Dossier | Reconfiguration du cinéma de films trouvés

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Dossier | Reconfiguration du cinéma de films trouvés
NO 64 - Déchets
Pierre Rannou

Reconfiguration du cinéma de films trouvés
Par Pierre Rannou

Une des formes cinématographiques les plus fréquemment associées à la notion de déchet est sans contredit celle des films réalisés à partir d’éléments trouvés. On considère généralement que ce cinéma désigné par l’expression anglaise found footage est caractérisé, comme le rappellent Nicole Brenez et Pip Chodorov, par le fait qu’il «autonomise les images, privilégie l’intervention sur la pellicule comme matériau et s’attache à de nouveaux sites (par exemples, les couches de l’émulsion) et de nouvelles formes de montage (1).» Dans les années 1950 et 1960, beaucoup de réalisateurs, créant dans cet esprit, insistaient dans leurs commentaires et leurs écrits, comme en font foi par exemple les textes des lettristes Isidore Isou et Maurice Lemaître, sur le fait que la pellicule utilisée avait été réellement trouvée dans les poubelles ou les chutiers des salles de montage, ce qui garantissait à coup sûr une aura d’avant-garde indéniable à leur démarche. L’intérêt témoigné par une certaine critique pour ce type de réalisation va favoriser, peu à peu, un déplacement quant à la signification de la notion de found footage, qui finira par désigner, comme le signale Yann Beauvais, «autant l’objet – une séquence trouvée –, qu’une pratique qui consiste à réaliser un film en s’appropriant des éléments trouvés, dérobés, prélevés, détournés, non tournés par le cinéaste (2).»

Ce même glissement sémantique va aussi faire son apparition dans les analyses consacrées aux films réalisés selon cette formule, les auteurs optant parfois pour des réflexions sur les dispositifs et les modes de représentation utilisés, alors qu’à d’autres moments ils préféreront discuter du contenu manifeste des images réquisitionnées. Cependant, depuis la publication de l’ouvrage Recycled images. The Art and Politics of Found Footage Films (3) de William C. Wees en 1993, l’équilibre entre ces deux approches semble avoir été rompu. Cet ouvrage très important et devenu un outil de référence incontournable s’est surtout imposé par sa tentative de délimiter le spectre du cinéma fait à partir de films trouvés.

Wees va d’ailleurs élargir considérablement le domaine en y incluant aussi bien le film ready-made, dont l’exemple le plus connu est Perfect Film (1986) de Ken Jacobs, que les films de montage, qu’il classe en trois catégories (le film de compilation, le film de collage et le film d’appropriation), et les films retravaillant des plans, des séquences ou des films entiers à l’aide de différentes techniques de tirage optique ou encore de manipulations manuelles ou chimiques. Son travail apparaîtra d’autant plus fertile aux lecteurs qu’il accorde une place conséquente à toutes les formes de pratiques inventoriées en insistant sur ce qui fait la spécificité de chacune d’elles, sans laisser tomber les nuances nécessaires à ce type d’exercice. Malheureusement, en intitulant son ouvrage Recycled images, il va encourager un déplacement de la réflexion vers la notion de recyclage, donc principalement des analyses de contenu, au détriment des études questionnant les modes de représentation et les questions d’esthétique. Certes, il n’est pas le seul à avoir entrouvert cette voie. Le cinéaste et théoricien français Yann Beauvais, par exemple, complétait sa définition de la pratique du found footage en précisant que le réalisateur «recycle les images trouvées (4)».

Il faut cependant admettre à leur décharge qu’à partir des années 1980 plusieurs réalisations de films trouvés ne se contentent plus uniquement de remettre en cause les représentations cinématographiques courantes, ce qui va pousser de nombreux auteurs à lire les œuvres comme de simples opérations de recyclage du matériel audio-visuel auquel nous sommes quotidiennement confrontés, que ce soit à travers la télévision, le cinéma et, de plus en plus, le cyberespace. Certains vont même jusqu’à appliquer ce mode de lecture, sans aucune remise en contexte historique ou théorique, à des œuvres plus anciennes, dont les préoccupations s’articulaient pourtant autour des notions de détournement, de reprise ou d’intégration.

