Dossier | Sophie Calle, de dérives en filatures : un érotisme de la séparation
Sophie Calle, de dérives en filatures : un érotisme de la séparation
Par Cécile Camart
Dès 1978, les premières activités parisiennes de Sophie Calle se dévoilent sous l’aspect assez confidentiel de flâneries urbaines aux itinéraires incertains. Adoptant délicatement l’apparence d’une bifurcation, d’une déviation, voire d’une diffraction de la trajectoire, les dérives calliennes manifestent alors un vide intérieur, signalent un évitement systématique, bientôt érigé en règle. Un refus chronique d’emprunter les chemins les plus courts.
Sa récente rétrospective européenne inaugurée au Centre Pompidou en 2003 lui donna le moyen de renouveler la mythologie à l’oeuvre dans l’écriture de sa vie. L’artiste saisit l’opportunité d’une entrevue dans le catalogue de l’exposition pour en réviser la phase historique. À la suite d’une longue «disparition» à l’étranger au Liban, au Mexique, au Canada et aux États-Unis – la jeune Calle revient à Paris en 1978 –, elle se trouve sans repères topographiques, égarée, en proie à l’ennui et à la solitude.
J’ai appelé mon père, qui ne voulait pas financer mon errance [...]. Je lui ai annoncé que je voulais faire de la photo. J’avais vingt-six ans, il m’a recueillie [...]. Je ne connaissais rien au Paris nocturne, au Paris des restaurants, des sorties. J’étais perdue, déprimée. Je n’avais pas d’amis. J’habitais chez mon père. Il passait ses soirées à la Closerie des Lilas. Il essayait de m’y entraîner. [...]. J’avais dégoté un job de barmaid. Je faisais vaguement de la photo. [...] Mais il fallait trouver quelque chose à faire. J’ai commencé par suivre des gens dans la rue. Je me suis aperçue que cela donnait une direction à mes promenades. C’était une manière de me laisser porter par l’énergie des autres, de les laisser décider les trajets pour moi. Et de ne pas avoir à prendre de décisions, sans pour autant rester cloîtrée chez moi. [...] Circuler, découvrir ma ville. Et aussi errer, comme je l’avais fait durant mes voyages.
Depuis les premières Filatures parisiennes (1978) jusqu’à la dérive en forme de bilan (Vingt ans après, 2001), en passant par la Suite vénitienne (1979) et Le Bronx (1980), les occasions de contrôler le hasard abondent dans l’oeuvre de Calle. Une fois circonscrites dans un continuum historique, ces situations originelles du tournant des années 1980, au regard des actions ultérieures de l’artiste durant les années 1990 puis 2000, suscitent ici une approche de l’oeuvre sous l’angle situationniste de la dérive.
La lecture des textes décisifs de Guy Debord publiés dans la revue l’Internationale Situationniste à la fin des années 1950 fait clairement apparaître un projet : la recherche d’un nouveau mode de vie, par tous les moyens, fussent-ils distincts des catégories déjà établies par la société. La rue devient rapidement un terrain d’observation, une scène où se jouent les «processus du hasard et du prévisible». Les notions de distraction, de déplacement sans but, de divertissement et d’aventures forment les préoccupations essentielles constamment soulignées par Debord. Lors de sa participation lettriste au Congrès de l’Alba en 1956, il lançait ainsi cette invite en forme de slogan : «L’aventurier est celui qui fait arriver les aventures plus que celui à qui les aventures arrivent» et annonçait un programme : faire de la vie un jeu, un divertissement intégral qui ne serait pas une forme d’art, catégorie traditionnelle suspecte et rejetée d’emblée. La dernière phrase de son film Hurlements en faveur de Sade (1952) est visionnaire : «Nous vivons en enfants perdus nos aventures incomplètes.» Il ne sera pas excessif de dire que Calle redécouvre Paris en 1978 en «enfant perdue».
