Dossier | Robert Morin persifleur contemporain
Robert Morin persifleur contemporain
Par Pierre Rannou
On connaît très bien le phénomène des faux documentaires. Depuis les premiers essais de Peter Watkins dans les années 1960, les spectateurs ont vu défiler devant leurs yeux ébahis toutes sortes de variantes correspondant à des intentions fort différentes.
La majorité des œuvres de ce type apparaissent comme de plaisantes farces – à l’instar de L’affaire Brunswick (1978) de Robert Awad et André Leduc ou de La méthode Morin (2005) de Philippe Falardeau – ou encore comme des exercices de style sans grande conséquence comme C’est arrivé près de chez vous (1992) de Rémy Belvaux et André Bonzel ou Jimmywork (2004) de Simon Sauvé. On a même souvent l’impression de se retrouver devant une forme cinématographique usée qui a perdu sa raison d’être. Cependant, certaines productions parviennent à troubler le spectateur au point où il se demande s’il a raison de douter devant ce qu’on lui présente, même si son scepticisme ne cesse de croître. S’il est vrai que ce type d’expérience se fait de plus en plus rare – pensons au classique Vérités et mensonges (1974) d’Orson Welles ou à Opération lune (2002) de William Karel –, il est encore possible de surprendre en proposant une variante fort ingénieuse du concept, soit le faux film de famille, comme l’a fait Robert Morin avec son Petit Pow ! Pow ! Noël (2005). Alors que l’on reconnaît assez bien les composantes stylistiques des faux documentaires, qu’en est-il de la nouvelle variante proposée par le prolifique vidéaste québécois ?
Bien que l’on s’intéresse depuis peu à la forme du film de famille, les théoriciens ont établi un certain nombre de critères qui permettent de cerner le phénomène. Pour Roger Odin par exemple, un des éléments importants de la stylistique du film de famille est son « absence de clôture ». Dans un texte important intitulé « Le film de famille dans l’institution familiale », il précise que « non seulement le film de famille ne comporte ni marques de début (générique) ni marques de fin (le propre du film de famille est de pouvoir être indéfiniment poursuivi), mais le spectateur est plongé d’entrée au milieu d’une action, voire même au milieu d’un mouvement, le noir final survient tout aussi inopinément (1). » Comme on peut facilement comprendre qu’il est ardu de transposer cette caractéristique dans un faux film de famille que l’on voudrait exploiter commercialement, le générique étant généralement entendu comme le lieu d’identification du film et de ses artisans, d’autres procédés devront être mis à contribution afin de donner l’impression d’une maîtrise incomplète des appareils utilisés et de favoriser l’identification au type cinématographique recherché, comme les flous, les tremblements perceptibles dans les cadrages, les mouvements d’appareils brusques, les sous et les surexpositions ou le son déficient, comme si l’essence du genre résidait entièrement dans ses ratés techniques (2). En ce sens, la technique des faux films de famille ressemblerait beaucoup à celle des faux documentaires. Là où ils se distingueraient clairement l’un de l’autre, ce serait au niveau du contenu, soit l’accès à la vie privée ou publique d’une famille.
C’est là que Robert Morin joue le mieux ses cartes. La situation décrite dans le film est d’ailleurs propice à la fabrication d’un écran de fumée pour les spectateurs. À la veille de Noël, un homme muni d’une petite caméra vidéo numérique se rend auprès de son père, un vieillard aphasique cloué dans son lit dans un centre hospitalier de soins de longue durée, pour, selon ce qu’il indique au personnel de l’institution, réaliser un film de souvenirs ou un film de famille, alors que le but véritable de sa visite est de mettre fin à la vie de son père après lui avoir fait subir un procès. Dans le cadre de cette mise en accusation, Morin va intégrer à son scénario des bribes de l’histoire de sa véritable famille à travers les propos du personnage. Bien entendu, tous les spectateurs ne connaissent pas nécessairement ces informations biographiques, même si Morin en a déjà livré publiquement des morceaux, comme l’épisode de l’incendie dans lequel sa mère est décédée, raconté dans le film L’épreuve du feu de Bernard Émond. Mais il ne s’agit-là que l’une des stratégies utilisées par le réalisateur, qui fera jouer un rôle important aux photos de famille dans sa mise en scène. Ces dernières apparaîtront à plusieurs spectateurs comme des preuves incontestables de ce qui est narré et elles assureront une méprise plus grande entre la fiction et le réel dans l’histoire.
De plus, en choisissant d’interpréter lui-même le rôle du fils et en donnant à son propre père celui du vieil homme, Morin ajoute à la confusion entre réel et fiction, même si les spectateurs ne connaissent pas tous la physionomie des deux individus. La recherche de la confusion est aussi notable dans le choix de désigner le père par le patronyme Morin. Cela amène le personnel du centre à identifier les deux personnages comme des Messieurs Morin, ce qui est loin de faciliter le partage entre l’univers fictif et le véritable récit familial.
