Dossier | L’autre parole
L’autre parole
Par Sylvie Michelon
Les murs et les trottoirs de Buenos Aires parlent. Ou plutôt ils hurlent.
Le quidam qui choisit de ralentir le pas est vite interpellé par une série de pochoirs peints à la bombe : une fleur de bitume, un visage peint sur un mur à hauteur d’homme comme le reflet de qui nous sommes, une figure de la télévision ou encore de la politique. Des clins d’œil ludiques jusqu’aux hurlements réprimés, chaque pochoir est le fruit d’une réaction et en appelle une autre, celle du passant.
Si quelques estenciles (1) avaient déjà fait leur apparition dans la capitale fédérale avant le passage au nouveau millénaire, on pouvait les considérer comme des apparitions isolées. Tout a changé avec ce qui allait mener à la crise de décembre 2001, représentant l’aboutissement d’un soulèvement populaire sans précédent. En trois semaines, cinq présidents allaient se succéder. Dans ce contexte de chaos politique et social, les messages dirigés vers et contre le gouvernement sont allés s’amplifiant.
Les slogans sur les bannières des manifestants ont été tagués sur les murs et sur les portes des banques du quartier des affaires porteño (2), La City, au moment de l’Argentinazo (3), dont le désormais célèbre « ¡Que se vayan todos! », qu’ils s’en aillent tous : hommes politiques, juges véreux et dirigeants de banques. En effet, la corruption des politiciens, qui a notamment permis à plusieurs banques étrangères de quitter le pays au plus fort de la crise, a fait en sorte que la majorité des petits épargnants n’ont pu ravoir, au mieux, qu’un quart de l’argent qu’ils avaient confié aux institutions bancaires. Plusieurs ont perdu les économies d’une vie de travail. Pour la première fois, la classe moyenne se mêlait à un soulèvement citoyen d’une telle envergure. Ce mouvement de réaction a engendré l’apparition massive de pochoirs favorisant la provocation par le détournement d’images populaires, pour faire réagir les habitants de la capitale. Et, de fait, l’importance actuelle du phénomène interpelle.
Depuis les quatre dernières années, la croissance de ce mouvement d’intervention urbaine est exponentielle : des articles et des ouvrages de référence y sont maintenant consacrés (4), et même le chic Centre culturel de la Recoleta s’est « encanaillé » en proposant une petite exposition sur ce thème en janvier 2005.
Pour déchiffrer les estenciles de Buenos Aires, une visite guidée avec le regard d’un protagoniste de ce mouvement s’imposait. Ç’a été Roberto, du groupe Stencil Land. C’est un véritable artiste, qui travaille cinq jours par semaine dans un cabinet juridique. Il ne touche même pas le salaire minimum, qui est de 350 pesos..., soit en deçà du seuil de pauvreté. Le soir, il attend que la nuit lui garantisse un certain anonymat, et laisse sa marque dans la ville. Ses amis et lui ont apporté un élément nouveau dans l’univers des pochoirs en les plaçant à l’intérieur de cadres, peints eux aussi. De cette façon, ce sont des tableaux qui sont accrochés sur les murs.
Il nous explique qu’il réalise ses œuvres à partir de vieilles radiographies recyclées au moyen d’un bain de Javel ; que les canettes de peinture coûtent cher, 7 pesos (3 dollars) pour les plus économiques, de très mauvaise qualité. Chaque pochoir exige un modèle préalable, un dessin que l’on calquera sur ces mêmes radiographies, servant en quelque sorte de négatif, coupé ensuite de manière à jouer entre les zones peintes et les caches. Si la technique est artisanale, en réaction peut-être à une société qui ne propose l’accès à sa haute technologie qu’à une minorité de privilégiés, la démarche est, elle, beaucoup plus complexe. On parle ici d’une action politique, celle d’un seul individu ou d’un groupe composé de représentants de la génération perdue d’un pays qui leur a laissé en héritage la désillusion envers leurs gouvernants. Leurs messages, subversifs, en marge des systèmes officiels de communication de masse, s’adressent à un large public : leurs concitoyens, noyés sous des vagues de messages uniformisés par la mondialisation.
La conversation avec Roberto, commencée à propos de sa technique, dévie sur ce thème. « Je ne veux pas faire de politique », déclare-t-il sans ambages. Pourtant, certaines de ses productions portent une réelle charge sociale. Comme celle montrant le Congreso – le parlement de la République d’Argentine –, duquel s’échappent des ZZZ de ronflement.
