture, numéro spécial web, http://www.sculpture.org/documents/scmag03/jul_aug03/webspecial/senie.shtml; reproduit dans Area, printemps 2003, p. 56–59.
6. Andrew Jacobs, «Peace Amid Calls for War», New York Times, 20 septembre 2001, p. A20.
7. Michael Kimmelman, «Offering Beauty, and Then Proof That Life Goes On», New York Times, 30 décembre 2001, p. AR 35.
8. Amalia Mesa-Bains citée dans Linda Weintraub, Art on the Edge and Over, Litchfield (Connecticut), Art Insights, 1996, p. 95.
9. David Rubin, Contemporary Hispanic Shrines Reading (Pennsylvanie), Freedman Gallery, Albright College, 1989, n.p.
10. James Rondeau, Thomas Hirschhorn: Jumbo Spoons and Big Cake ; Flugplatz Welt/World Airport. Chicago, The Art Institute of Chicago, 2000, p. 30.
11. Hirschhorn : Altar to Raymond Carver, 7–26 March 2000. Philadelphie, Godie Paley Gallery, Moore College of Art, p. 2.