Article | Un art de passage et des territoires en mutation : entretien avec Daniel Buren
Un art de passage et des territoires en mutation : entretien avec Daniel Buren
Par Bernard Schütze
Lors de cet entretien, l’artiste français Daniel Buren fait un court survol de son installation in situ Géométrie dans l’espace : transparences, projections, couleurs [volet 1 et volet 2] (2008) présentée dans le cadre de l’exposition C’est arrivé près de chez vous au Musée national des beaux-arts du Québec, pour ensuite nous diriger vers des territoires plus vastes du monde de l’art dans la conjoncture actuelle. Le marché de l’art, l’économie et le destin d’un concept sont parmi les territoires explorés dans cette discussion qui a eu lieu le 3 décembre 2008, au MNBA.
Bernard Schütze Pour votre intervention dans l’exposition C’est arrivé près de chez vous au Musée national des beaux-arts du Québec, vous travaillez avec l’architecture du site, plus particulièrement avec le lanterneau du Grand Hall et le double escalier du pavillon Gérard-Morisset. Pouvez-vous expliquer votre approche pour la réalisation du projet, et comment cette œuvre in situ dialogue avec le lieu ?
Daniel Buren J’ai décidé de prendre des lieux de passage, ce qui me semble approprié étant donné ma situation ici, de passage et seul étranger dans toute l’exposition. Cela me permet aussi de m’installer au milieu des salles où se trouvent les travaux des artistes invités. Comme la plupart des musées dans le monde, celui-ci n’a quasiment pas de vue sur l’extérieur. C’est à l’entrée nouvelle et à l’ancien lieu de passage que se trouvent vitrines, verrières et fenêtres qui donnent sur l’extérieur. Et c’est ce rapport à l’extérieur qui m’a convaincu d’utiliser ces lieux. À l’entrée, j’ai utilisé les parois de verre et, là-dessus, j’ai travaillé avec ce qui était donné par cette architecture, d’où l’apparition du losange, forme simple. Quant à la couleur, je me suis dit que le plus simple était sans doute de travailler avec des complémentaires. Donc, en vis-à-vis, on a bleu et jaune ; et de l’autre côté, on a rouge et vert. À cela s’ajoutent les variations que permet l’usage de filtres, variations qui ne sont pas infinies. Ensuite, dans le deuxième lieu de passage qui mène et monte à l’exposition proprement dite, j’ai utilisé les escaliers d’une façon très simple : je reprends sur les fenêtres qui sont en face de chacun des escaliers, par couple, les quatre mêmes couleurs. Dans les contremarches des escaliers, jusqu’au palier qui mène à l’exposition, je «réinstalle» le losange qui est déjà sur les deux vitrines de l’entrée.
B.S. Depuis les dernières 10 ou 15 années, nous assistons à une fulgurante mutation du monde de l’art – avec, entre autres, la mondialisation, le foisonnement de biennales, de foires – et surtout du marché de l’art, où certains artistes, dans la trentaine ou la quarantaine, arrivent à vendre leurs œuvres à des prix astronomiques. Quelle est votre opinion sur ce rapport entre l’argent et l’art, entre l’économie et le monde de l’art ?
D.B. La première chose qu’on peut dire, c’est que dans ce milieu de l’art, la chose la plus folle, la plus irrationnelle, la plus fantaisiste, c’est son rapport à l’argent, c’est l’argent que peut valoir une œuvre. Dans ce domaine, le plus important, ce n’est donc pas la création de l’œuvre, c’est plutôt la valeur de cette œuvre, qui vaut déjà une fortune au moment où elle est créée. On n’a jamais vu ça dans l’histoire de l’art. Mais, on ne peut pas ôter de l’art le fait qu’il a historiquement toujours été accepté comme une valeur monétaire considérable, en tout cas en Occident. La seule différence aujourd’hui, c’est que cela a rarement valu très cher pendant que ça se faisait, donc on mélange avec le temps la valeur que peuvent avoir pris des œuvres, qui ne sont même plus abordables, et le prix de l’art. Je prends toujours comme exemple Picasso vers la fin de sa vie. Les oeuvres de Picasso à l’époque, à côté de certains prix qu’on a vus depuis 15 ans d’artistes autour de la quarantaine comme Damien Hirst, c’est à pleurer et à se demander si Picasso n’était pas un pauvre type au coin d’une rue. C’est hallucinant. Aujourd’hui, en décembre 2008, j’ai l’impression que ce cycle est terminé, pour plein de raisons qui sont de l’ordre du coût objectif, parce que ces prix sont tout sauf objectifs. C’est pourquoi j’ai employé des mots comme folie et fantaisie, qui font partie de l’irrationnel ; et je pense que c’est le rationnel qui viendra remettre un peu d’ordre là-dedans.
B.S. Dans une perspective historique, quel impact pensez-vous que ces bouleversements actuels vont avoir sur le monde de l’art, et plus particulièrement sur la situation des artistes de la relève ?
