Dossier | Récits dé/générés : le Net-art et l’adaptation textuelle
Récits dé/générés : le Net-art et l’adaptation textuelle
Par Frédérique Arroyas
Depuis deux décennies, l’art pour Internet, une forme d’art récente appartenant à la catégorie des nouveaux médias, a gagné en termes de popularité et de statut. L’étude du Net-art est particulièrement pertinente en regard de la notion d’adaptation littéraire. À cause de sa flexibilité inhérente, de ses capacités de réseautage et de la numérisation de l’information, Internet offre de nombreuses possibilités innovatrices en ce qui a trait à l’importation et à l’adaptation de textes imprimés dans un environnement électronique. Rachel Green a fait remarquer que le web offre aux artistes « un environnement exceptionnellement accueillant pour une grande variété de médias : la programmation et l’animation, la vidéo et l’audio, les jeux et le communautaire. Dans cet environnement, les artistes reprennent ces fils et les entretissent selon de nouveaux arrangements (1). »
Les œuvres-Net analysées ici proposent des exemples d’adaptation textuelle. Puisque l’adaptation est une « pratique de transposition, un acte de ré-vision en lui-même (2)», nous saisissons ici l’occasion d’étudier comment deux formes narratives traditionnelles ont été modifiées par l’utilisation créative de la technologie numérique et, plus particulièrement, de l’interactivité. L’analyse spécifique de ces adaptations met non seulement en lumière la spécificité des médias imprimés traditionnels et des médias numériques, mais également les motivations et les idéologies véhiculées par ces transformations textuelles particulières.
Comme pour toute adaptation, la ré-vision suppose divers degrés de ré-orientation idéologique. Le fait même que les œuvres analysées ici soient rendues accessibles et soient diffusées sur Internet suggère une esthétique qui anime une large part de l’art-web, dont les capacités de réseautage offrent la promesse (utopique) du progrès des structures sociales démocratiques (3). Qui plus est, la galerie web Rhizome.org, dans laquelle ces œuvres sont archivées, encourage une telle ré-vision sociale. Sa structure de réseau anti-hiérarchique et décentralisé fait référence à la notion de rhizome chez Deleuze et Guattari. Son fondateur Mark Tribe la décrit comme une sculpture sociale, une plateforme interreliée de collaboration gérée par des artistes, des commissaires, des critiques et des spectateurs intéressés aux nouveaux médias (4). La galerie propose un nouveau modèle de diffusion pour les artistes et un processus de commissariat plus ouvert et non discriminant ; elle offre une alternative aux « hiérarchies institutionnelles et aux modèles de commerce centralisé (5). »
Les œuvres analysées ci-dessous procèdent d’une même idéologie, visant d’une part à remettre en question ou à perturber les canaux traditionnels de communication et, d’autre part, à en créer de nouveaux. The Intruder, de Nathalie Bookchin, et dms26713, de Zoe Kavanagh, sont des œuvres autonomes, c’est-à-dire qu’elles peuvent exister non seulement sur le web, mais aussi sur support DVD ou CD-ROM. Nous sommes témoins, dans ces deux œuvres, de la transformation du texte traditionnellement présenté sous forme fixe, linéaire et imprimée, en un objet feuilleté et multimodal. En outre, l’interactivité et la matérialité sont des caractéristiques saillantes qui contribuent à la transformation des avenues conventionnelles de communication textuelle. L’objectif est ici d’analyser comment la transposition de textes dans le médium électronique apporte aux artistes des possibilités manifestes d’intervention et, comme on s’y attend, de subversion.
The Intruder (6)
The Intruder (L’Intruse), créée en 1999 par Natalie Bookchin, artiste et enseignante au California Institute of the Arts, est une adaptation de la nouvelle éponyme de Jorge Luis Borges, parue pour la première fois dans la troisième édition de El Aleph (1966). Borges a écrit cette histoire à la fin de sa carrière, alors qu’il était âgé de 66 ans. Nullement représentative des légendaires constructions intellectuelles et abstraites de l’auteur argentin, elle a été interprétée par plusieurs critiques comme une réflexion biographique sur le rapport problématique de Borges avec les femmes, rapport indicatif, peut-être, de désirs homosexuels refoulés (7).