Il dit ne plus vouloir regarder la télévision, que ça lui fait mal. De fait, les informations nationales ne parlent que d’homicides et d’autres affaires tout aussi sordides. Cela quand ce n’est pas le thème de l’économie, les manifestations de piqueteros (5), le taux de chômage. Au détour d’une rue, Roberto nous montre la reproduction du célèbre tableau de Francesco Hayez, Il Bacio. Il a choisi de la peindre sur ce mur-là, car quelqu’un y avait déposé un baiser fait de deux lèvres écarlates. Il ne saura résister à l’envie de faire un crochet pour nous montrer un bâtiment inspiré de la Divine Comédie de Dante. Il connaît les beautés de sa ville et déplore le fait que des édifices à valeur historique certaine soient abandonnés. Cela semble être un dénominateur commun aux stencileros de Buenos Aires : ils ne toucheront délibérément jamais certains murs, ceux des édifices historiques notamment, alors que d’autres seront leur cible favorite, comme celui qui semble avoir réuni les œuvres de tous les groupes ou individus qui s’adonnent à cette forme d’expression artistique. « Ce mur n’a pas été choisi au hasard. Il est l’un des premiers à avoir servi de toile, car il appartient a Telefónica. » Cette compagnie vendue à des intérêts espagnols par le gouvernement de Carlos Menem est l’une des deux qui fournissent les services téléphoniques, privatisés en 1990 (l’autre étant Telecom, qui rassemble des intérêts français et italiens). De fait, il est désormais admis que la privatisation a outrance sous le règne de Carlos Menem, que l’on accuse d’avoir littéralement bradé le pays aux investisseurs étrangers, est un des facteurs – et non le moindre ! – qui ont mené à la situation économique catastrophique que connaît l’Argentine. L’eau, le gaz, le pétrole, l’électricité ne sont plus aux mains des intérêts argentins.
Par ailleurs, la communication entre les groupes dans lesquels évoluent ces artistes passe par le partage d’un espace. Physique d’abord, virtuel ensuite quand les photos de ces interventions urbaines intègrent les désormais nombreux sites consacrés à ceux qui ont choisi de s’exprimer avec des aérosols. Si la plupart des stencileros rencontrés sont nés dans les années 1970, au moment où la contre-culture sociale punk s’affichait à la vue de tous par le biais de ce qui allait devenir un véritable slogan générationnel, No future, ils ne se revendiquent pas anarchistes et expriment différemment le credo punk. Mais ils sont toutefois désabusés, vaccinés au cynisme de leurs politiciens. Par ailleurs, leur révolte se nourrit du cauchemar de la génération qui les précède. Celle-ci restera à jamais marquée par la disparition de milliers de jeunes hommes et femmes, des opposants au régime de terreur instauré sous la dictature (6) par la junte militaire. Plusieurs pochoirs évoquent cette période noire, notamment en reprenant certains symboles. Comme celui de la police, disant « Au service de la communauté », auquel on a ajouté le mot Génocide avec la même graphie ; une auto du modèle de celle utilisée pour les enlèvements ; ou encore le logo de la Coupe du monde de soccer (qui a eu lieu au pays en 1978), dégoulinant de sang.
Aucun de ces créateurs de l’ombre ne signe ses œuvres, en tout cas pas de la façon que l’on se figure habituellement une signature, avec deux majuscules. Non, elle est plutôt protéiforme, se dévoile à travers le thème choisi par l’artiste, voire son style. Les cadres créés par Roberto sont associés à son groupe, Stencil Land. De la même façon que, plus proche de nous, les promeneurs montréalais sont capables de reconnaître « du Roadsworth ». L’amoureuse de Tamara a, quant à elle, réalisé un modèle de pochoir à partir d’un dessin de son visage. Celui-ci, peint à côté d’autres estenciles, signifie qu’elle en est l’auteure. Cet anonymat n’en est donc qu’un d’apparence, découlant de la clandestinité inhérente à ce type d’intervention urbaine, et que l’on réserve à la police. Car les membres des collectifs de stencileros, s’ils ne se connaissent pas, peuvent dire à qui l’on doit tel ou tel dessin. La signature est dénaturée puisque loin d’incarner l’individualité, elle se cache derrière un pseudonyme, collectif en outre. Les murs voient se côtoyer les tags, signatures qui représentent à la fois la forme et le fond, et les pochoirs, puissants véhicules d’un message destiné à la collectivité.
Certains thèmes des pochoirs répertoriés se détachent du lot : la politique nationale et internationale, le capitalisme (et la société de consommation), la religion, la sexualité. Dans les faits, cela donne un George W. Bush aux oreilles de Mickey avec la mention DisneyWar ; un Massacran Manhattan et des avions convergeant vers le drapeau américain ; ou encore l’image d’un enfant africain décharné encouragé par un « Souris, Dieu t’aime. » La récupération de certaines icônes interpelle, comme cette superposition des visages du Che et de Marilyn. Ou Marilyn toujours, mais chauve. Car les pochoirs, majoritairement sociopolitiques, sont aussi parfois d’inspiration féministe. Contrecarrer l’image de la femme telle que proposée dans les magazines argentins, par exemple – ceux-là mêmes qui affichent dans les kiosques à journaux une tapisserie faite d’une mosaïque de couvertures sur papier glacé reprenant sans grande variation les stéréotypes de la féminité –, est le but visé par certaines des filles rencontrées.
