Article | Narration, installation et peinture : un ménage à trois chez Éric Lamontagne
Narration, installation et peinture : un ménage à trois chez Éric Lamontagne
Par Anne-Marie St-Jean Aubre
Alors que se préparait, à l’automne 2007, la dixième édition du Mois de la Photo à Montréal, explorant le thème de la narration dans la photographie et la vidéo, la galerie Art Mûr présentait Train de mémoire (2007), une exposition réunissant des œuvres de l’artiste Éric Lamontagne, abordant cette même thématique par l’entremise de la peinture. Connu entre autres pour son travail photographique mêlant préoccupations scientifiques et esthétiques, Lamontagne s’intéresse aussi à la tradition picturale, actualisée dans la création de vastes peintures installatives.
Explorant une discipline dont on a prédit la disparition à plusieurs reprises, Lamontagne mariait pour la première fois peinture et installation à l’occasion de son exposition chez Sylviane Poirier (2004). En effet, pour Souvenirs en coin l’artiste s’est amusé à rapprocher art et quotidien en étendant l’espace illusoire de la représentation picturale à l’espace réel de la galerie. Traversant symboliquement un cadre de porte tendu de toile, le spectateur était invité à entrer au cœur de l’univers fictif de la peinture. Chaussé de pantoufles en toile, flâneur déambulant dans un salon bourgeois où l’attendait un fauteuil emballé de canevas, placé tout près d’une cheminée en trompe-l’œil surmontée d’un trophée de chasse tout aussi peint, le spectateur devenait le sujet du tableau, à l’image d’un acteur de théâtre entrant en scène.
Cette œuvre-exposition installative témoigne bien du renouveau de l’intérêt pour la narration dans les arts visuels, qui s’exprime non plus par un investissement du champ de la représentation mais plutôt par un travail effectué du côté de l’acte de raconter. Selon Marie Fraser, «les artistes ne cherchent plus à représenter un récit ou à mettre en scène des histoires au sens strict du terme, mais à produire quelque chose de narratif (1)». La peinture figurative conventionnelle, grâce à l’unité de sa composition entièrement comprise dans son cadre, correspondrait à l’idée du récit traditionnel qui, en tant que système clos, exige de la part du lecteur-spectateur une écoute, une réception passive. Souvenirs en coin étant une œuvre devenue «situation», c’est-à-dire «espace parcouru et vécu par le spectateur comme site(2)», elle serait davantage porteuse d’une réflexion sur «l’acte de raconter», entraînant de ce fait une transformation du comportement suscité chez le spectateur. Alors qu’un récit traditionnel ou sa représentation se caractérisent par leurs pleins, c’est-à-dire une narration autosuffisante interdisant toute place au lecteur-spectateur, l’installation ou le récit moderne se comprendrait par l’espace qu’il fait aux manques, aux intervalles, ouvrant une place au spectateur-acteur (3).
Ce bouleversement des habitudes de perception et de l’horizon d’attente du spectateur était également visible dans l’exposition Train de mémoire, qui présentait des «tablettes-tableaux» aux allures de bibliothèque, de paysage ou de cimetière, desquelles le regardeur était invité à retirer de petits «livres-toiles», geste qui outrepassait l’interdiction de toucher à l’art. Du son s’échappait d’une valise en trois dimensions posée à l’extrémité d’une représentation peinte de rails de chemin de fer, glissant le long du mur pour se continuer sur le sol de la galerie, un dispositif qui rappelle les œuvres narratives du peintre français Jean Le Gac. Par ces stratégies humoristiques, Lamontagne rendait le spectateur actif en lui demandant de manipuler les «livres-toiles», de regarder à travers les œillères de ses petites boîtes ou encore de porter attention aux sons ambiants, ce qui concourrait à affaiblir l’aura de mystère sacré qui entoure encore les œuvres d’art et les artistes en gardant les spectateurs à distance.