Il ne faudrait pas non plus négliger la façon dont Robert Morin a fait la promotion de son film. Lors de ses rencontres avec les journalistes, il utilisera à de nombreuses reprises des formulations équivoques, que ces derniers transcriront sans les rendre plus explicites. Ainsi, Jérôme Delgado écrira : « “Ce texte est bâti à partir de vraies frustrations de l’enfance, confie Robert Morin. Par ailleurs, elles sont assez proches des frustrations de beaucoup de gars de ma génération qui ont eu un père absent. Oui, ce sont des choses que j’ai reprochées à mon père. Mais ce n’est que la base (3)”. » Même s’il précise immédiatement qu’il s’agit d’un film de fiction et qu’il n’a jamais autant détesté son père que le personnage du film, il a orienté la lecture que les journalistes feront de l’œuvre et, par ricochet, celle des spectateurs potentiels du long métrage. Peu étonnant dès lors de constater que Manon Dumais, Marco Bergeron et Gilles Carignant insistent sur la présence à l’écran du père et du fils jouant leurs propres rôles (4). De même, les propos de Morin rapportés par Odile Tremblay (« Robert Morin parle de Petit Pow ! Pow ! Noël comme du film le plus important de sa vie. Non pas sur le plan stylistique, mais à titre de catharsis personnelle (5) ») ou par Michel Coulombe (« ce qui comptait, c’était de faire le film avec lui (6). »), augmentent l’effet recherché par la campagne de promotion. Ils induisent dans l’esprit du spectateur une ambiguïté en insistant sur l’idée que le film s’inspire de la vie et des expériences du réalisateur.
Devant le film, les spectateurs vont tenter de démêler l’écheveau quant au vrai et au faux présent dans l’histoire, sans se poser plus de questions quant au statut du film lui-même. Comme les critiques, les spectateurs reconnaîtront les traits stylistiques du travail de Robert Morin à travers l’utilisation de la caméra subjective portée à l’épaule, que l’on associe souvent à l’idée de la caméra-stylo développée par Alexandre Astruc à la fin des années 1940, et qui rappelle celle de Quiconque meurt, meurt à douleur ; ainsi que le jeu avec la voix hors-champ, que l’on retrouvait comme élément narratif central dans Le voleur vit en enfer. On pourrait multiplier les exemples d’utilisation de ces éléments dans l’ensemble de l’œuvre de Morin – que l’on pense à Yes Sir ! Madame, par exemple – mais cela ne ferait que cacher un peu plus la spécificité de Petit Pow ! Pow ! Noël.
Ce qui singularise ce film, c’est que contrairement à ses œuvres antérieures, Morin n’indique pas clairement dès le départ qu’il interprète un personnage, gardant cette information pour la toute fin du film, interdisant ainsi aux spectateurs une distinction nette entre son personnage et lui-même. Bien que le dévoilement du nom du personnage devient en quelque sorte la révélation de la mystification, le réalisateur aura laissé paraître quelques ficelles tout au long du film afin de permettre aux spectateurs les plus perspicaces de comprendre plus rapidement de quoi il retourne, comme l’hésitation du personnage quant au choix du titre de son film ou encore l’incroyable coïncidence qui permet la présence dans la chambre des éléments permettant la poursuite du récit du personnage, telle la petite voiture rouge ou la minuscule bicyclette bleue.
Une fois mise au jour la mécanique de cette légère mystification, une question demeure : pourquoi avoir opté pour la forme du faux film de famille ? En adoptant cette forme, Morin parvient à leurrer le spectateur. Ce dernier ne voit pas immédiatement qu’il a affaire à un personnage reproduisant en quelque sorte le travail antérieur du cinéaste Robert Morin sans passer par l’établissement d’un contrat de pastiche en bonne et due forme avec celui qui regarde le film (7). Cette supposition d’auteur n’est pourtant pas l’enjeu central de la mystification. Tout au plus permet-elle de tromper le public en lui imposant un horizon d’attente, c’est-à-dire une compréhension du film selon des règles de jeu avec lesquelles il s’est familiarisé au fil du temps et qu’il module ou corrige en fonction de ce qu’il découvre dans l’œuvre qui lui est soumise (8), soit celles de l’autobiographie, de l’autofiction ou de la télé-réalité, en bref celles de l’extimité et du désir de s’exposer. Mais ce n’est pas la nature réelle du film. De quoi s’agit-il alors ? Tout simplement d’un pamphlet dirigé principalement, mais pas exclusivement, contre le système de santé.
