Dossier | Vers la légitimité d’un translatorship : la signature du traducteur-performeur
Vers la légitimité d’un translatorship : la signature du traducteur-performeur
Par Murielle Chan-Chu
Reconnaître une œuvre à sa signature, à son auteur, est-ce si évident ?
Alors que nous sommes à l’époque des grandes marques, une époque singulièrement individualiste où la reconnaissance personnelle se fait à travers l’apposition de sa propre signature, de son passage sur une œuvre, quelle place prend le traducteur dans la légitimité de cette œuvre ? Tandis que l’auteur est reconnu comme principal agent créatif, le traducteur reste servile et au service du premier. Dans le processus de création ou plutôt de « re-création », on oublie souvent sa part. Reconnaîtra-t-on la signature du traducteur au même titre que celle de l’auteur ? Signer une traduction, serait-ce laisser des traces, laisser sa marque ? Quelle est la part de visibilité et d’invisibilité du traducteur face au texte et face à l’auteur ? Quel statut le traducteur peut-il acquérir à travers les œuvres qu’il traduit ? On se penchera ici sur le statut et la signature du traducteur dans le contexte de la traduction du spoken word, particulièrement dans l’expérience de traduction du texte Sea Peach de Catherine Kidd (1).
Vous arrive-t-il de vous demander si le livre que vous tenez entre les mains est une traduction ? Qui en est le traducteur ? Concevoir une notion de translatorship serait reconnaître tout d’abord l’existence du traducteur, sa légitimité en tant qu’agent créatif dans le processus de réécriture. Admettre la visibilité du traducteur exigerait une prise en considération de la subjectivité qui émane de la chaîne signifiante, trace indéfectible de la présence textuelle du traducteur. Le terme « auteur » est trompeur, car évident : l’auteur, c’est celui qui écrit, voire celui qui est réputé avoir écrit, celui auquel on attribue le texte. Mais que dit-on – vraiment – dès lors que l’on affirme cela ? On reconnaît souvent l’auteur à son style, tout comme on reconnaît de plus en plus le traducteur à sa traduction, à sa plume et à ses auteurs fétiches. Par exemple, le cas du célèbre traducteur franco-russe, André Markowicz, qui a retraduit l’intégrale de l’œuvre de Dostoïevski, a réinscrit l’oralité pour redonner la vraie parole aux personnages. Ne pourrait-on pas dire que sans l’auteur, il n’y a pas d’œuvre, et que sans le traducteur, il n’y a pas accessibilité et dissémination de cette œuvre ?
Depuis la dernière décennie, de nombreux traductologues se sont efforcés de revendiquer le statut du traducteur et de sa légitimité, et se sont penchés sur son invisibilité. On pense notamment à Lawrence Venuti, qui dans son ouvrage, Translator’s Invisibility. A History of Translation, dresse un portrait historique du traducteur invisible qui passe sans laisser sa marque. Dans cet ouvrage, Venuti nous ouvre les yeux en tant que lecteur et nous pousse à réfléchir sur la pratique invisible du traducteur dans laquelle les institutions le confinent. Pour Venuti, le traducteur doit sortir de son invisibilité, de l’ombre de l’auteur et effectuer un travail sur la lettre, c’est-à-dire incorporer « l’étrangeté » dans la traduction.
De façon générale, et surtout en traduction professionnelle, on reconnaît dans la plupart des cas une bonne traduction si elle « ne sent pas » la traduction. En traduction littéraire, par contre, l’éternelle dualité entre sourciers et ciblistes, voire entre les partisans de la littéralité et ceux de l’ethnocentrisme, nous laisse croire que la traduction n’est pas si secondaire et si passive qu’elle semble le montrer.
On est souvent assommé par ces notions de visibilité ou d’invisibilité, où le traducteur doit prendre position face à l’auteur, face au texte. Il doit se demander avant d’entreprendre le processus de réécriture, comment rendre l’original, s’il faut rester fidèle à l’auteur ou fidèle au public cible... Tout dépend du texte, me direz-vous ? Bien sûr, c’est sans équivoque. Mais pourquoi n’a-t-on pas davantage de biographies de traducteurs, que sait-on vraiment par exemple du traducteur de Freud ou de Kafka ? Pourquoi la signature d’un traducteur sombre-t-elle la plupart du temps dans l’anonymat ?