Dans un ouvrage d’entretiens avec Bernard Stiegler, le philosophe français Philippe Petit faisait remarquer : «Nous vivons à une époque où on a des doutes terribles, sur les œuvres artistiques, les découvertes scientifiques, le sentiment religieux... Ces doutes s’expriment au travers d’un recyclage culturel tellement prégnant que la forme même de ce recyclage nous échappe (5).» Ce sentiment largement partagé dans la population nous apparaît donc comme une invite à tenter de comprendre non seulement ce qu’il faut entendre par la notion de recyclage, mais aussi à quoi correspond une telle pratique et pourquoi un si grand nombre d’auteurs y ont recours pour analyser les films.

Bien qu’il faille reconnaître que l’utilisation de pellicules trouvées, qui sont bien souvent de véritables déchets, puisse facilement amener à penser la réalisation des films en termes de travail de récupération, cela ne permet en aucun cas de conclure que les images ont été recyclées comme on le lit trop souvent dans les études récentes. Pour qu’il y ait réellement un travail de recyclage, il faut que l’utilité première des images soit dorénavant considérée révolue ou du moins perçue ainsi, ce qui permet de les intégrer dans un nouveau cycle de sens, pouvant être à des années-lumière de leurs utilisations d’origine. Comme l’indiquait Sylvestra Marinello, dans le domaine de la culture, «le concept de recyclage évoque [...] un système de valeurs déjà dépassé (6).» Or dans le cinéma de found footage, ce n’est que très rarement le cas, les films prenant généralement appui sur les images récupérées pour se construire. Pourquoi les critiques en viennent-ils dès lors à recourir, par une sorte de réflexe critique, à cette notion pour analyser les films ?

De prime abord, deux grandes explications semblent s’imposer. On peut penser, d’une part, que le recours à la notion de recyclage s’explique par la place de plus en plus grande qu’a fini par occuper la technologie numérique dans le domaine de la production des images. Il n’est pas nécessaire de rappeler ici comment cette éclosion technologique favorisant une nouvelle façon de concevoir, de faire et de jouer avec les images a permis le développement des pratiques d’appropriation, d’échantillonnage et de séquençage, jusqu’à constituer sinon un domaine particulier de la création contemporaine, du moins un mode de création s’écartant considérablement des pratiques habituelles et obligeant du même coup à une reconsidération des enjeux plastiques et esthétiques du moment, ce qui a pu avoir une influence sur le développement de la réflexion sur le found footage. D’autre part, l’impression d’une prolifération sans cesse grandissante du nombre des images produites, qui a mené au développement d’un discours prenant à parti cet envahissement de l’imagination collective, pourrait aussi apparaître comme une explication plausible. Cette impression est d’ailleurs renforcée par la sensation qu’il est de plus en plus difficile de se débarrasser de cette production d’images en série et que l’on s’enlise chaque jour davantage dans un amas de détritus visuels. Dès lors, il est peu étonnant que la voie du recyclage apparaisse comme une option esthétique non seulement défendable, mais surtout souhaitable, permettant de freiner la réalisation de nouvelles images.

Quoi qu’il en soit, il faut admettre que l’association film trouvé et recyclage s’est durablement imposée dans l’esprit de ceux qui commentent les films. D’ailleurs, si l’on étudie la tradition canadienne du found footage, on trouvera des exemples pour souligner l’opérationnalité d’un tel raisonnement. Par exemple, le travail de Richard Kerr, dont le film Collage d’Hollywood (2003), construit à partir de bandes annonces trouvées, pourrait apparaître comme un très bon exemple d’esthétique du recyclage, car le réalisateur cherche moins à détourner le sens des bandes qu’à «recomposer des formes abstraites en mouvement (7)». Les images utilisées n’ayant, dans son esprit, ni un statut d’archives ni un statut d’artefact, Kerr peut en disposer selon ses propres considérations plastiques et stylistiques.