« Réveiller les consciences justement. Que les gens pensent », répond Tamara lorsqu’on lui demande ce qui motive les membres de Vomito Attack, le groupe auquel elle appartient. Leurs messages sont puissants, tel ce bus (colectivo) stylisé sixties, jouant sur le terme désignant ce véhicule pour en faire une machine folle sur laquelle est écrite inconsciente. Interprétation : l’inconscient collectif risque de frapper un mur... Né en 2003, le groupe a rapidement choisi une démarche utilisant le pochoir comme média à part entière. Tamara, malgré son jeune âge, est propriétaire d’une galerie dans le très chic quartier Palermo. Elle y a organisé deux performances avec des collectifs de stencileros. Le 18 décembre 2004, son groupe était partie intégrante, comme organisateur et participant, de la manifestation artistique Reclama las calles, version argentine de Reclaim the streets (7). De fait, cette année aura marqué l’apogée de la très récente histoire de ce mouvement, avec la parution de deux ouvrages compilant les pochoirs ornant la capitale et en regard de leur nombre, sans cesse croissant. Ironiquement, c’est pourtant Vomito Attack qui a rempli les murs de « Esto no es arte » (Ceci n’est pas de l’art), réagissant à la récupération d’un phénomène représentatif de la contre-culture par des instances culturelles formelles.
Certains se réclament du statut d’artiste ; d’autres non, à l’instar de Roberto. « Je ne suis pas un artiste. En fait, je suis limite asocial, j’ai de la difficulté à communiquer. Les pochoirs me permettent d’entrer en contact avec les gens de la façon que j’ai choisie. »
La démarche visant à concrétiser une idée, un message, nécessite une grande préparation. L’image doit parler d’elle-même, car elle n’est pas toujours soutenue par un slogan. Vomito Attack aura ainsi utilisé le pictogramme des gens en chaise roulante (deux en fait, placés tête-bêche, suggérant ainsi un 69) pour en faire un plaidoyer concernant le tabou de la sexualité des personnes handicapées.
Si certains pochoirs, certainement jugés trop tendancieux ou subversifs, ont été neutralisés par une couche de peinture sous laquelle ils dorment désormais, il reste que la durée de vie d’une grande partie d’entre eux ferait presque oublier qu’ils font partie des œuvres dites éphémères. Les inscriptions à connotation politique taguées sur les banques et autres édifices du centre-ville sont nettoyées beaucoup plus rapidement. Il semblerait que la force de dénonciation des « petits dessins » ne soit pas encore reconnue comme telle... Roberto, s’il se tient évidemment loin des policiers qui patrouillent de nuit, évite surtout les concierges et les gardiens des immeubles aux façades parfois revisitées par l’ajout d’un pochoir.
La circulation massive de références globales, mondiales, a codifié certaines images, dont la réappropriation en symboles, voire en codes générationnels, est majeure. Nous sommes en Argentine. Ici comme en Bolivie, Che Guevara demeure la figure archétypale de toute lutte égalitaire. Malheureusement, il semblerait que ses idées aient été oubliées au profit d’un cliché reproduit ad nauseam sur des t-shirts, et ce, partout de par le monde. En conséquence de quoi Roberto a choisi de proposer un dessin du Che, reconnaissable à sa chevelure foncée ornée d’un béret, mais son visage a fait place à un crâne, provoquant par le fait même des réactions outragées...
Les intentions sont parfois plus légères, ludiques ou purement esthétiques. Comme cet hommage aux héros de l’enfance, propre à la majorité des groupes – composés d’enfants de la télévision –, qui utilisent ces personnages pour transmettre un message simplement rigolo ou carrément déconcertant. L’irrévérence, l’humour, voire le sarcasme et l’ironie sont les moyens privilégiés par ceux qui choisissent de laisser une trace sur les murs de la ville.
Cependant, le pochoir qui aura fait le plus parler de lui est sans contredit celui d’une bicyclette grandeur nature, comme appuyée à différents murs aux quatre coins de la ville. La voilà intégrée au grand livre des légendes urbaines de la capitale, métaphore de l’histoire d’un homme ou d’une femme, selon qui vous la raconte, l’une des 30 000 personnes enlevées par les militaires sous la dictature. Il est troublant de constater que c’est une image aussi anodine, éphémère de surcroît, qui rappelle à l’Argentine son devoir de mémoire.
NOTES
1. Pochoirs.
2. De Buenos Aires.
3. Révolte populaire du 19 et 20 décembre 2001.
4. Hasta la victoria stencil!, de Guido Indij, La Marca Editora, 2005, 340 p.
5. Chômeurs organisés.
6. De 1976 à 1983, 30 000 personnes ont disparu. Les familles continuent leur combat pour retrouver les corps des desaparecidos.
7. Appropriation temporaire d’un espace public. Forme d’action apparue à Londres au début des années 1990.