Dossier | L’autoportrait en suicidé : la tentative réussie de l’autofiction
L’autoportrait en suicidé : la tentative réussie de l’autofiction
Par Anna Guilló
I play dead, it stops the hurting, I play dead and the hurting stops, It’s sometimes just like sleeping, Curling up inside my private tortures (1)...
Björk, « Play Dead », Debut, 1993
« Tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman ». L’incipit que Roland Barthes inscrit en lettres cursives au début de Roland Barthes par Roland Barthes annonce la couleur de ce curieux texte dans lequel l’auteur, à travers la forme morcelée d’un index sans ordre, explore quelques morceaux de sa vie et de sa pensée sous le signe inaugural de la mort de sa mère et d’un travail de deuil qui ne se fera jamais. Louis Marin a consacré à ce texte l’une de ses plus belles gloses en le qualifiant de dispositif « autobiothanatographique (2) » tant l’écriture de soi dans la vie et la mort y est obsédante. Selon Marin, la question essentielle et impossible à la fois que pose l’autobiographie est la suivante : « Comment me faire naître et me faire mourir ? » L’autobiographie, au sens le plus strict du terme, devrait commencer par les deux énoncés imprononçables que sont « je naquis » et « je mourus ». Je ne me souviens pas du premier ; quant à ma mort, elle ne peut en aucun cas faire l’objet d’un récit écrit par moi. Or c’est bien dans cette impasse que se devinent les limites du pacte autobiographique ; c’est aussi la brèche dans laquelle s’engouffre l’autofiction.
Sans rentrer dans les distinctions établies par les spécialistes entre autobiographie et autofiction (3), acceptons simplement le fait que l’autofiction assume et accentue la part mensongère de l’autobiographie, donc la part fictionnelle de tout récit, aussi intime et personnel soit-il. C’est cette impossible sincérité autobiographique que les théoriciens de l’autofiction (qui en sont souvent les praticiens) ont découverte qui m’a incitée à interroger les pratiques plastiques autofictionnelles à travers la figure de l’autoportrait en suicidé, pour lequel, tout comme dans le texte de Barthes, la photographie tient un rôle de premier ordre. Sans pouvoir établir ici une liste et moins encore une catégorisation des artistes s’étant représentés en suicidé, je me contenterai de questionner quelques aspects de ce désir de mise en scène de soi morbide, parfois drôle et provocante, dramatique ou prémonitoire...
Regardez, je suis mort !
Même si l’histoire de l’art regorge d’autoportraits « en mort » (et notamment en décapité), il faudra attendre l’invention du positif direct pour trouver, sous l’objectif d’Hippolyte Bayard, la première photographie de fiction narrative avec le célèbre Autoportrait en noyé accompagné, au dos, d’un texte qui ne laisse transparaître aucun ambiguïté sur la nature et le propos de la mise en scène : Le cadavre du Monsieur que vous voyez ci-derrière est celui de M. Bayard, inventeur du procédé dont vous venez de voir, ou dont vous allez voir les merveilleux résultats. À ma connaissance, il y a à peu près trois ans que cet ingénieux et infatigable chercheur s’occupait de perfectionner son invention.
L’Académie, le Roi et tous ceux qui ont vu ses dessins que lui trouvait imparfaits, les ont admirés comme vous les admirez en ce moment. Cela lui a fait beaucoup d’honneur et ne lui a pas valu un liard. Le gouvernement, qui avait beaucoup trop donné à M. Daguerre, a dit ne pouvoir rien faire pour M. Bayard et le malheureux s’est noyé. Oh ! Instabilité des choses humaines ! Les artistes, les savants, les journaux se sont occupés de lui pendant longtemps et aujourd’hui qu’il y a plusieurs jours qu’il est exposé à la morgue, personne ne l’a encore reconnu, ni réclamé. Messieurs et Dames, passons à d’autres, de crainte que votre odorat ne soit affecté, car la tête du Monsieur et ses mains commencent à pourrir, comme vous pouvez le remarquer.