Un pas vers la visibilité
Le spoken word prend ses sources dans la littérature orale. Ce genre n’est pas si nouveau, mais c’est plutôt une forme moderne, un frère plus actif de la poésie simplement lue et une réincarnation du texte fusionné. Il s’agit avant tout d’une poésie performée et, à la différence de la traduction de théâtre ou de poésie, c’est dans la performance de la traduction même que le traducteur y posera sa marque distinctive et affirmative. Le traducteur d’un texte de spoken word en serait un bel exemple parce que jusqu’à maintenant, rares sont ceux qui s’y sont aventurés. Traduire est une chose, mais incarner ou performer la traduction en est une autre. Le traducteur de spoken word qui serait assez audacieux pour performer sa propre traduction aurait un double rôle : messager linguistique et performeur de la traduction dans la culture d’arrivée. Son travail ne se limiterait plus à traduire une langue, mais à interpréter live la traduction devant un public. La pratique du spoken word en tant que texte performé remet en cause le statut de l’original puisqu’il arrive souvent que celui-ci se modifie légèrement selon la soirée et l’artiste. Dans le cas de Catherine Kidd – bien qu’elle apprenne généralement son texte par cœur –, en comparant la version papier de Sea Peach avec sa version audio, on remarque une légère différence. Celle-ci a, par exemple, remplacé anxiété par ironie dans la version audio. Alors que deviendrait la traduction d’un tel texte en perpétuel changement ? Qu’est-ce qui tiendrait lieu d’original : la version papier ou la performance audio ? Quelle serait la signature finale de l’œuvre et de sa traduction ?
Les nombreuses interprétations possibles découlent de la multiplicité des performances du même texte. Par conséquent, la traduction deviendra pluridimensionnelle et aura elle aussi plusieurs interprétations, voire de multiples signatures. Chaque interprétation ajoute une nouvelle couche de sens à l’original, une autre manière de le lire, de le comprendre et de le renouveler. Les défis que pose la traduction du spoken word vont au-delà d’une simple transposition formelle et linguistique. Le traducteur deviendra à son tour performeur : la traduction étant déjà une performance de l’original.
La venue du spoken word dans les arts de la performance, en tant que genre littéraire et pratique culturelle, a permis une redécouverte de l’oralité et une ré-oralisation de la poésie à travers les performances poétiques et l’audiolivre. Cette « nouvelle » pratique poétique poursuit maintenant son envol vers des horizons de plus en plus hybrides, utilisant le multimédia et autres moyens technologiques à la portée des performeurs. La traduction du spoken word emprunte aux stratégies de la traduction poétique et théâtrale. La performance, composante vitale dans toute analyse poétique et littéraire de l’original, affectera non seulement tout le processus d’écriture de l’original, mais aussi celui de la traduction. Le caractère hybride du spoken word « déstabilise les certitudes et crée des effets de nouveauté et de dissonance. L’hybridité produit un choc, nous étonne et oblige à replacer nos repères. Elle a le pouvoir de nous troubler et, ainsi, de nous transformer (2) ».
Le but d’une traduction d’un texte de spoken word serait d’explorer les enjeux et les difficultés (gestuelle, rythme et performabilité) que posent aussi les traductions poétiques et théâtrales. La ré-exploration nous amènera à dépasser les limites entre les genres et à exprimer le caractère pluridisciplinaire et pluridimensionnel de la traduction. Il y aura double travail sur la lettre : dans un premier temps, il y aura traduction et réécriture ; et dans un deuxième, performance et performabilité de la traduction. « Traduire n’est traduire que quand traduire est un laboratoire d’écrire (3) ». Mais au-delà de la simple opération de transfert linguistique, la traduction sera une incarnation et une expérience. Une expérience dans tout ce que son sens implique, une expérience, qui, dans le cas du spoken word, exige une participation active autant de la pensée que du corps. Pour reprendre les termes d’Antoine Berman, la traduction sera une nature d’expérience. « Telle est la traduction : expérience. Expériences des œuvres et de l’être-œuvre, des langues et de l’être-langue. Expérience, en même temps d’elle-même, de son essence (4) ». Cette même notion d’expérience est définie par Martin Heidegger comme un abandon de la part du traducteur.
Faire une expérience avec quoi que ce soit [...] cela veut dire : le laisser venir sur nous, qu’il nous atteigne, nous tombe dessus, nous renverse et nous rende autre. [...] faire veut dire ici, [...], passer à travers, souffrir de bout en bout, endurer, accueillir ce qui nous atteint en nous soumettant à lui (5)...