Alors que l’exposition Souvenirs en coin s’énonçait clairement en tant qu’œuvre installative, Train de mémoire le faisait de façon plus subtile, travaillant différemment l’idée de narration. «Raconter engage autant le temps que l’espace», constate Marie Fraser qui, en prenant pour exemple les déambulations urbaines de Francis Alÿs, indique que la narration s’effectue tant par un déplacement dans le temps que dans l’espace. La notion de parcours est également abordée par Johanne Lamoureux, qui l’approfondit dans une réflexion sur l’installation alimentée par les théories du pittoresque. Elle y développe notamment l’idée du jardin pittoresque, qui «exige un promeneur mais sans renoncer à faire tableau (4)». Organisé autour de vues précises, à contempler à partir d’emplacements soigneusement choisis, le jardin pittoresque propose au promeneur la découverte d’une suite de paysages qui, ensembles, doivent faire tableau. D’où cette intuition qui porte l’auteure à avancer que «l’installation citerait aujourd’hui la peinture [...] en tant qu’elle est [...] [un] tableau, un mode d’organisation (5)». Cette référence au jardin pittoresque est stimulante pour notre réflexion puisqu’elle confère au promeneur-spectateur la fonction de liant, c’est-à-dire qu’il a la responsabilité de l’organisation des différents points de vue entre eux. Ainsi, c’est au promeneur-spectateur que revient la tâche de créer l’unité narrative du déplacement dans l’espace et ce, dans le but de créer un tableau-jardin. La narration ne se trouve donc plus contenue dans l’œuvre, mais se déploie plutôt dans l’espace entre les œuvres. L’idée de parcours agit alors comme métaphore du récit dans la mesure où chaque élément est à saisir par associations aux autres. Chaque toile ne présente plus «une totalité close sur elle-même (6)» ; c’est leur accumulation-succession dans l’espace qui construit le récit.
C’est justement cette idée de l’installation-récit que propose l’exposition Train de mémoire, où toutes les œuvres se font écho : Le rail et la valise (2007) appelant le train sortant de l’antre du foyer repris de Magritte, l’image de l’atelier convoquant la bibliothèque remplie de livres inspirant l’artiste, un paysage percé à l’intérieur duquel est découvert une copie miniature de la toile au chemin de fer précédemment observée, alors qu’une autre petite boîte exhibe la vitrine d’Art Mûr exposant de grands paysages qui se trouvent effectivement présentés dans la galerie. Aucun circuit pour la visite n’est indiqué, aucune histoire ne semble mise de l’avant, et pourtant le spectateur, allant de tableau en tableau, ne peut s’empêcher de les associer. On assiste ainsi à une multiplication des histoires imaginées par les spectateurs selon leurs déplacements entre les œuvres. Cette explosion des points de vue envisageables pour la réception d’une œuvre est encore plus évidente dans Souvenirs en coin, où le spectateur-acteur, sujet de la représentation, se promène au sein même du tableau, niant ainsi la position frontale et distanciée traditionnellement exigée par les œuvres figuratives employant la perspective.
D’autres procédés à l’origine littéraires, soit la citation et l’appropriation, sont employés de manière récurrente dans le travail pictural de l’artiste. Ses œuvres reprennent à la fois des techniques – les drippings de Pollock, les objets mous d’Oldenburg – et des motifs provenant de toiles célèbres – la jeune fille étendue au premier plan de l’œuvre Christina’s World (1948) d’Andrew Wyeth, la fente de Fontana – en les combinant sans hiérarchisation. Faisant allusion aux genres traditionnels (paysage, nature morte, portrait (7)) autant qu’aux moyens plus modernes de l’abstraction, il nous présente sa réécriture personnelle de l’histoire de l’art. Ses œuvres témoignent ainsi non seulement de son savoir-faire et de ses connaissances artistiques mais aussi de sa volonté d’individualité.
NOTES
1. Marie Fraser, «Raconte-moi… ou les paradoxes du récit», dans Raconte-moi, Musée national des beaux-arts du Québec, 2005, p. 10.
2. René Payant, «Une ambiguïté résistante : l’installation », dans Vedute : Pièces détachées sur l’art, Éditions TROIS, Laval, p. 337.
3. Jean-Christophe Royoux, «Le récit après sa fin : allégories, constellations, dispositifs», dans Explorations narratives, sous la dir. de Marie Fraser, Le Mois de la Photo à Montréal, 2007, p. 230.
4. Johanne Lamoureux, «Lieux et non-lieux du pittoresque», dans L’art insituable. De l’in situ et autres sites, Centre de diffusion 3D (Lieudit), Montréal, 2001, p. 24.
5. Ibid., p. 35.
6. Jean-Marc Prévost, «Des limites du tableau. Les possibles de la peinture», dans Des limites du tableau. Les possibles de la peinture, Musée départemental de Rochechouart, 1995, p. 10.
7. Éric Lamontagne évoque la tradition du portrait dans ses séries photographiques Comment les animaux voient-ils? et Comment les animaux voient-ils les vedettes? ; il revisite le genre de la nature dans l’exposition Vive la nature morte, présentée par Circa en 2003, exhibant notamment une toile représentant des trophées de chasse et une toile-tapis d’où émergent des fleurs ; finalement, le sujet du paysage revient fréquemment dans ses œuvres, présent à la fois sous forme de tablette-tableau ou de grandes toiles à facture réaliste.