« L’Intruse » traite de deux frères qui s’éprennent d’une même femme. Un jour, Cristián Nilsen ramène à la maison une femme nommée Juliana Burgos, dans l’intention de vivre avec elle et son frère Eduardo. Avec le consentement de Cristián, Eduardo peut partager les faveurs de Juliana. À la longue, cependant, les frères deviennent jaloux l’un de l’autre et, afin de calmer les tensions, décident de vendre Juliana au bordel. Néanmoins, ils continuent tous deux de la voir en secret et, finalement, décident de la racheter. Puisque la jalousie s’aggrave entre les deux frères, Cristián assassine Juliana, craignant la rupture de leur lien fraternel. Il fait savoir à Eduardo qu’il l’a tuée pour qu’elle cesse de les séparer. Dans un acte final de réconciliation, les deux frères l’ensevelissent ensemble. La dernière phrase du récit, « Maintenant, un lien de plus les unissait : la femme tristement sacrifiée qu’il leur fallait oublier (8). », indique que la femme qui leur était commune continue d’agir comme véhicule de leur amour l’un pour l’autre. Sa mort devient un « sacrifice » qui leur permet de préserver, et même de renforcer leur relation (9).
L’adaptation de cette nouvelle par Bookchin aborde la nature problématique d’une relation fondée sur la violence et la misogynie. L’histoire est racontée par une voix féminine hors champ et progresse selon une suite de jeux électroniques classiques, de Pong aux simulations de guerre. La progression de l’histoire dépend des actions du joueur, qui tire sur les personnages, se bat avec eux ou les attrape : au lieu de gagner des points, le joueur est récompensé par un fragment de récit.
La dimension participative de The Intruder souligne une caractéristique spécifique, propre à beaucoup d’œuvres conçues pour Internet. Comme le mentionne Rachel Green : « Les environnements de jeu incarnent certaines des plus importantes caractéristiques du Net-art, dont notamment l’interactivité : la partie dépend littéralement du joueur (10). » En effet, le déploiement de The Intruder requiert la participation physique réelle d’un joueur ou d’une joueuse. Il ou elle doit contribuer et prendre part à des comportements symboliquement agressifs : par exemple, une fusillade entre deux cowboys ou un jeu de Pong (Hit Girl [Tuez la fille]) dans lequel la balle traditionnelle a été remplacée par une silhouette féminine.
Plus loin, au point de l’histoire où les deux frères décident de vendre Juliana au bordel, le scénario commande au joueur de recueillir dans un seau les possessions de la femme et des fragments du récit imprimé, pendant qu’ils sont expulsés de son vagin.
Dans ces deux jeux, des éléments graphiques peu conventionnels attirent l’attention sur une position explicitement critique en ce qui concerne le sort réservé aux femmes. Les scénarios du jeu illustrent de manière très directe le statut de la femme comme marchandise et reflètent la menace grandissante de violence dirigée vers le personnage féminin, alors que la jalousie et la convoitise des deux frères atteignent leur paroxysme.
La forme hybride de The Intruder, fusion des jeux informatiques et de la littérature, distancie les joueurs des événements racontés tout en les rapprochant, paradoxalement, en raison de sa nature participative. Il y a d’une part un effet de distanciation, lorsque la tension psychologique accumulée dans le récit original est remplacée par une pulsion visant à l’accumulation d’avantages. L’adaptation de Bookchin joue sur l’instinct de compétition pour l’accumulation de points (ou, dans ce cas-ci, pour progresser dans l’intrigue). Ainsi, l’histoire devient objectifiée comme « récompense » dans le contexte de l’économie des jeux.
Pourtant, ce détachement émotionnel est compensé par l’engagement physique (la composante interactive) exigée des joueurs. Le fait de devenir un participant actif, par la manipulation de la souris et du curseur, suscite une réaction émotionnelle contraire à l’excitation du jeu, soit le dégoût d’avoir « participé » aux actes cruels des frères Nilsen. Cette réaction est renforcée par les images de jeu inhabituelles. Celles-ci condamnent l’instinct fondamental de domination et d’objectification des autres dans le but de parvenir à ses propres fins. De cette façon, la synchronisation du récit (le fichier audio) et du type d’engagement physique requis pour son dénouement réussit à élaborer une critique féministe de la nouvelle de Borges.
