Dossier | Blair Witch Project, Da Vinci Code : attrapes touristes

Bernard Lamarche

Blair Witch Project, Da Vinci Code : attrapes touristes
Par Bernard Lamarche

Depuis des lustres, les artistes cultivent le doute : les peintres ont leurré de leur trompe-l’œil ; les photographes, ceux de qui Emmanuel Radnitsky disait détester qu’ils soient des « fautographes », ont retouché des documents ; sous les auspices de la virtualité, les frontières entre la réalité et la fiction glissent davantage.

La littérature se donne des allures de thèses scientifiques et le cinéma n’est pas en reste dans cette joute d’artifices : pour que la fiction puisse jouer avec la réalité, la caméra, à l’épaule, se fait entre autres brinquebalante. Les codes s’embrouillent jusqu’à faire reculer, à des limites à peine concevables, les certitudes des spectateurs. Dans ces cas, la fiction délaisse ses propres codes et emprunte ceux d’autres genres, du documentaire par exemple, contribuant au pouvoir de l’image, à un point où cette puissance accrue retourne la crédulité du spectateur contre lui. C’est du moins la recette sur laquelle le film Blair Witch Project, de Daniel Myrick et Eduardo Sánchez (1999), et le roman Da Vinci Code, de Dan Brown (2003), ont fait fortune. Bien qu’ils visaient des clientèles fort distinctes et qu’ils aient manipulé les cordes du canular selon des mécanismes n’ayant aucune commune mesure, Blair Witch Project et Da Vinci Code ont étrangement trouvé des manières semblables de s’arrimer à la réalité. Outre qu’il soit commode de présumer que les publics respectifs de ce film et de ce roman aient été motivés par des horizons d’attentes divergents, force est d’admettre que les comportements de ces derniers ont été modifiés de façon analogue, à travers des réflexes touristiques.

En règle générale, les canulars capitalisent sur les espoirs de ceux qui s’y laissent prendre, pressés de découvrir une nouvelle vérité ou un aspect caché de la réalité. C’est une des dimensions qui assurent à ces mystifications d’avoir prise sur le réel : les canulars exploitent une charge émotive qui devient le véhicule par lequel ils parviennent non seulement à se répandre, mais grâce auquel ils finissent par influencer des conduites. Aussi, les canulars favorisent-ils des comportements iconophiles, motivés par une croyance parfois aveugle en l’image. Les deux cas abordés ici permettent tout particulièrement d’approcher les canulars du point de vue de la réception et de voir que les signes véhiculés par ceux-ci peuvent s’articuler à un niveau pragmatique (1). Au mieux, il faut peut-être considérer les pulsions touristiques -auxquelles je veux consacrer quelques remarques comme des garde-fous contre la mise en échec de la notion d’authenticité inhérente à tout canular. Au pire, il s’agit de l’expression d’une irrésistible iconophilie. Devant l’incapacité à départager le vrai du faux, il est sans doute préférable d’adopter des comportements conformes à la rubrique de la reconnaissance, au sens où l’entend Umberto Eco (2). La figure du touriste se double alors de celle de l’enquêteur en recherche de vérité face à un mystère pour lequel il lui est donné l’espoir d’évaluer par soi‑même la validité de quelques indices, aussi infimes soient-ils.

Faut-il rappeler ces faits ? Le Da Vinci Code était prétendument basé sur des faits et nourri de recherches savantes. La fortune critique populaire du récit a fortement eu tendance à être oublieuse de sa stricte nature romanesque, contribuant à la confusion entourant la portée des allégations révisionnistes de l’auteur. De là, plusieurs ont cru ou continuent de croire en cette fable sur fond de mystique chrétienne, de sociétés secrètes et de tableaux décodés. En contrepartie, au profit d’un marché lucratif, une foule d’analyses ont été publiées, se targuant de vider le roman de son mystère. Parmi eux, en guise d’exemple, Les Secrets du Code Da Vinci, de Dan Burnstein, et Le Code Da Vinci décrypté, de Simon Cox, version française de Cracking The Da Vinci Code, sont aux antipodes. L’ouvrage de Cox prétend fournir un « guide » de lecture, mais il fait preuve d’un réel manque d’esprit critique. À l’opposé de l’ouvrage de Burnstein, Cox ne prend pas la peine de questionner l’existence du Prieuré de Sion, une vaste machination montée par Pierre Plantard. Ce dernier prétendait descendre des Mérovingiens et être grand maître du Prieuré de Sion. La création du Prieuré de Sion ne remonte pas au Moyen Âge, comme le laisse entendre Da Vinci Code, mais bien au 7 mai 1956, date à laquelle Plantard a déposé de faux documents dans une préfecture de province. Or, la nature canulardesque du Da Vinci Code repose sans doute sur cette utilisation de l’histoire manipulée. Si bien que certaines discussions ont même porté sur le fait que Dan Brown ait pu lui-même avoir été victime de ce canular authentique. Ici, la réalité historique est tout simplement niée alors que, consciemment ou non, des lettres de noblesse sont données à une mystification pourtant dûment disqualifiée. C’est sur ce renversement que repose une partie de la charge du roman, pour lequel il n’est pas excessif de penser que c’est sa réception critique qui lui a finalement conféré, rétrospectivement, sa valeur de canular.