Leur expérience de l’urbanité conduit bientôt les situationnistes à constater «le brusque changement d’ambiance dans une rue, à quelques mètres près, la division patente d’une ville en zones de climats physiques tranchés». Ainsi s’élabore la fameuse notion de psychogéographie, exploitée d’abord par les lettristes et reprise dans la revue Potlatch entre 1954 et 1957. Parmi les propositions de divertissements sous la forme, par exemple, d’un «Exercice de psychogéographie», on trouve la première référence à la dérive, adoptée pour dépeindre Arthur Cravan, poète atypique, boxeur et neveu d’Oscar Wilde. En préliminaire aux textes de l’Internationale Situationniste, Debord livre une grille de lecture dans son «Introduction à la critique de la géographie urbaine» (1955) : «la psychogéographie se proposerait l’étude de lois exactes, et des effets précis du milieu géographique […] agissant directement sur le comportement affectif des individus.» Dès lors, la dérive situationniste, bientôt érigée en technique et en concept, doit surtout se comprendre comme un moyen d’expérimenter la relation entre le prévisible et l’imprévisible. Dans la Théorie de la dérive de Debord, elle devient «une technique du passage hâtif à travers des ambiances variées» indissolublement liée «à la reconnaissance d’effets de nature psychogéographique, et à l’affirmation d’un comportement ludique-constructif», ce qui l’oppose donc aux notions de voyage et de promenade. Lorsqu’il évoque l’insoumission aux sollicitations habituelles, Debord vise là les activités de tourisme, estimées vulgaires. Une rupture consciente avec les modes de déplacement connus s’impose donc, mais aussi une attitude d’observation active, où l’on reconnaît la méthode empruntée par Sophie Calle : «une ou plusieurs personnes renoncent, pour une durée plus ou moins longue, aux raisons de se déplacer et d’agir qu’elles se connaissent généralement, aux relations, aux travaux et aux loisirs qui leur sont propres, pour se laisser aller aux sollicitations du terrain et des rencontres qui s’y opposent.»
Toutefois, la motivation de ces dérives en groupe, parfois pratiquées à l’aide de talkies-walkies dans les rues de Paris et d’Amsterdam, est-elle assimilable à une activité artistique – ce que Debord aurait décrié – ou bien comparable à l’attitude développée par Christian Boltanski, Jean Le Gac et Paul-Armand Gette lors de leurs promenades franciliennes en 1970-1971? Lorsqu’elle fait son entrée sur la scène artistique, Calle se distingue par un renouvellement de la relation entre l’art et la vie, très différente de celle qui sous-tendait les happenings new-yorkais des années 1950 ou les actions et performances des années 1960. Le caractère performatif des situations qu’elle construit apparente celles-ci à des événements aussitôt inscrits dans sa biographie. L’artiste invente alors un «art de vivre» radicalement inédit, élevé en mode de vie autofictionnel plus qu’en geste artistique.
Elle enregistre ses premières filatures d’inconnus au sein de carnets intimes où s’accumulent méthodiquement photographies et notes manuscrites. Nous découvrons dans un journal daté de janvier 1979 cette déclaration d’intention :
Je prends de bonnes résolutions : tous les jours je suivrai quelqu’un.
Plus loin, sous une coupure de journal, elle précise son programme :
Déchaîner partout à la fois, une campagne ouverte, officielle, retentissante. Louer des suiveurs qui engageraient eux-mêmes des suivis.
Ces activités liminaires – apparemment sans vocation artistique – constituent les véritables prémices à des situations performatives ultérieures, dont la forme est totalement maîtrisée : il s’agira de Suite Vénitienne, réalisée en février 1979, et de La Filature, effectuée en avril 1981. Dans ces pièces désormais «historiques», l’artiste suit un homme à Venise à son insu, puis fait engager un détective à sa propre poursuite dans Paris. Calle va utiliser la filature comme méthode de déambulation à l’aveugle et d’appréhension intuitive des quartiers transformés; cette pratique évolue ensuite en posture, et devient un procédé qu’elle détourne.
