Dossier | Ruines d’un jour : l’art jetable de Koo Jeong-A
Ruines d’un jour : l’art jetable de Koo Jeong-A
Par Vanessa Morisset
Parce qu’il comporte des miettes de biscuits, de la poudre de cachets d’aspirine ou des papiers d’emballage, le travail de l’artiste coréenne Koo Jeong-A peut être situé dans la voie du recyclage esthétique des déchets. Initiée par les avant-gardes du début du 20e siècle, cette pratique se perpétue à travers le Nouveau réalisme, jusqu’à Christian Boltanski, dont Jeong-A a été l’élève à l’École des Beaux-Arts de Paris dans les années 1990. Pourtant, un monde la sépare de la tradition artistique occidentale. En effet, sous l’objectif de Man Ray ou de Brassaï, les détritus changent d’échelle. Dans l’Élevage de poussière (1), les saletés accrochées au Grand Verre de Duchamp se transforment en un champ de ruines. Dans les Sculptures involontaires de Brassaï (2), les tickets de bus ou de métro retrouvés au fond des poches prennent l’allure de vestiges. De même, l’Objet désagréable à jeter de Giacometti, une œuvre dont on se débarrasserait telle une ordure, inutile et repoussante, ne l’est en réalité que métaphoriquement, étant coulée en bronze pour perdurer. Et ainsi jusqu’à Boltanski qui, avec Les archives de C.B. 1965-1988, enferme tout ce qu’il trouve dans son atelier, du plus précieux au plus trivial, dans 646 boites à biscuits usagées, empilées en un imposant mur de fer. Toutes ces œuvres qui parcourent le 20e siècle associent l’art à la monumentalité. Elles présentent les déchets comme des vestiges à conserver. Au contraire, chez Jeong-A, la poussière reste poussière et le tas de balayures reste un tas qui finira à la poubelle. Ses réalisations n’ont aucunement la prétention d’accéder à une dimension supérieure en se fossilisant pour l’éternité. Et c’est précisément l’utilisation des rebuts qui lui permet d’évacuer la monumentalité en la dénonçant comme une pratique désormais obsolète (3). Ce faisant, elle participe à l’émergence d’un nouveau type d’œuvres, vouées, sans pathos, à la destruction.
Un vieux pot de fleurs, une carcasse de chauffe-eau, des morceaux de bambou, étaient, entre autres, les objets présentés par Jeong-A lors de l’une de ses premières expositions en 1997. Elle jetait là les bases de son travail à venir : la réalisation d’installations qui, subtilement mais fermement, s’opposent à la monumentalisation du passé. Dans une salle vitrée surnommée «l’aquarium» du Musée d’art moderne de la ville de Paris, l’artiste avait entreposé des objets trouvés dans la cave de son studio situé rue de l’Aqueduc. Aquarium, Aqueduc, le rapprochement de ces deux mots liés à la Rome antique avait suffit à provoquer le déménagement incongru de ces éléments qui ainsi sortaient de l’ombre. Puis, avant l’ouverture de l’exposition, Jeong-A les avait classés, comme pour les découvrir et se les approprier, selon une logique impénétrable. Comme le souligne Hou Hanru, elle procédait là à une sorte d’archéologie (4). Mais une sorte seulement, car chez Jeong-A, aucune exploitation des éléments mis au jour n’est envisageable : dans une situation où l’on aurait attendu la découverte d’objets témoignant d’un passé qui concerne notre humanité, Jeong-A a exposé les effets d’anciens locataires anonymes, comme seuls vestiges possibles de la civilisation contemporaine qui enfouit et exhume elle-même ses propres ruines. Ni monuments ni documents, les éléments trouvés dans la cave avaient trait à un passé récent, singulier, sans enjeux fondamentaux, si ce n’est précisément le constat qu’aujourd’hui aucun passé ne peut plus se constituer en héritage universel (5).
Poursuivant dans le sens de l’insignifiance des ruines contemporaines, Jeong-A a produit deux ans plus tard, dans la vitrine de la Galerie Yvon Lambert de Paris, une installation similaire qui donnait à voir un petit tas de poussière blanche, des brouillons froissés ou une bouteille de yaourt à boire vide. Mais ici les objets, éparpillés dans l’espace, étaient des traces quasi immédiates de l’activité de l’artiste elle-même, du temps et de l’attention consacrés à la préparation de l’exposition. L’œuvre ne se distinguait donc plus de ses propres faits et gestes durant cette période de temps, elle a été simultanément produite et détruite, ne se faisant connaître aux spectateurs que par les quelques déchets engendrés. Avec cette installation, le passé auquel on se réfère est de plus en plus récent, de plus en plus singulier, de plus en plus indéchiffrable, au point que c’est l’immanence de l’artiste dans son travail que les déchets manifestaient. Ruines de la veille, issus d’une activité dont on ne sait rien, ils demeuraient pour nous totalement énigmatiques.