Tourisme
Notoires, ces deux cas ont suscité des débats au sujet de la ligne qu’ils ont audacieusement entortillée entre réalité et fiction, grâce à des stratégies de mise en récit (Da Vinci Code) ou de promotion (Blair Witch). À partir de rien, sachant fort pertinemment que la forêt proche de Burkittsville au Maryland, où se déroule l’action, n’a jamais été témoin d’événements hors de l’ordinaire autres que ceux, mythiques, reliés à la Guerre de Sécession (3), Blair Witch Project a joué de l’avant le drame de trois jeunes cinéastes dont la violente disparition aux mains d’une sorcière est inventée de toutes pièces. Selon le récit du film, les nombreuses bandes vidéos retrouvées sur place ont servi à prouver hors de tout doute le déroulement de cette affaire. Malgré la terrible efficace des procédés de persuasion admirablement exploités par les cinéastes, la crédulité de certains amateurs vient à bout de toute logique. Il est connu que les comédiens de la distribution, Heather Donahue, Joshua Leonard, et Michael Williams, ont réellement été lâchés dix jours dans la forêt, mal nourris, harcelés psychologiquement et munis, en guise de scénario, de quelques directives éparses, distribuées progressivement. Ce procédé aurait contribué à amplifier encore davantage le désarroi affiché à l’écran par les personnages du film. Il est aussi manifeste que ces comédiens ont donné leurs noms aux disparus du long métrage. Or, il est pour le moins suspect que chacun de ces individus est revenu d’entre les morts pour donner des entrevues afin de promouvoir le film à sa sortie. Peu d’amateurs convaincus ont fait grand cas de ce qui n’est pourtant pas un détail, et plusieurs sont allés vérifier pour eux-mêmes, sur place, la teneur des faits.

Cet entichement des chasseurs de sorcières est même par la suite devenu la prémisse du navet Blair Witch Project 2. The Book of Shadows (2000), racontant l’histoire qui tourne mal de cinq jeunes partis inspecter la forêt de Blair à la veille de l’Halloween. En effet, suite au succès du premier film, la municipalité de Burkittsville a accueilli pendant quelques étés dans sa forêt des hordes de visiteurs indésirables (4). Les journaux ont rapporté que ces excursionnistes avaient l’habitude de braquer des caméras vidéos au visage des résidents ou de voler les enseignes de rues à titre de trophées (5), profanant même des tombes et arrachant des souvenirs à la ville (6). Des promoteurs ont flairé le gain en offrant des visites organisées des lieux, bien que le film n’y ait été tourné qu’en partie seulement.

En cela, le Da Vinci Code et le Blair Witch Project n’ont pas comme seul point commun d’avoir accumulé d’énormes recettes. Par exemple, la firme Paris Muse, qui se spécialise dans les visites des musées parisiens, avait lancé, en début d’année 2004, un « tour guidé » intitulé incidemment Cracking The Da Vinci Code at the Louvre, mis sur pied par Ellen McBreen, une historienne de l’art formée à Harvard. Autour du Da Vinci Code, des amateurs se sont déplacés en grand nombre pour vérifier les faits de visu à Paris, tant au Louvre qu’à l’église Saint-Sulpice, comme au Royaume-Uni, à l’abbaye de Westminster, ou dans un village écossais près d’Édimbourg où se trouve la chapelle Rosslyn. L’exemple le plus probant de cet engouement s’avère être le pèlerinage, sous les ombres de l’église Saint-Sulpice, de nombreux visiteurs partis vérifier les thèses parfois farfelues avancées par le best-seller.