dms26713 (11)
L’œuvre de l’artiste londonien Zoe Kavanagh, intitulée dms26713, a été conçue pour accroître la conscience publique en rapport aux réfugiés détenus dans les prisons britanniques. Elle présente le récit d’un homme sous forme de journal interactif. En entrant sur le site web, le visiteur est dirigé, à travers une série de photographies de rue d’une communauté d’immigrants, vers le Carnet du voyageur, jeté parmi d’autres objets dans une valise ouverte et abandonnée. En plaçant le curseur et en cliquant sur ce livre, on accède au journal d’un immigrant illégal ; l’histoire de l’homme est dévoilée à mesure que l’on clique sur les liens inscrits dans les pages du livre.
Ce récit participatif, dans lequel se rencontrent les univers de Londres et du Liberia, propose une histoire basée sur de vrais événements et de vraies personnes. Par exemple, nous apprenons que l’auteur du journal était un professeur dans son pays d’origine, et qu’il a été forcé de s’enfuir. Il trouve du travail comme assistant d’un imprimeur, mais il est ensuite arrêté et incarcéré dans un centre de redressement, où il passe deux ans avant d’être extradé au Liberia. Sa situation désespérée l’amène à envisager le crime et le suicide.
Comme pour l’interactivité dans The Intruder de Bookchin, l’œuvre de Kavanagh exploite le potentiel des médias numériques pour faire tomber les barrières entre le visiteur du site web et l’histoire qu’il présente. En adaptant le journal intime traditionnel de la forme imprimée au médium numérique, dms26713 parvient à réduire les distances géographiques et à surmonter l’apathie du lecteur en installant un sentiment d’intimité, et en engageant le visiteur dans un pacte autobiographique qui lui rapprochera le narrateur. Sa nature interactive transforme l’expérience du visiteur en apportant immédiateté et témoignage direct par le biais de clips tirés d’interviews avec le détenu. De plus, une qualité dynamique découle de la présence des artefacts physiques. Dans ce format numérique, un clic de la souris peut déclencher une arme à feu ou faire apparaître la clef d’un appartement. D’une façon similaire à certains livres pour enfants qui, par exemple, contiennent des lettres que l’on retire de l’enveloppe pour les lire, ou le médaillon d’une princesse, que l’on peut porter à son cou, la possibilité d’interagir avec le récit accroît l’engagement du lecteur envers le protagoniste et sa situation critique.
L’interactivité se trouve davantage accentuée par la singularité des événements « textuels » découlant du choix d’hyperliens effectués par le visiteur. Puisque les voies de navigation à travers le récit ne sont pas fixes (comme dans un récit linéaire traditionnel), il y a place à des lectures multiples ou à des événements narratifs qui ajoutent aux possibilités d’interaction du visiteur avec l’histoire. Dans son analyse spécifique de l’hypertexte, Katherine Hayles affirme ce qui suit : « En raison de sa construction en tant qu’espace navigable, de par sa nature, l’hypertexte électronique traite davantage des questions de cartographie et de navigation que la plupart des textes imprimés (12). » Bien entendu, les pratiques de lecture des textes imprimés ne sont pas nécessairement linéaires : on peut les feuilleter en allant de l’avant ou à rebours, sauter des passages, etc. Toutefois, les mécanismes de liaison des hypermédias accroissent la mutabilité du récit et rendent possible la fusion des mots, des images et des sons.
Ainsi, dms26713 adapte le traditionnel journal intime sous forme imprimée dans un médium qui facilite effectivement la réduction des distances psychologiques et géographiques. En conséquence, la conscience publique s’accentue en regard de la situation critique des immigrants illégaux. De plus, en offrant de multiples voies de navigation à travers le journal, les hyperliens procurent aux visiteurs une plus grande autonomie pour la création de leur propre interaction avec le récit. Grâce à la présence virtuelle de l’environnement, de la voix et des effets personnels du protagoniste, les hyperliens renforcent aussi les liens émotionnels des visiteurs avec le récit, ce qui rend plus convaincante l’expérience du détenu.