C’est le cas sans doute d’une autre exposition, à la Sécession de Vienne, en 2002, où Jeong-A reprend le principe de dispersion de déchets mêlés à d’autres éléments, en précisant le principe qui les unit entre eux. Cette exposition s’intitule 3355, chiffre qui désigne en coréen une manière de s’assembler en petits groupes, à mi-chemin entre l’ordre et le désordre (6). Mais ce pourrait aussi être une date, une période de temps durant laquelle cette répartition dans l’espace s’est effectuée. Dans ce chiffre se confondent l’espace investi par l’artiste qui installe ses objets par constellations et le temps arrêté de l’exposition qui les préserve temporairement. Par exemple, sur une grande table étaient empilées des cigarettes avec une régularité qui laissait supposer un temps et une patience que le dessous de la table, avec des balayures, des papiers et des miettes de biscuits, résidus d’une nuit de travail, exprimaient d’une manière libératoire. La lettre rédigée par l’architecte Cédric Price pour le catalogue insiste sur le fait que le travail de Jeong-A est marqué par le rapprochement des contraires, la clarté et le doute, l’ordre et le désordre, offrant «une galaxie multidirectionnelle de choix» dans un espace temps qui lui est propre. Ainsi, l’utilisation de poussières et de miettes chez Jeong-A ne débouche pas sur l’évocation nostalgique d’un passé à jamais révolu, mais sur une conception cosmique dynamique : dans le monde les choses se font et se défont, s’assemblent et se séparent, tout est transitoire. Bien plus que vers le passé, les œuvres de Jeong-A sont tendues vers un perpétuel devenir.
C’est pourquoi ses installations ressemblent souvent à des chantiers en cours, comme Crapule, créée pour l’exposition Club Koo à l’Espace 315 du Centre Pompidou en 2004. Une échelle immense, des étagères presque vides, quelques outils au sol, dans un environnement entièrement peint en blanc, laissaient penser à des travaux de rénovation. Cette installation rappelait que, dans la tradition orientale dont hérite l’artiste, on n’entretient pas l’usure des ruines, tout est sans cesse remis à neuf. Les temples et les palais sont réparés, repeints, reconstitués, dans un sens proche du mode de vie contemporain où ce qui est à peine usé est jeté pour être remplacé. On comprend alors que pour Jeong-A, il ne peut y avoir de culte de l’ancien. Pas de ruines monumentales, pas de reliques, le passé ne connaît qu’un sursis dans son œuvre, il est là pour disparaître.
À la différence de ses prédécesseurs qui intègrent des déchets dans leur travail, Jeong-A ne crée aucun cadre qui pourrait leur assurer une survie après l’exposition. Les installations ne sont pas conçues pour être conservées (7). On peut même dire que la question n’intéresse pas l’artiste, tant la pérennité des pièces lui semble inadaptée au monde contemporain : dans un mode de vie urbain, où l’espace de logement est réduit et où l’on se déplace dans la ville comme à l’autre bout du monde, comment et pourquoi conserver des pièces encombrantes (8) ? Le mode de vie actuel oblige à jeter et l’art n’y échappe pas. De ses anciennes installations, elle ne conserve que des photos. Et s’il lui arrive de sauver quelques œuvres de la destruction, cela semble être par hasard et provisoirement. Elle garde essentiellement des dessins, parce qu’ils ne prennent pas de place. Pour la même raison, elle a gardé une réalisation de 2003, Emptying out, un ensemble de petites maisons en savon pour l’exposition collective Open Garden, à Watari-Um au Japon. Elle les a rangées dans un carton où elles y sont encore, sans se soucier de savoir si le savon a fondu entre-temps. Reste le cas des pièces acquises par les musées, qui doivent concilier la démarche de l’artiste avec leur mission de constitution d’un patrimoine artistique. C’est le cas d’une installation présentée à la galerie Yvon Lambert en 2001 (Sans titre, 2001), acquise un an plus tard par le Musée national d’art moderne du Centre Pompidou, qui comprend une étagère avec une multiplicité de petits objets, jouets, théière, néons, feuilles de papier et emballages avec des inscriptions en coréen éparpillés au sol. Le contenu de l’étagère a été soigneusement répertorié par l’artiste et l’emplacement des éléments a fait l’objet d’un plan, tandis que les papiers au sol peuvent être disposés librement et être réutilisés d’une présentation à l’autre, comme cela a été le cas jusqu’à présent, ou remplacés par des éléments similaires fournis par l’artiste lors de l’achat de l’œuvre. En effet, on estime que les emballages et les papiers renvoyant à des marchandises coréennes sont indispensables à la présentation de l’installation. Toutefois, en adoptant cette stratégie, le musée parvient-il réellement à conserver le travail de Jeong-A sans le dénaturer ?
