Article | Un disque est un disque n’est pas un disque est un disque n’est pas un disque...
Un disque est un disque n’est pas un disque est un disque n’est pas un disque...
Par Mathieu Bélanger
À la lumière de la situation qui prévaut aujourd’hui, le sort et le développement des musiques actuelles semblent reposer fondamentalement sur l’indépendance de ceux qui y œuvrent.
Si, historiquement, les musiques actuelles furent certes généralement l’affaire de musiciens et de maisons de disques indépendants, l’implication des grandes maisons de disques, qui étaient moins multinationales par le passé, il est vrai, ne fut pourtant jamais aussi inexistante. En effet, d’un point de vue contemporain, il semble que l’intérêt des grandes maisons de disques envers les musiques actuelles, tout marginal fut-il, soit bel et bien révolu quoiqu’elles maintiennent une présence et représentent souvent une force majeure dans les autres secteurs considérés comme marginaux de l’industrie du disque : musique classique, musique contemporaine, jazz, etc. Pis, le simple fait d’envisager que des musiciens tels Derek Bailey ou John Zorn aient pu attirer l’attention de telles compagnies relève de la fabulation ! Quant à savoir s’il faut déplorer cette situation ou s’en réjouir, il s’agit d’une toute autre question...
Le panorama contemporain des musiques actuelles se compose donc de moult artistes s’auto-produisant et d’une pléiade de maisons de disques indépendantes. Ces dernières sont plus souvent qu’autrement l’œuvre de musiciens ou de passionnés qui s’en occupent parallèlement à leurs activités musicales ou leur emploi, selon le cas. Conséquemment, leur envergure et leur durée de vie sont essentiellement fonction des fonds disponibles. Or, malgré cette fâcheuse contrainte, elles reproduisent habituellement le modèle mis de l’avant par l’industrie musicale traditionnelle. La principale différence en est plutôt une d’échelle. Là où une multinationale peut lancer des dizaines de nouveautés et en vendre des centaines de milliers d’exemplaires sur une base hebdomadaire, les Ambiances Magnétiques, Erstwhile Records et autres Emanem parviendront à en éditer une dizaine à chaque trimestre et en écouleront plusieurs centaines d’exemplaires annuellement dans le meilleur des cas. Nonobstant ces considérations, l’appréhension sous-jacente du disque est la même. Celui-ci est considéré comme un support permettant la diffusion de la musique. L’emballage qui l’accompagne, c’est-à-dire le boîtier, la pochette, etc., ne représente qu’un réceptacle pour ce qui compte vraiment, à savoir le disque lui-même, et s’avère en ce sens secondaire, voire accessoire. Par contre, quelques musiciens et maisons de disques actifs dans le milieu des musiques actuelles tirent profit de l’indépendance dont ils jouissent pour mettre de l’avant une logique de production régie par une démarche et des paramètres incompatibles avec le modèle traditionnel. Il en résulte notamment des projets qui tentent d’échapper à cette appréhension traditionnelle des objets que représentent le disque et son emballage.
Disque, emballage et objet d’art
Bon nombre de maisons de disques indépendantes accordent une grande importante à la présentation de leurs productions. Ce souci se retrouve notamment dans le refus d’apposer des codes barres, dans le recours à des boîtiers de carton pour remplacer l’habituel boîtier de plastique et dans la modification des dimensions de l’emballage. Or, il n’est pas rare de voir des musiciens mettre l’emphase sur l’emballage au point d’enrichir l’appréhension traditionnelle. Leurs projets ne se déploient plus uniquement au niveau sonore ou musical, mais en viennent à posséder une dimension visuelle qui implique une démarche et une recherche se rapprochant des arts visuels.
Cremaster est un duo formé d’Alfredo Costa Monteiro et Ferran Fages, deux jeunes musiciens d’origine portugaise actifs à l’échelle internationale depuis quelques années. L’emballage de leur disque 32,41 n/m2 (Absurd, cd 32, 2003) se compose d’une feuille de papier sablé à gros grain d’environ 15 cm x 35 cm repliée sur elle-même. Dans le même esprit, les Berlinois Burkhard Beins et Michael Renkel demandèrent à Fehmi Baumbach de concevoir l’emballage de möwen & moos (2:13 music, 008/009, 1999), la première parution de leur projet Activity Center. Les deux disques compacts qui renferment la musique de möwen & moos sont enveloppés dans une feuille de papier velum d’environ 30 cm x 125 cm repliée autour des disques une dizaine de fois et sur laquelle différentes ornementations furent collées ou dessinées au crayon feutre.