Néanmoins, de nombreux autres cas, tel celui Arthur Lipsett (8), une des figures emblématiques du found footage au Canada, permettraient de montrer tout à fait le contraire. Au début des années 1960, ce dernier commence à réaliser des collages cinématographiques, catégorisés ainsi parce qu’ils s’éloignent considérablement des habituels films de compilation de l’époque, à partir d’éléments sonores et visuels «trouvés» dans les salles de montage et les voûtes de l’ONF ou d’autres organismes publics ou privés, qu’il combine à des images, fixes et mobiles, réalisées par lui-même. Bien qu’au départ, comme dans Very Nice Very Nice (1961), les emprunts s’avèrent limités, dans les œuvres suivantes, telle N-zone (1970), ils deviennent systématiques. Dans A Trip Down Memory Lane (1965), par exemple, les images recueillies par le réalisateur sont utilisées pour un autre discours que celui pour lequel elles furent réalisées à l’origine, sans pour autant que leur sens initial soit modifié. Utilisant alors de véritables déchets audio-visuels, il montre des personnages attendant de s’adresser à la caméra, donc juste avant le moment officiel de la prise de parole, ou encore le moment où l’on entend les commentaires du réalisateur mettant fin à la prise. Lipsett parvient ainsi, à l’aide d’un montage sonore et visuel extrêmement créatif, à produire des effets de sens totalement nouveaux et souvent inattendus.

Un des exemples les plus probants et les plus connus de son travail est très certainement le passage utilisant des images du procès d’Adolf Eichmann au début de son film Fluxes (1968), où il a substitué à la voix de l’accusé, invité à prêter serment, celle d’un personnage de sitcom qui demande si c’est sérieux, avant que le tout nous apparaisse comme une comédie de situation avec ses rires en conserve. Cette manipulation ne cherche pas tant à rendre caduc le sens des images, qu’à permettre au réalisateur d’exprimer son point de vue sur ce qu’elles représentent.

Le fantôme de l’opératrice (2004) de Caroline Martel est un autre cas extrêmement intéressant allant dans la même direction. Entièrement réalisé à partir d’un matériel visuel préexistant, le film apparaît de prime abord comme un exemple typique du film de compilation, la réalisatrice ayant cherché à conserver le caractère de témoignage que contiennent les images. Néanmoins, à travers un montage riche et intelligent, Martel donne forme à une véritable réflexion, tant sur les valeurs véhiculées dans ce matériel, dont le but premier est de vanter les mérites de la production industrielle, que sur le statut même de ces représentations. Bien que la réalisatrice pense que «la notion de found footage ne colle pas au Fantôme, car il s’agit de matériel qui a été sciemment recherché (9)», ce que l’on veut bien admettre en partie tant il est vrai qu’il y a d’énormes différences entre trouver de la pellicule dans une poubelle, serait-ce celle d’un laboratoire, et trouver, pour peu que l’on cherche, des éléments de film dans des voûtes d’archives cinématographiques (10), il ne fait cependant aucun doute dans notre esprit que ce film participe de l’immense entreprise de reconsidération de la définition de la pratique qui prend forme depuis une quinzaine d’années, sans pour autant adhérer à une esthétique du recyclage.