De même, elle a créé très récemment, au Centre international d’art et du paysage de Vassivière (9), une installation qui s’autodétruit paisiblement. Il s’agit d’un lustre portant environ 1 000 bougies parfumées, confectionnées pour l’occasion, qui ont brûlé pendant toute la durée de l’exposition. Leurs flammes ont produit une fumée noire qui a progressivement recouvert les murs de la salle, tandis que la cire fondue s’accumulait par terre. Avec cette installation, la matière a repris ses droits sur la forme et imposé sa loi, contrastant avec le spectacle quasi religieux des innombrables bougies allumées. Ce que l’on aurait pu considérer comme un retour sentimental à la monumentalité – et un hommage à Boltanski ? – à travers ce grand lustre illuminé, s’est effondré en se consumant à petit feu. Toutefois, dans la perspective de pouvoir faire voyager cette exposition, la structure en métal du lustre et la cire ont été récupérées. Mais est-il possible de procurer une seconde vie à une telle œuvre ?
La remise en cause de la pérennité n’est pas secondaire et pensée après coup chez Jeong-A, elle touche à la nature même de son travail. Comme le notait Elisabeth Lebovici dans un texte sur l’exposition en 2001 à la galerie Yvon Lambert (Paris) : «On n’y voit ni “pièces”, ni “sculptures”, ni “dessins”, ni “peintures”, ni “cadres”, ni “socles”, rien de tout cela... mais une respiration, une circulation, des choses placées ici et là10...». Si l’œuvre consiste en une respiration, comment pourrait-elle être conservée ? Et d’ailleurs dans quelle mesure peut-on encore parler d’une «œuvre (11)» ?
Loin de subir passivement les contraintes qui la poussent à se débarrasser de ses pièces après leur exposition, Jeong-A agit sans regret et surtout sans la nostalgie issue du romantisme qui marque encore souvent la création contemporaine européenne.
Ses installations remettent en cause la monumentalité liée à l’art et tout ce qui le rattache à la commémoration d’un passé, et conduisent à une réflexion qui va à l’encontre de l’une des définitions de l’art : un monde d’objet qui perdure autour de nous. Mais cette définition qui fait de la pérennité l’essence de l’art est-elle universelle ? «J’ai toujours rejeté l’idée que l’art est durable», disait déjà Robert Morris (12). En ce qui concerne le travail de Koo Jeong-A, il amène à se demander si la pérennité n’est pas une caractéristique d’une certaine manière de faire de l’art, la manière occidentale moderne qui s’est crue elle-même universelle, mais qui aujourd’hui n’est plus le modèle dominant de la création.
NOTES
1. Élevage de poussière de Marcel Duchamp a été photographié par Man Ray en 1920 et publié par André Breton dans Littérature en 1922.
2. Photographies publiées dans Minotaure, nos 3-4, 1933.
3. Philippe Vergne, dans son texte Présence distraite, qui situe Koo Jeong-A par rapport à l’art conceptuel et au post-modernisme, est le premier à parler de son travail en termes d’anti-monumentalité. Il la qualifie même d’«anti-Richard Serra»… Il est aussi le premier à faire un rapprochement avec les postcolonial studies. Voir catalogue Koo Jeong-A, Espace 315, Centre Pompidou, 2004, p. 18-23.
4. «Quelques remarques sur le travail de Koo Jeong-A», catalogue de l’exposition Aqueduc, ARC, Musée d’art moderne de la ville de Paris, 1997.
5. La même année, elle réalisait un travail similaire dans un ancien garage, 28, rue Rousselet à Paris. Pour l’exposition Too, à l’invitation du collectionneur Jean Chatelus, Koo Jeong-A avait rassemblé et trié toutes les poussières, débris et autre détritus qui s’étaient accumulés dans le local désaffecté.
6. Voir le catalogue Koo Jeong-A : 3355, Wien, Wiener Secession, 2002. Dès le dessin choisi pour sa couverture, le lien entre le chiffre 3355 et la question de la répartition dans l’espace est thématisé.
7. Il existe un exemple antérieur d’installation conçue pour être détruite : Continuous Project Altered Daily, une œuvre réalisée par Robert Morris du 1er au 22 mars 1969 à la galerie Castelli (Wharehouse) de New York. Composée de divers matériaux tels que de la terre, de l’eau, du papier, divers métaux, l’œuvre était modifiée tous les matins par l’artiste, photographiée et montrée au public l’après-midi. Le dernier jour, un camion est venu débarrasser la galerie. L’artiste a enregistré cette opération, mais avoue avoir même perdu la bande magnétique. Le travail de Koo Jeong-A peut être situé dans cette perspective, le gigantisme en moins. L’œuvre de Morris rassemblait en effet plus d’une tonne de matériaux.
8. Entretien avec l’artiste, Londres, mars 2008.
9. Koo Jeong-A, Oussseux, Centre international d’art et du paysage de Vassivière, du 4 novembre 2007 au 3 février 2008.
10. Elisabeth Lebovici, «C’est là, c’est Koo Jeong-A», Les Tentations de libération, T8, 1-7 juin 2001.
11. Le travail de Koo Jeong-A relève de la tendance d’un «art sans œuvre» décrite par Stephen Wright dans son texte «Vers un art sans œuvre, sans auteur, et sans spectateur», XV Biennale de Paris, voir www.biennaledeparis.org.
12. «I always rejected the notion that art lasts.» [Notre traduction] Introduction au recueil de ses articles publiés en 1993 sous le titre Continuous Project Altered Daily.