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Au seuil du visible
Par Stéphanie Dauget
Il est aujourd’hui fort aisé de trouver les mots pour dépeindre le contexte sociétal qui fut le berceau du médium vidéo et de son terrain d’action ; Guy Debord a depuis longtemps prononcé le mot de la fin quant au sort réservé au regard d’une société rendue au «stade du spectaculaire intégré (1)», tandis qu’Alain Mons rappelle avec force que l’enjeu du comment montrer et du comment voir n’a jamais été plus insolvable ni plus fascinant qu’à l’ère du «visuel total (2)». Dans leurs maintes stratégies pour tenter de dompter une image issue de cette veine vorace et polyvalente du totalitarisme visuel, les artistes vidéastes ont développé depuis plus d’un demi-siècle des écrins sans précédent pour l’image la plus éphémère de toutes. Ils ont su mettre en exergue, par leur attachement au dispositif comme cadre, une préoccupation vieille de plusieurs siècles portant sur les conditions et les enjeux de l’expérience esthétique de l’œuvre d’art : le moment crucial de la rencontre entre l’œuvre et son public.
À l’heure où l’image s’avère victime de sa visibilité immédiate et menace de réduire définitivement l’œuvre à l’état d’objet culturel consommable, seul demeure comme remède à cet aplatissement de l’image la blessure de sa surface lissante. C’est en exploitant la propension du médium vidéo à créer des passages entre le regard et l’image que pourra être préservée la «part d’opacité (3)» de l’œuvre post-moderne : sa capacité à livrer du sens, malgré tout.
Ceux qui se sentent encore enclins à l’exigence d’un art non limité à sa dimension objectale – ou à sa non-dimension – agissent dans les marges formelles et idéologiques de l’œuvre : ceux-là mêmes qui, au côté des artistes, s’acharnent à restaurer l’épaisseur historique et symbolique de l’art contemporain. Ces autres résistants de l’art élaborent un véritable dispositif critique venant «excéder» l’oeuvre. Le cadre devient l’instance de représentation garante du juste achèvement de l‘œuvre et d‘une conscience réactivée du regard.
Décider de s’attacher à la trace d’une expérience, c’est déjà faire acte de résistance dans un contexte où plus rien ne dure. Nicole Gingras, commissaire d’expositions de Montréal, démontre au fil de ses propositions une pratique certaine de la rencontre. Elle agit chaque fois au croisement d’univers artistiques propices à rétablir les notions d’écoute, d’attention et d’observation salvatrices pour le regard en perdition. Elle adopte une forme poétique du décentrement d’où peut naître le paradoxe nécessaire à l’expérience esthétique de l’œuvre qui raconte sa propre perte pour exister. Elle travaille dans cet interstice où l’installation et la mise en exposition offrent une justesse d’appréhension pour le visiteur. L’image, le son, l’écriture sont autant de cordes sensibles à faire vibrer avec subtilité, en toute conscience du fragile événement qu’ils génèrent. Gingras s’est saisie du langage indiciel permettant à l’œuvre de se livrer pleinement, jouant de la toile de l’écran comme des couches sonores pour que le spectateur trouve matière à rétablir en lui le silence de l’écoute, l’attention qui l’aidera à lever le voile apposé sur l’image.
L’exposition Souffle (4), en 2003, exprimait déjà l’expérience du deuil nécessaire à la manifestation de l’image, les oeuvres choisies se racontant par l’inlassable balancement entre apparition et disparition. L’état requis du spectateur dans cette expérience simultanée du visible et de sa perte trouve écho dans les conditions suivantes : un état de veille qui rend réceptif, un entre-deux révélateur s’accordant si bien aux frontières incertaines de l’image. Dans l’ouvrage du même nom accompagnant l’exposition Regarder, Observer, Surveiller (2004), Gingras qualifie cet état de «seuil critique (5)», formule plus qu’adéquate quant au défi que représente une telle mise en condition de l’instance de réception. Par le biais de cette exposition, elle poursuit sa quête d‘une forme bien particulière d’attention, usant de pratiques du détournement où le dispositif de surveillance se transforme en un vecteur privilégié d’observation. On pense notamment aux œuvres vidéo de Adad Hannah et Thomas Koner.
La série des Stills entamée depuis 2000 par Hannah démontre la capacité de l’image vidéo à réfléchir les autres arts visuels, à créer des passages entre les images. L’artiste inscrit dans ses vidéos le procédé photographique autant qu’il déploie dans l’espace de véritables tableaux vivants. Cette pluralité temporelle exclusivement vidéographique lui permet de placer le spectateur en position de sondeur de mouvement, l’obligeant à s’attarder sur la nature des images. Le trouble provoqué ici rend son épaisseur à l’image. Il rétablit une conscience de l’expérience faite de l’œuvre chez un visiteur investi par sa dimension participative. Les Stills poussent à la rencontre, achèvement de l’œuvre et vocation du dispositif de la représentation.