En associant le suicide à un manque de reconnaissance sociale, Bayard a conçu ce canular à l’adresse d’une institution qu’il souhaitait culpabiliser en adoptant la posture du précurseur incompris, du martyre. Ce jeu autofictionnel peut aujourd’hui prêter à sourire. Pourtant il montre déjà que derrière la farce de mauvais goût, il y a aussi un appel au secours et un désespoir qui ne se révèle que par la pantomime. En cela, l’Autoportrait en suicidé de Pierre Molinier fait rire un peu plus jaune dans la mesure où, d’un point de vue rétrospectif, il fait figure de prémonition du « vrai » suicide de l’artiste qui survient six ans plus tard. Ici, pas de travestissement ni de mascarade propre au travail habituel de l’artiste. Dans un atelier rempli de tableaux, la dépouille évanescente d’un homme habillé d’un maillot de corps et d’un pantalon gît au sol. Dans sa main droite, il semble tenir un pistolet. Au premier plan, un crâne transpercé d’un poignard est posé devant sa tête. Le 3 mars 1976, il mettra en scène ce qu’il nommait le « crime de moi-même » à coups de colt 44, allongé sur son lit placé devant un miroir, dans un ultime rôle dont la trace, cette fois-ci, ne sera pas enregistrée par l’appareil photographique.
On ne peut qu’être frappé par ce désir d’exposition de sa propre mort (prothesis). Si comme le dit très justement Michel Poivert « faire le mort est le privilège des vivants (4) », il faut aussi préciser que le suicide est le privilège des hommes. Accepter sa représentation comme lieu à la fois de résistance sociale et de liberté individuelle, abonderait alors dans le sens de Cioran lorsqu’il écrit : « Celui qui n’a jamais conçu sa propre annulation, qui n’a pas pressenti le recours à la corde, à la balle, au poison ou à la mer, est un forçat avili ou un ver rampant sur la charogne cosmique. Ce monde peut tout nous prendre, peut tout nous interdire, mais il n’est de pouvoir de personne de nous empêcher de nous abolir (5). » Cioran n’évoque évidemment pas ici la pratique de l’autoportrait en suicidé, mais plus loin dans le même chapitre, il précise l’importance du suicide pour l’histoire des représentations : « [...] sans lui, la réalité humaine serait moins curieuse et moins pittoresque : elle manquerait d’un climat étrange et d’une série de possibilités funestes, qui ont leur valeur esthétique, ne serait-ce que pour introduire dans la tragédie des solutions nouvelles et une variété de dénouements (6). » Chez Sam Samore et Oscar Bony, c’est bien de cette variété de dénouements qu’il s’agit.
S’exposer au tir des balles
Dans sa série de photographies en noir et blanc intitulée The Suicidist, Sam Samore explore différentes manières de se suicider, mettant en scène son propre corps dans des décors domestiques des années 1970 : écrasé au pied d’un escalier vu en forte plongée, comprimé sous le carénage d’une voiture, allongé dans une remise un couteau à la main, suspendu à arbre dans une inconfortable position ou allongé dans son salon, le manche de l’aspirateur (que l’on suppose allumé) coincé dans la bouche. Contrairement aux photographies de Bayard et de Molinier, toute la force autofictionnelle de ce travail provient de son dispositif sériel qui, comme dans un exercice de style, est appuyé par le procédé du comique de répétition. Dans d’autres œuvres, Sam Samore s’est déjà illustré par ses mises en scènes baroques, mais ce qui caractérise The Suicidist est la relation que ces photographies entretiennent avec l’esthétique du film noir, comme c’est le cas à la même époque des Film Stills de Cindy Sherman. On peut d’ailleurs pousser plus loin la comparaison de ces deux séries, qui mettent en avant des personnages esseulés dans des pauses évoquant toujours, d’une manière ou d’une autre, le drame existentiel de l’être confronté à lui-même. Mais si Sherman exploite clairement la dimension cinématographique de ses premières photographies, c’est plutôt à la narration littéraire, au récit et au mythe que semble s’intéresser Samore. Chacun des « suicides » ouvre ou ferme une séquence de vie, mais une vie que l’on imagine sans cesse renouvelée, sans quoi elle ne pourrait se soumettre au jeu répétitif de la fausse mort. Or c’est bien par ce dispositif séquentiel de va et vient absurde entre la vie et la mort que Samore cherche à exposer à la fois la conscience de sa propre finitude et sa liberté d’homme mais aussi d’artiste qui s’affirme en tant que tel, puisque c’est son propre corps qu’il choisit de mettre en scène. Si l’homme a la liberté de mettre fin à ses propres jours, l’artiste a le pouvoir d’assouvir cette liberté en images selon un dispositif somme toute très peu éloigné de la catharsis au théâtre classique. C’est peut-être pour cette raison que Sam Samore propose des images qui ne sont pas sans évoquer la tradition de la photographie réaliste américaine : choix du noir et blanc, scènes de la vie quotidienne, décor banal, etc. L’accessoire voyant viendrait nuire tel un encombrant artifice à cette extraordinaire réussite de l’autofiction qui se présente comme un fait divers auquel on croirait presque.