Or, aussi élaborés, complexes et inhabituels soient-ils, de tels emballages ne s’éloignent guère de leur fonction première. Ils agissent toujours à titre de contenant, de réceptacle pour le disque qu’ils accompagnent. Ils demeurent en ce sens secondaires par rapport à celui-ci et ne peuvent en être considérés indépendamment. L’amateur qui se procure, par exemple, 32,41 n/m2 se procure encore, justement, un disque, bien que sa pochette soit pour le moins inhabituelle.
Une étape est véritablement franchie à partir du moment où l’emballage et le disque peuvent être dissociés. L’emballage peut alors être considéré en tant que tel sur la base d’une prise de conscience de la dimension visuelle qui lui est inhérente. Une telle appréhension peut mener à une approche qui vise à faire de l’emballage un objet d’art en soi.
À cet égard, une approche qui pourrait être qualifiée d’intermédiaire consisterait à prendre un objet d’art et à l’utiliser à titre d’emballage pour un disque. L’objet serait ainsi détourné de sa fonction première, mais préserverait néanmoins son statut. C’est ce que fit, par exemple, le percussionniste allemand Matthias Kaul en collaboration avec la maison de disques NURNICHTNUR. Pour le disque Fever – Five Songs from a Percussionist (NURNICHTNUR, 102 01 20, 2002), le peintre Wolfgang Kahle prépara une œuvre de 52 m2 laquelle fut découpée en mille segments qui servent maintenant de pochette aux exemplaires du disque. Un procédé identique fut utilisé pour The Smell of Light (NURNICHTNUR, 104 01 08, 2004), un enregistrement en duo avec Malcolm Goldstein, violoniste et compositeur d’origine américaine résidant à Montréal depuis le début des années 1990.
Cette volonté de dissocier les dimensions visuelle et sonore et de brouiller la frontière entre simple emballage et objet d’art se retrouve dans les parutions à tirage limité de la maison de disques allemande edition explico dirigée par le tromboniste et violoncelliste Günter Christmann. Ces disques, pressés en édition de 150 exemplaires, viennent dans des boîtiers de plastique standard qui furent travaillés manuellement. Ainsi, bien qu’ils agissent toujours à titre de contenant pour le disque, ils sont le sujet d’une démarche distincte, ce qui n’exclut pas une certaine complémentarité avec celle sous-jacente à la création de la musique. Par exemple, la couverture de temps durée (edition explico, explico 10, 1999), un duo composé de Christmann et Thomas Lehn, n’est pas donnée par une illustration glissée dans le boîtier. Deux blocs de fibres de bois, l’un jaune d’une épaisseur de 8 mm et l’autre rouge d’une épaisseur de 16 mm, furent collés sur la surface du boîtier de façon à la recouvrir complètement. Pour le projet Vario-41 (edition explico, explico 14, 2005), un quatuor composé de John Butcher, Boris Baltschun, Michael Griener et Christmann, des carrés de tapis furent collés sur les deux faces du boîtier. En faisant abstraction de la fonction à laquelle ils sont assujettis, ces boîtiers pourraient être considérés comme des objets d’art à part entière.
L’idée d’une appréhension de l’emballage d’un disque en tant qu’objet d’art, c’est-à-dire sur la seule base de cette dimension visuelle et au détriment de toute dimension sonore, fut poussée à sa limite par la maison de disques montréalaise squintfuckerpress et sa série coverwithoutarecord dont le nom est un clin d‘œil évident au célèbre Record Without a Cover de Christian Marclay (Important Records, 1985). Dans le cadre de ce projet, des musiciens et (ou) artistes visuels dont Martin Tétreault, Kim Dawn, Christof Migone, Alexandre St-Onge et Cal Crawford furent invités à créer des objets d’art à partir de boîtiers de disque compact vides. Le boîtier de plastique devient donc un objet en soi qui ne se définit nullement par sa relation à un disque contenant un contenu musical donné qu’il accompagnerait. Il est complètement détourné de sa fonction traditionnelle, ce qui exige une appréhension selon un mode lui étant spécifique.
Disque, emballage ou objet d’art ?
Les exemples mentionnés jusqu’à présent ne transforment que l’emballage ; le disque lui-même ne change pas et demeure un support en vue d’une diffusion de la musique. Il est pourtant possible d’en faire un objet d’art de telle sorte qu’il dispose d’une dimension visuelle propre tout en demeurant un support sonore. Quelques disques vinyles parus au cours des dernières années s’inscrivent dans une telle démarche. Alors que des sillons étaient pressés sur l’une des faces, l’autre face servait de médium à une œuvre qui relève des arts visuels. La dichotomie entre la dimension sonore et la dimension visuelle ne s’incarne plus exclusivement dans les objets que représentent le disque et son emballage. Le disque lui-même se prête à une double appréhension. À cet égard, les disques vinyles semblent offrir une plus grande flexibilité pour de tels projets comparativement aux disques compacts en raison des techniques différentes de pressage et de lecture de la musique qu’impliquent les deux médias.
