Dites quand

Rachel Zerihan

Dites quand

En pénétrant dans la petite pièce blanche, mon regard se fixe sur le dos dénudé de Kira O’Reilly; celui-ci est tailladé, couvert de marques, légèrement ensanglanté. Je regarde droit devant moi et aperçois mon propre reflet tandis que je me tiens dans l’embrasure de la porte. En face de nous, un énorme écran de télévision transmet en direct l’image vidéo de l’artiste, qui est assise sur une chaise recouverte d’une serviette blanche, à côté de laquelle est placée une autre chaise, vide, nous renvoyant l’image de nous-mêmes spectateurs. Mes mains, moites, ont altéré la couleur des gants chirurgicaux qu’on nous a demandé d’enfiler avant d’entrer. La pièce entière semble électrisée et, lorsque l’artiste m’invite à prendre place à ses côtés, ma peur atteint son paroxysme.

O’Reilly fait de son mieux pour me mettre à l’aise en prononçant quelques paroles réconfortantes; son ton et le choix de ses mots évoquent ceux d’une psychothérapeute qu’on vient consulter. Ils visent à rendre la scène psychologique que nous allons partager aussi sécurisante que possible. Son attitude hyper rassurante à mon endroit a un but : me laisser envisager la possibilité d’accepter l’invitation glissée dans l’enveloppe scellée que l’on m’a remise avant d’entrer, en attendant que ce soit « mon tour ». À moi donc de décider si je vais accepter de pratiquer sur son épiderme la courte incision dictée sans équivoque sur le carton d’invitation. Un cadre des plus sécurisants pour un acte risqué : la conscience d’être surveillée ne contribue pas à diluer ou à dissiper la tension – bien au contraire, elle ne fait que l’amplifier.

Je m’assois près de son corps dénudé, que revêtent les centaines de cicatrices laissées par les incisions pratiquées jusqu’ici, au fil des performances, depuis la toute première ayant marqué l’obtention de son diplôme en 1998. Certaines marques sont anciennes et ont l’apparence de plaies « qui guérissent », tandis que d’autres paraissaient récentes, certaines encore entachées de sang frais ou en train de sécher. Quelques-unes sont recouvertes d’un sparadrap. « Certaines personnes désirent faire une marque, d’autres appliquer un pansement », explique O’Reilly. Pour ma part, je sais que je ne veux pas couvrir la blessure. Je ne veux pas effacer ces marques. Je décide de ne pas me servir du scalpel que je tiens entre les mains, de ne pas laisser ma propre marque sur le dos de l’artiste. Je lui dis que je voudrais calmer ses blessures. Doucement, je pose les doigts sur les différentes plaies. « Ce que vous faites est merveilleux », me dit-elle. Je ne sais pas trop ce que je fais.

Suite à cet échange, O’Reilly me demande de la tenir dans une pose stylisée de pietà tandis que nous contemplons ensemble sur l’écran l’image inversée de la scène. Le sens des mots « douleur » et « souffrance » y est inscrit de manière indélébile, peu importe mon désir de les effacer – comme pour les lésions sur la peau de O’Reilly –; il m’est impossible de « dissimuler » les marques du traumatisme, même si j’eus espéré que quelque chose, dans ma présence même, parvienne à communiquer l’apaisement. Un moment d’une tendresse extrême, troublé tout de même par mes mains agitées, qui ne savent où se poser, qui ne couvrent pas les cicatrices mais sont plutôt attirées par elles, intuitivement, alors que la trace chaude de ma main atteste de leur présence. Lorsque nos yeux se rencontrent, que toutes deux nous nous regardons, nous nous étudions, l’intimité du moment est rompue par mon incapacité à transcender la représentation de la douleur et de la souffrance contenue dans ses yeux. Dans mon esprit, l’acte de marquage est désormais inextricablement lié à l’acte de blesser. Le spectacle de la souffrance est logé au creux de mes bras, il est bercé par des mains qui, chez un autre « collaborateur », auraient accepté l’invitation d’y laisser une marque – d’infliger la douleur, d’actualiser la souffrance.

Les œuvres vivantes de Kira O’Reilly sont empreintes d’une pulsation précaire, alimentée par le terreau brut des incertitudes. Sa pratique de la performance, liminale, prive l’auditoire des structures esthétiques susceptibles de lui procurer la distance qu’il recherche; elle repousse le rôle de « témoin » ou de «spectateur» en faisant d’«autrui» un proche collaborateur. Dans ces œuvres postmodernes, accepter l’invitation d’être de la partie (et de prendre parti), c’est assumer le risque, comme j’entends le démontrer ici, de faire l’expérience d’une déstabilisation radicale de l’intégrité corporelle et psychologique.

La provocation est l’élément moteur de ce « duologue » conçu pour remettre en cause le jeu complexe des dimensions psychologiques, esthétiques, physiques et morales. Vous voilà convié, en tant qu’« autre », à vous introduire dans l’extraordinaire cadre intime créé par l’artiste, galvanisé par le risque, un espace au sein duquel les frontières entre soi et l’autre s’altèrent radicalement et les limites du soi sont fréquemment rompues. L’expérience est toujours captivante, indéniablement exigeante; elle provoque une inexorable réaction viscérale. O’Reilly est une artiste dont les œuvres exposent délibérément l’interdépendance entre attraction et répulsion sur les modes multiples de la révélation, suscitant presque invariablement un « malaise » chez les membres de son auditoire devenus collaborateurs et complices.