L’artiste ne fait certes pas pour autant l’économie de l’humour (le suicide par aspiration !). Mais si on le compare à de nombreuses autres tentatives de « faire rire » avec le sujet de l’autoportrait en suicidé (l’exemple du collectif eitheror avec la série Legosuicides en est un exemple parlant), on saisit la différence existentielle et la tension dramatique qui animent les modernes vanités de Samore. Source à la fois de réjouissement et d’effroi, la possibilité même d’imaginer le suicide élargit, selon Cioran, « en espace infini cette demeure où nous étouffons (7). » Dans le travail de l’artiste argentin Oscar Bony, cette demeure a une coloration plus politique avec ce qu’il serait plus juste de nommer des « auto-homicides » que des suicides.
Sur une photographie en deux volets, un homme presque nu, la tête recouverte d’une méchante cagoule en jute, se tient assis sur une chaise de paille face au spectateur. D’une main, il tient le déclencheur à distance d’un appareil photo ; de l’autre, une pancarte qui d’un côté le déclare « innocent », de l’autre « coupable ». Le sous-verre de la photographie, lui, est criblé de balles de revolver. Ailleurs, l’arme à feu fige en plein vol un homme aux tempes grisonnantes vêtu d’un costume cravate, ou encore ce même homme, qui n’est autre que l’artiste lui-même, dans une série d’autoportraits réunis sous le titre Le Triomphe de la mort. Bony a été découvert par le public européen à l’occasion de sa participation aux Biennales de Venise de 1995 et de 1999. Grand habitué de la censure depuis 1968 (en Argentine mais aussi aux États-Unis), il n’a eu de cesse de travailler les relations entre art, politique et société à travers performances, vidéos et photographies. Contraint à l’exil entre 1968 et 1975, puis de 1977 à 1989 par la dictature militaire de son pays, il a livré ses deux dernières séries réunies autour du thème des enlèvements et du suicide comme un testament.
Dans Broadcasting News (Fragmentos A y B), il fait directement référence à une imagerie que les médias ont rendue familière : celle de l’otage, du détenu, accusé, peut-être torturé. Peu importe qu’il soit innocent ou coupable, il sera exécuté par un double tir : celui du pistolet et celui de l’appareil photo (8). En tirant sur sa propre image, Bony propose des autoportraits en suicidé, mais son dispositif déplace la pratique solitaire du suicide à une pratique collective qui implique le spectateur à la fois comme regardeur et comme meurtrier. L’impact des balles réelles (il se sert d’un pistolet automatique Walter P-88, 9 mm) révèle, tout autant que l’iconographie elle-même, la dialectique coupable/innocent que les dirigeants argentins ont tenté d’annuler en voulant dédouaner les soldats de la dictature militaire sous prétexte qu’ils n’auraient fait qu’obéir aux ordres. Cependant, le recours à la langue anglaise élargit le propos, selon l’artiste lui-même, à la culture globale de notre temps (9). En transformant son atelier en stand de tir, Bony interroge la violence sociale, mais aussi notre rapport à l’image à la fin 20e siècle :
Pour moi, la violence est un langage que nous parlons tous. Une violence qui se construit sur l’Autre mais aussi sur le cynisme. La violence vient aussi de celui qui regarde. Cette violence est exprimée d’une manière simple et efficace. Je suis celui qui crée le suicide mais aussi celui qui regarde. Quand celui qui regarde cède la place à celui qui tire, il est impliqué dans l’action de ces photographies et c’est ce qui produit leur sens (10).
Je tue il
Pourquoi Sam Samore et Oscar Bony cherchent-ils à incarner eux-mêmes leurs personnages alors qu’ils pourraient très bien travailler avec des modèles, revient à poser la question suivante : pourquoi privilégier l’autoportrait en suicidé plutôt que le portrait du suicidé ? Pourquoi s’exposer ainsi au tir des balles ? En guise de réponse, je tente deux hypothèses, contradictoires : l’une en rapport avec la tradition de l’autoportrait pictural ; l’autre plus directement liée à l’autofiction.