Le disque In the City du percussionniste new-yorkais Sean Meehan et du saxophoniste d’origine japonaise Tamio Shiraishi (Fusetron Records, 030, 2003) est un premier exemple. Depuis plusieurs années, ces deux musiciens organisent durant la saison estivale des concerts dans des endroits inusités et ignorés de New York. La première face de In the City présente un extrait de l’enregistrement d’un de ces concerts présenté sous la West Side Highway à la hauteur de la 59e rue le 21 juillet 2001. La seconde face contient pour sa part une illustration et un texte gravés au laser couvrant toute la surface du disque. Il ne s’y trouve aucun sillon et donc aucun contenu musical.
La série Lanthanides de Table of the Elements représente un deuxième exemple. Cette série de 14 disques fut produite en 2003 et 2004 pour souligner le dixième anniversaire de cette maison de disques américaine et fit appel à divers musiciens parmi lesquels le guitariste américain John Fahey, le saxophoniste suédois Mats Gustafsson, la harpiste new-yorkaise Zeena Parkins, le compositeur d’origine new-yorkaise Rhys Chatam. Pressé sur du vinyle transparent et glissé dans une enveloppe transparente de polyuréthane, chaque disque présente de la musique au recto et une sérigraphie à l’encre phosphorescente au verso. Ainsi, le disque est son propre emballage. Il détermine complètement sa dimension sonore de même que sa dimension visuelle de telle sorte qu’il est à la fois disque et objet d’art. Par conséquent, son statut change puisqu’il n’est plus seulement un support pour la musique.
Avec la réédition de Fuck The Old Miami (Important Records, imprec048, 2005), le désormais célèbre groupe Wolf Eyes exploita les possibilités du disque vinyle en tant que support musical et en tant qu’objet d’art. La première face contient l’enregistrement d’un concert donné dans la salle du même nom à Detroit. La seconde reproduit quant à elle des motifs gravés manuellement à même le vinyle. Contrairement à In the City, elle n’est toutefois pas exempte de tout contenu musical puisque des sillons furent subséquemment coupés à l’intérieur et autour de la gravure. Il est donc en principe possible d’écouter cette face à l’aide d’un tourne-disque... au risque d’endommager l’aiguille ! En se restreignant à cette seconde face, une incompatibilité se dessine donc entre des appréhensions du disque en tant que support musical et en tant qu’objet d’art.
Lancé en septembre 2005 et dédié à Constant Nieuwenhuys, Sectors (for Constant) de Sean Meehan (SoSEDITION, 802, 2005) pousse à la limite l’idée d’une fusion des dimensions sonore et visuelle et donc de deux appréhensions incompatibles. D’un point de vue strictement musical, Sectors (for Constant) se compose de deux improvisations interprétées par Meehan à l’aide de cymbales et d’une caisse claire et réparties sur autant de disques compacts. L’emballage est quant à lui formé de deux feuilles de papier d’environ 30 cm x 25 cm faites à la main par Meehan lui-même, entre lesquelles furent insérés les disques alors que celles-ci étaient encore mouillées. En tant qu’objet d’art, le tout se présente donc comme une œuvre visuelle tridimensionnelle de forme rectangulaire dont la surface est légèrement texturée et de couleur blanche avec deux cercles en relief correspondant aux disques compacts scellés entre les feuilles de papier. Sectors (for Constant) peut donc être appréhendé selon plusieurs modes, mais il a été conçu de façon à ce que ces appréhensions ne puissent cœxister, qu’elles soient mutuellement exclusives. Les disques étant littéralement emprisonnés dans l’emballage, ils ne sont accessibles qu’en déchirant celui-ci. Cette œuvre prend donc la forme soit de deux disques totalement dénudés – c’est-à-dire sans pochette et boîtier –, soit d’un objet d’art dépourvu de toute dimension musicale. L’accès à la musique n’est possible qu’au prix de la dimension visuelle et, inversement, celle-ci ne se préserve qu’en acceptant d’ignorer la dimension musicale. Dans cette perspective, Sectors (for Constant) transcende la dichotomie traditionnelle entre le disque et son emballage et leurs appréhensions respectives sous-jacentes.
Les approches dont il a été question et les exemples présentés ne visent évidemment pas à recenser exhaustivement toutes les œuvres explorant la relation entre le disque et son emballage. L’objectif était simplement de mettre en lumière l’existence de démarches en musiques actuelles qui transcendent la dichotomie traditionnelle entre le disque comme support musical et l’emballage comme contenant pour cet objet, démarches qui sont certainement liées à l’indépendance des musiciens et maisons de disques.