Le même phénomène s’était manifesté autour des théories du complot que diffuse Angels and Demons, un roman de Dan Brown antérieur au Da Vinci Code, dont la formule toutefois lui ressemble en tout point. Selon ce que rapportait en mars 2005 le service de nouvelles de la BBC, une vague de voyageurs a été attirée par la possibilité de trouver, dans l’enceinte du Vatican, des indices qui leur auraient permis de remonter le cours de la fiction proposée par le romancier. Ces amateurs voulaient marcher dans les pas du héros du roman. Une visite de groupe, le Angels and Demons Tour, était proposée par un promoteur touristique, l’Association Dark Rome, pour répondre au désir des amateurs de remonter le tracé de l’enquête fictive. C’est entre autres sur l’œuvre du sculpteur italien du 17e siècle Gian Lorenzo Bernini que se posaient les loupes de ces détectives amateurs.

Si le Vatican n’avait pas encore réagi au phénomène Angels and Demons au moment de la publication de la nouvelle par la BBC, l’engouement public envers les lieux visités par le Da Vinci Code a forcé des réactions officielles nettes. En effet, le curé de l’église Saint-Sulpice, Paul Roumanet, a jugé bon d’installer un petit écriteau préventif, diffusant ce démenti : « Contrairement aux allégations fantaisistes contenues dans un récent roman à succès, la ligne méridienne de Saint-Sulpice n’est pas un vestige d’un temple païen qui aurait existé à cet endroit... ». Pourtant, comme pour contredire ces propos, le site Internet officiel de l’Office de Tourisme de l’Écosse propose aujourd’hui encore aux visiteurs de « Marche[r] sur les pas des héros du Da Vinci Code [...] ». Les opportunités pour visiter la France et l’Angleterre sous le sceau des mystères mis en récits par Dan Brown sont légion.

Cette migration notable de touristes à la recherche de vérités cadre avec la notion de « tourisme morbide » qui a entre autres fait l’objet de recherches par Thomas Blom (7), professeur au département de tourisme et de géographie de l’Université de Karlstad. L’auteur note l’apparition d’une activité commerciale de plus en plus sophistiquée, dont font partie les visites guidées précédemment évoquées. Autour de la catégorie du « tourisme morbide » qu’il a forgée, Blom s’est questionné sur les inclinations qui peuvent pousser les gens à aller visiter des sites où des tragédies se sont produites, comme des champs de bataille, pour ne nommer qu’une occurrence. Les promenades vouées à suivre des fantômes dans de vieux châteaux figurent également dans la liste. Peu intéressées par les canulars, les analyses de Blom permettent toutefois d’apporter quelques réponses à la fascination exercée sur l’imaginaire, par exemple, du Monstre du Loch Ness, dont le pouvoir d’attraction est indéniable malgré que son existence même n’ait rien de bien établi.

Il appert que des signifiants aussi instables que ceux véhiculés par les canulars parviennent à autant de force d’attraction, même après avoir été démontés. À la lumière de ce que soutient le sociologue Dean MacCannell dans son ouvrage The Tourist : A New Theory of the Leisure Class, il n’est pas étonnant que les canulars qui s’incarnent à même des sites spécifiques provoquent des formes inusitées de tourisme. Selon l’auteur, La rhétorique du tourisme est pleine de manifestations sur l’importance de l’authenticité du rapport entre les touristes et ce qu’ils voient : c’est une maison autochtone typique ; c’est l’endroit même où le chef est tombé ; c’est la véritable plume employée pour signer le texte de loi ; c’est le manuscrit original... [Trad. libre] (8). Aussi est-il compréhensible, selon cette manière d’associer tourisme et recherche de l’authentique, de voir l’amateur de fiction se transformer en touriste, tout entier livré à une entreprise de vérification, à la recherche de signes susceptibles de lui révéler la vérité truquée par les canulars.

Pour ce qui est du Da Vinci Code et de Blair Witch, les modes de propagation des contenus ont forcément nourri l’emballement des amateurs. Invérifiables par le grand public, des informations frappantes et peu familières sur l’histoire de la chrétienté ont été diffusées par un roman populaire. À travers Internet essentiellement, une petite psychose a été crée chez un public ciblé à l’effet que des sorcières hantent les bois de Burkittsville. Ces approches contribuent à la création de communautés réunies par le doute. Il faut donc penser au rapport entre l’énonciation du canular et sa réception. D’un bout à l’autre de cette chaîne, des racontars sont rendus disponibles à travers un processus de propagation dont la structure est aléatoire. Ce modèle imprévisible ressemble au bouche à oreille (9). Ces moyens de diffusion assurent au canular de se manifester, selon l’expression populaire, comme le ferait une traînée de poudre, si vite, en fait, que sa contestation ne peut rivaliser de vitesse pour contrer les effets dévastateurs des faussetés émises.