Alberti disait que le premier acte pictural résidait dans l’autoportrait de Narcisse. Mais on pourrait remonter à des temps immémoriaux pour imaginer que le premier autoportrait fut celui de Dieu qui, au sixième jour de la création, « créa l’homme à son image comme sa ressemblance », l’homme comme un autoportrait de Dieu, en somme. Si traits de Dieu et corps du Christ incarné ont jeté les conditions de la représentation en Occident, c’est aussi que cette idée a été reprise à la Renaissance au moment où le mouvement spirituel de la Devotio moderna culmine, alimenté par l’ouvrage de piété anonyme De imitatione Christi. C’est dans ce contexte de dévotion intense que Dürer, par exemple, se représentera en Christ dans L’Autoportrait à la pelisse, à l’époque où les artistes commencent à s’affranchir des instances normatives, c’est-à-dire au moment où la notion du « Moi-auteur » individuel et singulier fait son apparition. La pose hiératique, les yeux plantés dans ceux du spectateur sont aussi l’occasion d’affirmer la part spéculaire qui nous lie à l’image christique – Dieu nous fait à son image, on regarde donc un portrait du Christ comme si on regardait dans un miroir – et aussi la part culpabilisatrice qui associe les spectateurs de son supplice aux bourreaux. Même si Le Couronnement d’épines d’Oscar Bony est l’œuvre d’un athée, les codes de représentation du portrait renaissant sont encore là : le moi-auteur s’exprime dans l’image de l’artiste démiurge, celui qui crée et que l’on détruit à la fois, l’artiste autonome et libre de s’autoportraiturer travesti en Jésus-Christ, le mort le plus célèbre de l’histoire, qui se rend au calvaire comme on se suicide : en pleine conscience de soi.
Chez Sam Samore, le dispositif iconique, donc sémantique, est plus littéraire et surtout plus distancié au même titre que le texte de Barthes qui, selon Marin, est à considérer davantage comme un portrait qu’un autoportrait : un portrait de Roland Barthes par R. B. instaurant une distance entre le sujet qui écrit et le sujet décrit (qui, en même temps, est le même). Ce mouvement de réflexion et de réflexivité (que Marin nomme « autoptyque ») s’attache, en perturbant le rôle du « il » et du « je », à tirer le récit autobiographique vers le récit autofictionnel comme si, ce dernier, en effet, était écrit par un personnage de roman. L’autoptyque serait alors l’esthétique de cette fiction du « il-vous-je » par lequel l’artiste, en recourant à la distance ironique, décrit les conditions de possibilité de la création. Mais contrairement à l’autofiction littéraire, l’image – muette par définition – agit davantage comme un manifeste : l’artiste expose qu’il expose son corps mort, volontairement, dans cette forme extrême de l’autofiction qui affirme, peut-être plus que toute autre, la liberté et la responsabilité éthico-politique des créateurs.
Envisagé dans ce sens, l’autoportrait en suicidé est le lieu d’un regard atypique, celui de l’artiste qui s’expose en s’éloignant du narcissisme aporétique et nombriliste, ne faisant pas pour autant l’économie de l’introspection parfois douloureuse. Et quand cette dernière est livrée en pâture au public, mieux vaut ne pas se rater.
NOTES
1. « Je fais le mort, ça calme la douleur, je fais le mort et la douleur est calmée. C’est un peu comme si je dormais, recroquevillée sur mes tortures privées... » [Trad. libre]
2. Louis Marin, « Roland Barthes par Roland Barthes ou L’autobiographie du neutre », dans L’Écriture de soi, PUF, librairie du Collège international de philosophie, 1999.
3. Pour cela, nous renvoyons, entre autres, aux travaux de Serge Doubrovsky, Philippe Gasparini, Philippe Forrest et Philippe Lejeune.
4. Michel Poivert, « Hippolyte Bayard en “suicidé de la société”. Le point de vue du mort », art press, n° hors série, Fictions d’artistes. Autobiographies, récits, supercheries, avril 2002, p. 22-25.
5. E. M. Cioran, « Ressources de l’autodestruction » dans Précis de décomposition, œuvres, Gallimard (Quarto), p. 613.
6. Ibid. p. 614.
7. Ibid. p. 612.
8. De langue maternelle espagnole, Oscar Bony exploite le terme disparar qui, comme le verbe anglais to shoot, est employé pour désigner aussi bien la prise de vue que le tir.
9. Au moment où il effectue ce travail, l’Argentine a depuis longtemps entamé son processus de reconstruction démocratique. En 1998, Bony pense notamment aux événements du Kosovo. Il nest plus là pour en faire le constat mais il y a fort à parier quil tenterait aujourd’hui la comparaison avec les images de la prison d’Abu Ghraib ou avec les vidéos d’otages en Irak.
10. « Oscar Bony del disparo fotogràfico, al disparo real » (Oscar Bony du tir photographique au tir réel) [je traduis], entretien avec l’artiste, propos recueillis par Manuel Garcìa, LAPIZ, revue internationale d’art, n°185, Madrid, 2002, p. 42.