D.B. Je pense qu’on va maintenant arriver dans une espèce de système turbulent où le cynisme, qui a dominé dans le milieu de l’art depuis une bonne vingtaine d’année, va certainement prendre un coup dans l’aile. Les jeunes artistes vont se trouver devant un nouveau terrain, et paradoxalement ce terrain sera beaucoup plus intéressant. Je pense que ça sera plus difficile ; il faudra donc réfléchir autrement à ce que l’on veut faire. Depuis 20 ans, n’importe quel artiste un peu astucieux, talentueux ou cynique, peu importe, pouvait trouver sa place dans une galerie. Je pense aujourd’hui que ça sera plus proche de ce qu’on a vu dans les années 1970, avec peu de galeries intéressées à faire des choses qui ne peuvent pas se vendre. Je pense donc qu’on peut retrouver, dans les années qui viennent, un peu plus de propositions nouvelles, au sens profond du terme : des choses qui changent complètement notre perspective – ce que l’on n’a pas vu depuis une vingtaine années. Les artistes qui sont, pour moi, les plus intéressants restent des artistes qui ont déjà fait leurs preuves il y a 30 ou 35 ans. Je ne dis pas qu’il n’y a pas de jeunes intéressants, mais on ne les connaît peut-être pas parce qu’ils n’ont pas su entrer dans un circuit.
B.S. Ça fait un peu penser à la situation d’Ian Wilson, même s’il n’est pas de la jeune génération ni inconnu.
D.B. Oui, c’est qu’il n’est pas du tout connu par rapport à la valeur de son travail. C’est quelqu’un qui, à cause d’une fantastique rigueur, n’est jamais tombé dans les pièges de son propre travail. Ça veut dire qu’il n’est jamais tombé dans les pièges qui auraient pu faire en sorte que son travail soit un peu plus commercial, au sens négatif du terme. Il est absolument le seul qui soit resté dans la difficulté et l’exigence de son travail – donc pour l’acheter, il faut suivre cette exigence. Ce n’est pas lui qui est tombé dans l’exigence du marché. Ça fait une différence considérable avec n’importe quel autre artiste, par rapport à cette question économique. On dit qu’un artiste doit créer son public ; c’est pourquoi je pense qu’il y a au moins deux catégories : il y a ceux qui produisent pour un public qu’on connaît déjà, et qui font un travail qui fait plaisir à ce public ; et il y a ceux qui font un travail qui a priori ne plaît à personne, mais qui, petit à petit, créent leur propre public. C’est la même chose pour ce qui est de la commercialisation d’une œuvre, avec d’un côté des choses connues comme la peinture, le dessin, peu importe le contenu ; et de l’autre des choses qui sont beaucoup moins probables. Par exemple, comment vendre la discussion d’Ian Wilson ? C’est un machin quasiment inventé par lui. Quand on est dans cette position-là, on se retrouve dans la même situation que de créer son public, à savoir qu’on crée sa formule de vente. Ça fait partie de ces choses qui me déstabilisaient complètement : quand des gens disent que puisque vous avez du succès avec votre travail, c’est donc nul et non avenu. Mais les gens oublient que si vous faites quelque chose avec cette idée assez folle de transformer le monde, même si c’est pour partir de la transformation du minuscule territoire sur lequel vous travaillez, vous devez penser qu’un jour vous aurez du succès, autrement c’est impensable. Ce n’est pas le fait qu’une chose ait été un succès que l’idée même de sa transformation soit stupide. L’un des dangers, c’est que l’artiste fasse des propositions, que ça avance plus au moins, et que tout à coup ça crée une espèce d’atmosphère différente. Cette atmosphère touche petit à petit tout le domaine de l’art jusqu’à ses institutions. Par exemple, les artistes de la fin des années 1960, qui ont, pour des raisons variées – et curieusement tous à peu près en même temps autour de 1968 –, quitté les ateliers, les galeries, les musées ; les uns pour exposer dans des champs, les autres dans la rue, les autres dans un désert... Tout à coup les gens y trouvent intérêt. Très peu d’années après, l’institution, qui a tout compris, organise des expositions entières où l’on invite 50 artistes à exposer dehors. On a vu des idées, soit particulières à un artiste plus au moins connu, soit particulières à un groupe d’artistes, qui sont devenues des thèmes d’expositions. Quand les institutions agissent de cette façon, ce n’est généralement jamais dans une perspective historique : on ne prendra pas les 15 qui ont vraiment fait ça, pour ensuite réfléchir avec eux, pas du tout. On va plutôt prendre 25 artistes : 10 à l’origine de la proposition et 15 autres, les nouveaux, qui vont vulgariser le tout. Le piège, c’est que les 10 vont se laisser prendre en se faisant dire qu’ils peuvent faire ce qu’ils font avec une majorité d’artistes qui n’ont jamais fait ça. Aujourd’hui, la grande mode, en France en tout cas, c’est d’inviter des artistes en leur disant «voilà, on a le musée X ou Y et on vous y invite et on vous donne la collection, faites-en ce que vous voulez», alors qu’ils n’ont jamais fait une chose pareille. Des artistes arrivent et font leurs expositions de la collection du musée machin... C’est exactement le travail de certains artistes, dont je suis – dont j’ai été en tout cas dans les années 1970. Le problème, c’est que celui qui aimerait encore faire des choses de la sorte doit se rendre compte qu’on ne peut plus les faire et qu’on ne doit plus participer à de tels événements, parce que, du coup, ils ne sont plus clairs et nets. C’est seulement la vigilance qui permet de limiter les dégâts. Il faut de la lucidité pour voir que le succès d’une proposition, on aurait dit dans le temps d’un concept, n’est pas éternel : son succès l’exténue. Même s’il y aurait encore des choses à dire, la vulgarisation de la proposition, soit la rend impossible pour 20 ou 30 ans, soit la rend inutilisable – sauf pour faire son propre académisme.