L’observation topographique caractériserait les deux dérives, situationniste et callienne. En 1953, Gilles Ivain élaborait pour son «Formulaire pour un urbanisme nouveau» une typologie psychogéographique de quartiers, à la recherche d’ambiances variées : quartiers bizarre, heureux, noble et tragique, historique, utile, sinistre. Davantage encore, l’utopie révolutionnaire du «projet unitaire d’urbanisme» avait incité Debord à réaliser une Carte psychogéographique de Paris (1957), sous-titrée «Discours sur les passions de l’amour. Pentes psychogéographiques de la dérive et localisation d’unités d’ambiance». Sur la surface de Naked City (1957), des fragments de quartiers de Paris étaient reliés par des flèches rouges. Loin de ces visions révolutionnaires, nous notons pourtant dans les carnets intimes de Calle la récurrence d’une signalétique formellement semblable à ces cartes : de nombreuses flèches à la pointe rouge, découpées dans un épais papier blanc, renvoient fréquemment à certaines photographies légendées. Sur un collage réalisé à partir d’un plan du quartier Ledru-Rollin, un entrecroisement de flèches retrace sa dérive, à l’intérieur d’un périmètre restreint.
J’attends une trentaine de minutes. [Ils] sortent de l’immeuble. Ils prennent la rue Dallery, puis la rue de Charonne sur la droite. Je fais rapidement le tour en voiture en prenant la rue de Basfroy puis la rue de Charonne. Je les vois, les devance [...] au coin de la rue Ledru-Rollin.
Calle circonscrit ses filatures dans des secteurs bien définis, majoritairement sur la rive gauche : les quartiers de l’Odéon, des jardins du Luxembourg, de la gare Montparnasse et ses environs (la rue Daguerre) ont ses préférences. Nous noterons, non sans intérêt, l’allusion de Debord à l’étude de Chombart de Lauwe sur «Paris et l’agglomération parisienne», qui présente le tracé des parcours effectués en une année par une étudiante du 16e arrondissement et révèle «un triangle de dimension réduite, sans échappées, dont les trois sommets sont l’École des Sciences Politiques, le domicile de la jeune fille et celui de son professeur de piano».
Sophie Calle s’extrait assez vite d’un territoire exclusivement parisien pour expérimenter ailleurs ses parcours et tracer leurs relevés selon des moyens divers. Peu avant Le Bronx (1980) ou Los Angeles (1984), ses premières filatures la conduisent tout d’abord à Venise, jusqu’où elle suit un inconnu déjà guetté à Paris – comme l’indique sa mythologie.
Elle réalise ainsi en février 1979 sa fameuse Suite vénitienne, demeurée confidentielle à l’abri d’un carnet personnel puis parue dans un livre, avant de prendre dans les années 1990 la forme d’une installation. Faute d’une carte psychogéographique au sens littéral du terme, figurent dans l’oeuvre les éléments d’une cartographie sentimentale vénitienne où Calle dessine le tracé de ses déambulations, en véritable ethnologue-géomètre. Associé aux photographies, son texte décrit ses longs moments d’attente et d’errance dans la ville, à la poursuite d’une obsession construite de toute pièce, que Jean Baudrillard a commentée avec sagacité (1). Il est aujourd’hui insolite d’apprendre qu’au printemps 1957, un jeune situationniste anglais et membre du Comité de Londres, Ralph Rumney, avait tenté lui aussi une longue dérive à Venise. Annoncés dans la revue Potlach, son psychogeographical Venice et la carte précise qu’il élaborait se sont avéré teintés d’un attachement spontané aux espaces traversés, tout comme Sophie Calle croisait ses propres chemins et trouvait à Venise le motif de ses émotions provoquées.
Le rapport singulier au hasard est peut-être ce lieu où se rejoignent et se séparent les pratiques situationnistes et les filatures calliennes. La dérive était avant tout l’étude d’un terrain; elle impliquait une forme de laisser-aller et sa contradiction elle-même, c’est-à-dire une certaine connaissance topographique et le calcul de ses effets. Chez Calle, nous devinons une volonté de contrôle dans l’introduction progressive de règles et de contraintes qui donnent un cadre à la liberté postulée. En effet, dès novembre 1978, elle instaure un principe de divertissement :
Je ne suivrai que des inconnus, dont je découvrirai peut-être certaines de leurs habitudes mais qui doivent rester des inconnus. Je suis les gens sans aucun autre motif que celui de les suivre. Je suis pour suivre. De moi ils ne savent et ne sauront rien. Et eux ne sauraient être autre chose que des suivis.