C’est aussi le cas du travail de Karl Lemieux. Après s’être procuré une copie d’un vieux western, ce dernier réalise une projection performance au cours de laquelle il manipule physiquement la pellicule avant et pendant son défilement dans les projecteurs, la triturant, la détériorant, la dégradant, la brûlant, tout en filmant les résultats obtenus en vidéo. À partir du matériel enregistré à cette occasion, il va sélectionner les éléments qu’il trouve les plus stimulants, les retravailler, pour aboutir à un film jouant sur les propriétés matérielles du support cinématographique qu’il intitulera Western Sunburn. Plutôt que de chercher à dénoncer les valeurs et les partis pris idéologiques du western hollywoodien, comme c’est souvent le cas dans les films de ce genre, Lemieux s’emploie à souligner l’extrême vulnérabilité de la pellicule argentique à travers des moments de fulgurance où celle-ci se décompose sous nos yeux et s’altère au point de donner l’impression qu’elle implose. Dès lors, un sentiment de nostalgie s’empare du spectateur, favorisant ainsi la lecture du film comme allégorie de la disparition du cinéma et non comme une simple tentative pour recycler des images surannées.

Le renouveau du cinéma de found footage est très certainement une bonne nouvelle et il apparaît clairement que sa diversité est son meilleur gage d’avenir. Ainsi, certains optent pour un travail axé sur le contenu idéologique des images récupérées, d’autres vont jouer avec des éléments formels et d’autres encore s’intéresseront à des questions de dispositifs et de représentations, multipliant pratiquement à l’infini les avenues à explorer. Malheureusement, comme on l’a souligné, la lecture critique des œuvres n’a pas connu la même diversité créatrice, se contentant souvent d’emprunter les sentiers les plus largement balisés. On peut facilement concevoir qu’il se profile derrière la tentative de lire les films comme des opérations de recyclage une volonté de leur reconnaître une valeur politico-sociale et de constituer en une communauté citoyenne des cinéastes d’origines diverses, au moment où les pratiques engagées semblaient laisser la voie libre aux pratiques nettement plus autobiographiques et s’articulant sur les notions d’intimité et de reconquête de soi. Cependant, une telle option critique tend à trop minimiser le caractère esthétique des réalisations et les expériences visuelles qu’elles proposent, tout en diminuant considérablement leurs diversités, alors que la mise en valeur de celles-ci pourrait, sur la durée, s’avérer un choix politique beaucoup plus efficient.

NOTES
1. Nicole Brenez et Pip Chodorov, «Cartographie du Found Footage», Exploding, no hors-série «Tom Tom the Piper’s Son de Ken Jacobs», s.d., p. 99.
2. Yann Beauvais, «Films d’archives», 1895, no 41, octobre 2003, p. 5.
3. Williams C. Wees, Recycled images. The Art and Politics of Found Footage Films, New York, Anthology Film Archives, 1993, 117 p.
4. Yann Beauvais, loc. cit., p. 5.
5. Dans Bernard Stiegler, Économie de l’hypermatériel et psychopouvoir. Entretiens avec Philippe Petit et Vincent Bontemps, s.l., Mille et une nuits, 2008, p. 51.
6. Sylvestra Marinello, «Introduction», dans Recyclages. Économies de l’appropriation culturelle, Montréal, Éditions Balzac, 1996, p. 9.
7. Matthieu Chéreau, «Re-voir. Usage de la citation dans la vidéo contemporaine», Cahiers du cinéma, no 591, juin 2004, p. 73.
8. Pour une présentation générale du travail de Lipsett, voir Brett Kashmere, «Arthur Lipsett», Senses of Cinema et William C. Wees, «From Compilation to Collage : The Found-Footage Films of Arthur Lipsett», Canadian Journal of Film Studies / Revue canadienne d’études cinématographiques, vol. 16, no 2, automne 2007, p. 2-22.
9. Éric Legendre, «Spectres documentaires et voix d’archives : Le fantôme de l’opératrice. Entretien avec Caroline Martel», Nouvelles «vues» sur le cinéma québécois, no 5, printemps 2006, www.cinema-quebecois.net/numero5/pdf/entrevue_martel.pdf.
10. Encore là, il faudrait nuancer parce qu’il importe de distinguer la recherche d’un extrait de film à insérer dans un document, ce qui suppose une connaissance préalable du segment recherché, et la recherche sans idées préconçues dans une banque de stock-shots, car là, la découverte est plus aléatoire et relève d’une part de hasard.