Puisque ces attractions existent, il ne faut peut-être pas s’étonner de voir des groupes, organisés ou non, formés d’amateurs de sensations fortes ou d’incrédules confondus par un roman aux interprétations vaseuses, aller vérifier de visu ce qu’il en est. On se rapproche alors du modèle de scientificité que Carlo Ginzburg a identifié comme « paradigme indiciaire (10) ». Le Da Vinci Code et Blair Witch Project bousculent certes les logiques de croyance. Toutefois, ces réactions immodérées, difficiles à voir autrement que comme la démonstration envers les canulars d’une pleine adhésion traduite par un usage saisissant d’informations apocryphes, auraient pu être réfrénées, pour reprendre une expression qu’Yves Michaud a utilisé pour la photographie, au gré d’une « critique de la crédulité (11) ».

NOTES
1. La définition des dimensions sémantique et pragmatique du signe est empruntée à Morris telle que rapportée par Umberto Eco. Au niveau « sémantique », le signe est « conçu dans sa relation à ce qu’il signifie. » Dans sa dimension « pragmatique », le signe est « perçu en fonction de ses origines, et des effets qu’il a sur les destinataires, les usages que ceux-ci en font, etc. » Voir : Umberto Eco, Le signe ; Histoire et analyse d’un concept, Bruxelles, Éditions Labor, 1988, p. 41.
2. Eco range sous cette rubrique générale de la reconnaissance « les empreintes (par exemple les traces laissées par un animal), les symptômes (par exemple les traces d’une affection de l’organisme sur le visage de celui qui souffre) et les indices (par exemple les objets abandonnés par un assassin sur les lieux de son crime) ». Voir Umberto Eco, op. cit., p. 173.
3. Le site Internet de la ville de Burkittsville relate la légende de la Gravity Hill, une version locale des récits entourant les côtes magnétiques, voulant qu’un véhicule automobile placé sur le neutre aura tendance à remonter la pente plutôt que de la descendre. Sur le Gapland Road qui mène jusqu’à une colline à l’extérieur de la ville, la légende dit que les fantômes des soldats de l’Union morts lors des combats continuent de pousser les canons vers le sommet de la montagne.
4. Le mercredi 11 août 1999, The Washington Times titrait, à la Une, « Get out, say town’s residents to moviegoers on wild witch hunt ».
5. Voir « Burkittsville braces for more madness from ‘Witch’ sequel. Earlier movie drew curious, wreaked havoc » dans le The Washington Times, le vendredi 27 octobre, p. C-1.
6. Pour référence, consulter le The Washington Times du mercredi 16 février 2000, p. C‑2. Des vandales ont même squatté et abîmé une église bâtie en 1870 par des esclaves libérés. L’église avait été fermée en 1984, comme le rapporte le Chicago Sun‑Times du dimanche 2 novembre, 2003, section Voyages, p. 6.
7. Pour analyser cette industrie des plus profitables, Blom propose également les rubriques de « tourisme symbolique » et de « tourisme mythologique ». Voir « Morbid tourism - a postmodern market niche with an example from Althorp » dans le Norwegian Journal of Geography, vol. 54, n° 1, mai 2000, p. 29 à 36. Chaque année, des touristes en grand nombre visitent la tombe d’Elvis Presley à Graceland, celle de Jim Morrison à Paris ou encore celle de la princesse Diana à Althorp, en Angleterre.
8. « The rhetoric of tourism is full of the manifestations of the importance of the authenticity of the relationship between tourists and what they see : this is a typical native house ; this is the very place the leader fell ; this is the actual pen used to sign the law ; this is the original manuscript... » Cité dans Stephanie Marie Yuill, Dark Tourism : Understanding Visitor Motivation at Sites of Death and Disaster, thèse de doctorat, Texas A&M University, 2003, p. 47.
9. Voir à ce sujet l’article Guillaume Bernard et Frederic Jallat, « Blair Witch, Hotmail et le marketing viral », diffusé en ligne sur le site du mensuel L’Expansion. Voir www.lexpansion.com/art/6.0.57704.1.html.
10. Voir « Signes, traces, pistes. Racines d’un paradigme de l’indice » dans Le Débat, novembre 1980, n° 6 (republié dans Mythes, emblèmes, traces, Paris, Flammarion, 1989, sous le titre « Traces. Racines d’un paradigme indiciaire »).
11. Voir Yves Michaud, « Critique de la crédulité. La logique de la relation entre l’image et la réalité », dans Études photographiques, n° 12, novembre 2002, p. 111‑125.

Publications



Boutique/Shop



Index

Encan/Auction



Informations



Contact

esse arts + opinions

C.P. 47549,
Comptoir Plateau Mont-Royal
Montréal (Québec) Canada
H2H 2S6
E. : revue@esse.ca
T. : 1 514-521-8597
F. : 1 514-521-8598