Les déambulations dans la ville, malgré le voeu d’une poursuite distanciée, prennent très vite la forme d’un jeu, d’un rituel dont elle ne semble ne pouvoir se passer. Un mode de vie intégral.
Il devrait ressortir rapidement. Je m’installe dans l’escalier très sombre. C’est dire qu’il est obligé de passer devant moi et qu’il ne devrait pas me voir s’il ne se retourne pas. Les choses se passent comme prévues.
Calle compile de nombreuses et systématiques indications horaires.
À partir de janvier 1979, son style personnel se précise : un mélange d’informations descriptives, des phrases courtes où une subjectivité affleure nettement.
Suivre. Je manque de persévérance. J’ébauche des filatures et les suivis me fatiguent ou m’échappent. [...] 2 h 10. Dans les jardins du Luxembourg. Je suis avec désintérêt trois jeunes gens (deux hommes, une femme). 2 h 15 : ils prennent la rue Claudel, puis la rue de l’Odéon. Ils marchent au milieu de la rue. [...] 2 h 25 : retour dans les jardins du Luxembourg. La journée est mauvaise et peu enthousiaste. Je décide de me rabattre sur un pigeon.
À la dérive se substituerait alors la notion plus littéraire de flânerie, aussi connotée soit-elle. Si flâner signifie se promener sans hâte, au hasard, en s’abandonnant à l’impression et au spectacle du moment, les actions urbaines de Calle s’y rapportent davantage. À l’écart de la vie active, elle traverse la foule sans y prendre part et nourrit des expériences consciemment méditées. Flâner, c’est aussi s’attarder, se complaire dans une douce inaction. Tel le flâneur décrit par Benjamin, Calle se chercherait un asile dans la foule.
Mue par le désir de fixer les traces visuelles de ses dérives, l’artiste utilise le médium photographique comme preuve de l’action effectuée.
S’agit-il d’une sublimation de la perte, du manque? Ces motifs tissent déjà un fil d’Ariane opérant pour l’analyse de son oeuvre. La durée de ses déplacements dépend de chaque situation : la fin sonne lorsque la suiveuse perd son suivi. Calle tirerait ainsi de ses déambulations un double plaisir issu, d’une part, de son abandon complet au rituel et à la situation – elle entre totalement dans la poursuite, crée une obsession –, et de l’instant même de la séparation avec l’inconnu, d’autre part.
À son retour de Venise, en 1979, elle décrit cette ultime scène :
Sur le quai J, devant moi, à quelques mètres, H. et sa femme. […] Je décide de rester à l’intérieur de la gare, d’attendre leur départ. Intérieurement, je lui dis au revoir.
La dérive trouve son accomplissement précisément lorsque l’autre lui échappe : ainsi la motivation de Calle naît-elle de la crainte et du désir mêlés de la perte de la trace, de cette séparation muette et brutale qui suscite le manque et la conduit à reproduire presque compulsivement l’expérience du passage dans la foule. Passionné par Baudelaire, Benjamin avait commenté le sonnet des Fleurs du Mal, «À une passante»; il concluait que «le ravissement du citadin est moins coup de foudre qu’érotisme de la séparation».
Chez Calle, la volonté de contrôler la situation le plus longtemps possible serait l’unique cadre dans lequel l’investissement affectif est possible. À partir de 1980, l’interdiction de la rencontre devient une contrainte insupportable et elle contourne la règle afin de dériver autrement. Dériver, c’est aussi se laisser guider. Elle suit et cette fois avec l’autorisation de son suivi, auteur du parcours dans la ville : à New York (Le Bronx, 1980) ou à Los Angeles (Les Anges, 1984), la progression sera maîtrisée par l’inconnu.
Le temps est venu, manifestement, de reconsidérer ce souvenir d’enfance de l’artiste :
À cinq ans, je passe une après-midi entière à courir après des enfants plus âgés, qui veulent se débarrasser de moi. Je crie : «attendez-moi! attendez-moi!».
NOTES
1. Jean Baudrillard, «Please follow me», postface, dans Sophie Calle, Suite vénitienne, Paris, Éditions de l’Étoile (Écrits sur l’image), 1983, p. 81-93.