Si la principale difficulté dans l’expérience de traduction de Sea Peach de Kidd a été de rendre les aspects poétiques du texte, de laisser sa signature en tant qu’agent performatif, on s’aperçoit qu’interpréter et incarner la traduction est loin d’être « facile ». Le traducteur se soumet à la vocation du texte, vit le texte à travers la traduction. Il ne s’agira pas de traduire et lire la traduction, mais plutôt de la performer, de la digérer, l’avaler pour mieux l’interpréter et incarner le texte. Elle sera vue et entrevue à travers une poétique performative dans le but d’une performance poétique.
Le traducteur idéal combinerait donc les personnalités du linguiste, du chercheur, du critique et de l’écrivain. [...] Si la « littérarité » consiste principalement dans l’interprétation et de l’expression d’un thème, alors le traducteur compétent est, lui-même, une figure littéraire, un écrivain de son plein droit, et devrait être reconnu comme tel (6). [Trad. libre]
Le traducteur deviendra à son tour performeur, interprète de sa traduction. Non seulement est-il l’acteur principal dans la réécriture et la transmission d’un texte, mais il participera activement à l’incarnation de la traduction. Il posera une double réflexivité autant sur le texte et la traduction, mais aussi sur l’artiste et lui-même. On se rend compte qu’il n’y a pas de traduction juste ou mauvaise, mais plutôt de multiples possibilités de traductions. Néanmoins, la tâche du traducteur est de rester intègre envers ses choix, l’essence du poème (sens, atmosphère), son interprétation et sa signature.
Dans un dernier temps, la traduction du spoken word, on l’espère, participera à l’ouverture des frontières entre les genres, à leur fusion, à l’hybridité de l’écriture et de l’oralité et surtout à la reconnaissance d’une poétique performative qui renouvellera le traduire et inscrira la légitimité d’un translatorship. L’expérience de traduction de Sea Peach voulait non seulement faire découvrir un texte, transposer et introduire un genre d’origine anglophone et américaine, ainsi que mélanger les pratiques culturelles, littéraires et artistiques dans une autre communauté linguistique et culturelle, mais aussi stimuler et redynamiser la traduction coopérative entre le traducteur et l’artiste. Il s’agit de partager une poétique différente et une tradition méconnue autant entre l’artiste et le public cible qu’entre l’artiste et le traducteur. « Lorsque motivé par la politique éthique de la différence, le traducteur cherche à développer une communauté avec les cultures étrangères, pour partager une compréhension mutuelle et pour collaborer à des projets fondés sur cette compréhension [...] (7) ». [Trad. libre] Comme un nomade, le traducteur-performeur non seulement fera-t-il voyager un texte et un genre, mais surgira lui-même de l’ombre de l’auteur et se fera enfin visible. Il confondra les disciplines entre elles, innovera et fera accueillir l’Étranger, pour que la culture cible devienne l’hôtesse, et la culture source, l’invitée. Et c’est dans ce voyage que le traducteur apposera sa signature et réclamera sa légitimité en tant qu’auteur de la traduction.
NOTES
1. La traduction du texte Sea Peach de C. Kidd a été l’objet du mémoire de maîtrise de l’auteure : La Traduction du spoken word : poétique performative et engagée.
2. Sherry Simon, Hybridité culturelle, Montréal, L’Île de la tortue, 1999, p. 27.
3. Henri Meschonnic, Poétique du traduire, Paris, Verdier, 1999, p. 459.
4. Antoine Berman, « La traduction et la lettre ou l’auberge du lointain », Les Tours de Babel, Essais sur la traduction, Mauvezin, Trans-Europe-Repress, 1985, p. 38.
5. Martin Heidegger, Acheminement vers la parole, Paris, Gallimard, 1976, p. 144.
6. « The ideal translator should therefore combine the personalities of the linguist, scholar, critic, and creative writer. [...] If “literariness” consists mainly in the interpretation and expression of a theme, then the competent translator is, himself, a literary figure, a writer in his own right, and he should be recognized as such. » Voir André Lefevere, Translating Poetry : Seven Strategies and a Blueprint, Assen, Van Gorcum, 1975, p. 121.
7. « When motivated by this ethical politics of difference, the translator seeks to build a community with foreign cultures, to share an understanding with and of them and to collaborate on projects founded on that understanding [...]. » Voir Lawrence, Venuti, « Translation, Community, Utopia », The Translation Studies Reader, Lawrence Venuti (dir.), Londres et New York, Routledge, 1999, p. 469.