Köner invite le spectateur à observer le temps qui passe au travers d’un dispositif de surveillance vidéo et Internet détourné de sa fonction première de contrôle pour faire du vide un paysage sans fin, «un éloge de la trace (6)» comme expression d’une quête identitaire. Banlieue du vide trouvera une forme de résonance dans la singularité d’un autre -autoportrait, celui de Nikki Forest qui, avec sa vidéo Untitled (Self Portrait) présentée lors du premier volet de l’exposition Observations (2008) (7), reformule la fragilité d’accès à l’autre et à soi au moyen de quelques lignes granuleuses dont l’évolution tient à une mobilité quasi imperceptible de la trace.
Les expositions collectives proposées par Gingras se présentent comme autant de parenthèses ouvertes sur l’insaisissable, états de suspension nécessaires pour libérer le flux vidéographique de sa course folle vers la néantisation des images. Elle autorise la juste temporalité de la réception, multipliant dans l’espace d’exposition la présence d’œuvres où s’impose chaque fois le même phénomène : user des armes de l’invasion visuelle pour restaurer l’expérience du visible.
Outre le choix judicieux des artistes qu’elle accompagne et présente, un autre élément se distingue dans la démarche de Gingras : une écriture au même rythme que les expériences visuelles et sonores qui l’interpellent. L’exemple le plus probant reste sans aucun doute le texte Poussières figurant dans le catalogue Traces (8) qui accompagne l’exposition Tracer Retracer (2005-2006). Ce texte démontre à quel point l’écriture théorique ou critique fait partie du dispositif de -présentation de l’œuvre. Il traduit le propos d’une exposition menée comme un parcours ponctué d’évènements déstabilisants pour les sens. Ici encore, il n’est possible d’appréhender pleinement les œuvres qu’en prenant le temps nécessaire pour arpenter le dispositif d’exposition. Poussières le réalise parfaitement en faisant du récit de l’exposition une déambulation dans l’espace où la manifestation de son contenu est captée dans un flottement proche de l’errance. Gingras tient évidemment un discours sur les pièces présentées, mais relate plus encore l’état dans lequel plonge leur (co)existence ; cet état d’attention flottante qui rend réceptif à la part d’invisible de l’expérience et promet ainsi d’inscrire une trace en celui qui la vit, de l’habiter encore quand la rencontre n’est plus. Le choix d’une forme de récit ouvert effectué par Nicole Gingras dans Poussières agit directement sur le dispositif critique en cela qu’il remplit son rôle de dépassement de l’œuvre quand il ne prétend à aucun moment se substituer à l’expérience réelle qui en est faite.
L’écriture d’art a de tout temps participé de l’élaboration des conditions de monstration d’une œuvre mais aujourd’hui, alors qu’elle semble parfois perdre de son impact sur la médiatisation de la scène artistique contemporaine, elle doit gagner en exigence et en subtilité quant à ce qu’elle livre de l’œuvre à son visiteur. Dans l’interstice délicat qui lie le regard et l’image, l’artiste et son public, des choix déterminants sont faits, inscrivant en filigrane de la représentation des démarches critiques muées en un véritable acte de création, celui de la pensée.
NOTES
1. Guy Debord, Commentaires sur la société du spectacle, Paris, Gallimard, 1988, p. 30.
2. Alain Mons, Paysage d’images. Essai sur les formes diffuses du contemporain, Paris, L’Harmattan, 2006.
3. Louis Marin, De la représentation, Paris, Hautes Etudes/Gallimard /Le Seuil, 1994, p. 343.
4. Souffle, exposition réalisée par la commissaire Nicole Gingras, galerie Optica, Montréal, 2003. Catalogue de l’exposition du même nom, Nicole Gingras, 2003.
5. Nicole Gingras, Regarder, Observer, Surveiller, catalogue édité par l’auteur en collaboration avec la galerie Séquence, Chicoutimi, où s’est tenue l’exposition du même nom, 2004.
6. Nicole Gingras, op. cit., p.24.
7. Le deuxième volet de l’exposition Observations s’est tenu du 10 janvier au 14 février 2009 à la galerie SBC, Montréal.
8. Nicole Gingras (dir.), Traces, édité par la galerie Leonard & Bina Ellen, Montréal, où s‘est tenue l’exposition en deux volets Tracer Retracer, 2005-2006.