Comme l’expliquait Morin, le film « a été pour [lui] une façon détournée de faire un documentaire sur un CHSLD, parce que sinon, on ne peut pas rentrer dans un lieu comme celui-là avec une caméra (9). » En aiguillonnant les spectateurs sur une fausse piste interprétative, le réalisateur peut s’adonner à un véritable persiflage, une forme de discours qui a connu son heure de gloire au 18e siècle et qui se décline sous différentes formes, parmi lesquelles on retrouve le fait de « dire plaisamment des choses sérieuses, et sérieusement des choses frivoles (10). »
Ainsi, c’est sur le ton de la blague que Morin fustige les soins donnés aux aînés. Après s’être décidé à torturer sa victime avant de la tuer, le fils doit reconnaître que la tâche ne sera pas facile. Non pas qu’il remette en question son choix, mais en observant la façon avec laquelle son père est traité, il se dit qu’il fait face à une forte compétition. Plus tard, alors que l’on place le père devant la télévision pour regarder une émission de conditionnement physique, il fait remarquer que cela relève du sadisme. Alors qu’il constate que l’on est passé de la violence physique à la violence mentale en un rien de temps et au moment où il se demande comment il peut parvenir à dépasser ces stades, on voit arriver la personne responsable de la communion appliquer ce que le personnage nomme « la torture spirituelle ». Si l’on rit à l’ensemble de ces remarques, force est de reconnaître que le propos est des plus sérieux (11). Une présentation réaliste de ces traitements aurait tout simplement été intenable. Alors, plutôt que de réaliser une analyse sérieuse de la question, il préfère persifler, comme « les spectateurs du théâtre [qui] se contentent de siffler bruyamment au lieu d’entrer dans la critique argumentée de tel ou tel passage qui leur déplaît (12). »
L’autre facette par laquelle le film apparaît nettement comme une forme de persiflage réside dans le fait qu’il « raill[e] quelqu’un en lui adressant d’un air ingénu des paroles qu’il n’entend pas, ou qu’il prend dans un autre sens (13). » Après avoir donné à entendre pour la première fois qu’il interprétait un personnage, un dénommé Rajotte qui en est à sa troisième tentative d’attaque contre un homme âgé alité, Morin ajoute une petite scène où on le voit discuter réellement avec son père. Cette deuxième révélation du caractère fictif du film a pu être comprise comme une tentative pour rassurer le spectateur. Pourtant, il n’en est rien. Par cette ultime pirouette, le cinéaste rappelle au public qu’il a adopté le mauvais horizon d’attente et qu’il s’est mépris quant à la teneur de ses propos. Dans les faits, il est mystifié, puisque, comme le rappelle Pierre Chartier, le persiflage « proposé sans préavis aux personnes présentes fortuitement assemblée [...] se fait, proprement mystification, tromperie avérée, organisée, et, sous couleur d’exécution publique d’une dupe, perversion de tout ordre (14). » Car c’est bien de cela qu’il s’agit : une charge à fond de train, extrêmement critique et acerbe, de la société québécoise contemporaine. Mais cette moquerie, qui se retourne ultimement contre le public mystifié pour l’égratigner au passage, oblige le spectateur à se questionner sur son propre statut lorsqu’il se laisse trop facilement berner : est-il le rieur, celui qui s’amuse de la situation, ou est-il le dindon de la farce ? Cette question, on ne peut qu’espérer qu’il la transpose dans son rapport au monde réel, dans sa vie de citoyen, et qu’il réfléchisse au véritable rôle qu’il tient dans le récit de sa propre vie.
NOTES
1. Roger Odin, « Le film de famille dans l’institution familiale », dans Roger Odin (dir.), Le film de famille : usage privé, usage public, Paris, Méridiens Klincksieck, 1995, p. 28.
2. Pour une étude de ces éléments, voir Éric de Kuyper, « Aux origines du cinéma : le film de famille », dans Roger Odin (dir.), op. cit., p. 23.
3. Robert Morin, dans Jérôme Delgado, « Robert Morin. Plus dérangeant, moins noir », La Presse, 26 novembre 2005, p. 6.
4. Manon Dumais, « La mort avec mon père », Voir, 1er novembre 2005, p. 16. Marco Bergeron, « Le cinéma de la cruauté », Spirale, no 207, mars-avril 2006, p. 6. Gilles Carignant, « Requiem pour un beau sans-cœur », Le Soleil, 31 mars 2006, p. B3.
5. Odile Tremblay, « Mon père, ce Martien », Le Devoir, 26 novembre 2005, p. E-10.
6. Robert Morin, dans Michel Coulombe, « Entretien avec Robert Morin », Cinébulles, vol. 24, n° 1, hiver 2006, p. 3.
7. Sur la notion de contrat de pastiche, voir Gérard Genette, Palimpsestes, Seuil, 1982.
8. Sur la notion d’horizon d’attente, voir Hans Robert Jauss, « L’histoire de la littérature : un défi à la théorie littéraire », dans Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard (Tel), 1990, p. 56.
9. Robert Morin dans « Robert Morin sur le divan », 24 images, no 124, P. 44.
10. Cette définition est tirée de l’ouvrage d’Élisabeth Bourguinat, Le siècle du persiflage 1734-1789, Paris, PUF (Perspectives littéraires), 1998, p. 7.
11. Cela n’empêchera pas de nombreux spectateurs de trouver le film très violent, particulièrement dans les traitements infligés au père, donnant ainsi raison au persiflage de Morin sans nécessairement l’avoir compris.
12. Élisabeth Bourguinat, op. cit., p. 207.
13. Ibid., p. 7.
14. Pierre Chartier, Théorie du persiflage, Paris, PUF / Centre Marcel Granet. Institut de la pensée contemporaine, coll. « Libelles », 2005, p. 83.