Les deux œuvres d’art analysées ici donnent un aperçu du potentiel des médias numériques en ce qui a trait à la présentation et à l’adaptation du texte de manière innovatrice. La capacité de se relier à des lieux éloignés, de manipuler et de recycler des artefacts numériques a créé de nouvelles possibilités d’expérimentation sur la communication humaine et l’analyse de la production culturelle. Finalement, l’interface ordinateur-humain, sous la forme de l’interactivité, a grandement contribué à l’exploration des espaces géographiques et psychologiques.
Ces œuvres conçues pour le Net sont d’excellents exemples des possibilités d’interaction avec le texte, offertes par les médias numériques et Internet. En adaptant des récits traditionnellement limités à la surface de la page, ces œuvres soulignent le pouvoir subversif de l’adaptation. The Intruder de Bookchin montre comment la participation exigée du joueur/de la joueuse à des actes répréhensibles le/la force à aborder de manière critique les éléments misogynes d’une nouvelle. En tant que journal intime interactif, dms26713 de Kavanagh réduit de manière tactique les distances géographiques et l’indifférence émotionnelle en rendant plus vivante l’expérience d’un détenu.
Comme nous l’avons vu, le Net-art a la capacité d’exploiter et de transformer les voies traditionnelles de la communication textuelle, en cartographiant le contenu d’une source de texte existante dans un nouvel espace de nature non linéaire, qui favorise l’activité détournée, tangentielle et tactique. En produisant des œuvres multimodales et feuilletées qui critiquent ou défendent leur source, les médias numériques et les technologies web offrent des possibilités d’intervention, ainsi qu’un appel irrésistible à l’adaptation.
[Traduit de l’anglais par Denis Lessard]
NOTES
1. Rachel Green, Internet Art, Londres, Thames & Hudson, 2004, p. 15. [Notre traduction, comme pour les suivantes, sauf indication contraire.]
2. Julie Sanders, Adaptation and Appropriation, Londres et New York, Routledge, 2006, p. 18.
3. Steven Wilson note que « l’Internet représente un nouveau défi pour l’art. Il place l’immatérialité au premier plan et met l’accent sur les propositions culturelles, situant le débat esthétique au cœur des transformations sociales. Dans un esprit proprement postmoderne, il offre un modèle pratique de décentralisation du savoir et des structures de pouvoir, remettant en cause les paradigmes actuels du comportement et du discours. », dans Information Arts : Intersections of Art, Science and Technology, Cambridge, MIT Press, 2002, p. 563.
4. Green, ibid. p. 57.
5. Nathalie Bookchin, « Grave-digging and Net Art: A Proposal for the Future », Network Art: Practices and Positions, Tom Corby (dir.), Londres et New York, Routledge, 2006, p. 72.
6. www.calarts.edu/~bookchin/intruder/, consulté le 21 février 2008.
7. Voir par exemple Martin Stabb, Borges Revisited, Boston, Twayne, 1991, et Robert Lima, « Coitus Interruptus: Sexual Transubstantiation in the Works of Jorge Luis Borges », Modern Fiction Studies, n° 19, 1973, p. 407-417.
8. Traduction française fournie sur le site www.calarts.edu/~bookchin/intruder/. [Note du traducteur.]
9. Herbert J. Brant écrit : « […] manifestement, le désir érotique des deux hommes ne s’adresse pas à une femme, mais plutôt l’un à l’autre, la femme agissant comme point focal intermédiaire auquel, et dans lequel, les deux hommes peuvent se rencontrer. Ce genre d’activité, sexuelle a le double objectif de remplir le mandat sociétal d’ “ hétérosexualité obligatoire ”, lorsque les deux hommes utilisent le corps féminin requis à des fins sexuelles, tout en éludant la proscription du contact homosexuel masculin. Autrement dit, Borges a substitué un corps féminin intermédiaire entre les deux hommes, pour leur permettre d’être reliés physiquement sans transgresser les interdictions patriarcales hétérosexuelles. » Extrait de « The Queer Use of Communal Women in Borges’ ‘El muerto’ and ‘La intrusa’ », Latin American Studies Association, LASA95 Papers Pilot Project, 1995, http://lanic.utexas.edu/project/lasa95/brant.html, consulté le 21 février 2008.
10. Green, ibid., p. 145.
11. www.dms26713.com, consulté le 21 février 2008.
12. Katherine Hayles, « Print Is Flat, Code Is Deep. The Importance of Media-Specific Analysis », Poetics Today, vol. 25, n° 1, 2004, p. 83.