Dans un article précurseur publié en 1978 sous le titre « Le risque comme pratique de la pensée », François Pluchart propose une analyse de l’art du risque qui a vraisemblablement jeté les fondements des pratiques de performance observées aujourd’hui, où le spectacle de la souffrance, le corps « endolori » et la créature « liminale » occupent une place importante. Je propose de revenir ici sur ces notions, de retracer les conditions de leur émergence et de leur manifestation continue dans l’art performance contemporain, tout en analysant de manière critique en quoi, chez O’Reilly, la carence de verbalisation est une manifestation du sujet noué en elle.

Les performances extraordinaires de O’Reilly sont nourries par le désir de : [...] créer quelque chose de réel qui dépasse la simple représentation [...] au sujet de choses que je n’arrive pas à exprimer par des mots [...] comme si le langage me trahissait [...] ou les mots me manquaient [...] (1).

Le désir de mettre en scène cette carence de verbalisation s’exprime métaphoriquement chez O’Reilly par une démarche évolutive axée sur l’art corporel, et, littéralement, par ses performances si caractéristiques, au cours desquelles la peau est rompue dans une tentative de « pratiquer une fente » d’où surgiront les significations qui lui échappent. Toutefois, c’est une démonstration (abjecte) d’hystérie de la part de O’Reilly qu’elle met au jour, un mal-aise autrefois considéré comme « beaucoup de bruit pour rien ». Cette « fente » apparemment vide est en fait loin de l’être. La rupture de l’enveloppe du corps provoque le déversement d’un jeu complexe de significations et de conséquences disparates alimentant les enjeux culturels derrière le signe de la coupure et de ce qu’il pourrait dévoiler. Cette marque et son actualisation par la performance sont fortement chargées des récits et discours dérivés de l’anthropologie, la sociologie, la religion, la psychanalyse et la politique. Le nœud de significations qu’elles laissent entrevoir appelle l’analyse et l’articulation.

À partir de ces récits entremêlés, ce que O’Reilly réussit à exprimer, et de manière tout à fait éloquente, c’est la volonté de placer ses performances sous le signe de l’ambiguïté. En refusant de « fixer le sens de son œuvre », elle réaffirme son désir de faire en sorte que ce « moment partagé » entre elle et autrui « soit » la performance. En conviant son auditoire à accepter de jouer un rôle, elle l’incite à agir de manière réceptive et à s’approprier un fil de l’écheveau que crée le nœud de significations.

Les œuvres volontairement ambiguës de Kira O’Reilly oscillent entre trois idées fondamentales : elles peuvent s’appréhender par l’intermédiaire des textes de Michel Foucault sur le « spectacle de la souffrance », de la notion d’abjection étudiée par Julia Kristeva et de l’analyse contemporaine d’Elisabeth Bronfen sur l’hystérie. Je tenterai ici une brève incursion vers la théorie psychanalytique et l’approche phénoménologico-existentielle élaborée sous l’influence de R. D. Laing. Sans l’analyse de Laing, la tentation pourrait être forte de glisser vers l’incompréhension et les conjectures de nature biographique pour finalement invalider la proposition radicale de O’Reilly. En effet, Laing avait lancé cette mise en garde : « Voir des “signes” de la souffrance, ce n’est pas observer de manière neutre (2). »

Dans Surveiller et punir (1975) (3), Michel Foucault propose une démonstration poussée de la théâtralité implicite dans les méthodes et systèmes; cette approche conceptuelle peut servir à éclairer ici le rôle de la catharsis dans les performances risquées de O’Reilly, en empruntant notamment à la figure du spectacle de la souffrance. L’analyse de Foucault met en lumière le passage d’un mécanisme de punition fondé sur l’exercice (collectif) de la violence sur le corps, à un dispositif (invisible) de surveillance et de purification de l’âme. J’aimerais proposer ici qu’il est possible d’établir une parenté entre cette idée et l’émergence de la notion d’intimité dans l’art du risque, dans sa forme et son contenu.

D’après Foucault, lors des séances rituelles de punition collective, les spectateurs jouissaient – au contraire de ceux qui participent aux performances de O’Reilly – d’une distance réconfortante, tout en étant situés entre deux postures esthétiques complexes : la représentation et la présentation, supporter la souffrance et en être témoin. On pourrait argumenter qu’à l’instar de cette disparition du spectacle « traditionnel » de la souffrance au profit du système carcéral, les performances extrêmes des années 1960 et 1970, véritables épreuves de l’endurance et des limites du corps humain, ont été remplacées par des manifestations qui mettent en scène un mode de surveillance de plus en plus intime. Selon moi, l’image de la douleur aurait subi une évolution dans l’art performance; en effet, il se serait effectué un déplacement entre le siège même de la douleur et de son observation vers l’espace relationnel qui unit artiste et spectateur.

Cette notion de surveillance accrue entre artiste de la performance et spectateur se perçoit également dans l’augmentation du nombre de performances destinées à « un seul et unique spectateur ». L’hypersurveillance domine désormais la scène, et le regard se convertit en agent dynamique entre les deux parties en présence. Depuis 2003, O’Reilly fait invariablement appel à ce procédé, tout comme d’ailleurs un nombre croissant d’autres praticiens de la performance et de l’art public. Une forme de surveillance mutuelle, un état de vigilance et d’observation extrêmes qui, dès le premier instant, plongent les acteurs en présence dans une intimité inéluctable. En se servant de ce procédé pour amplifier des scènes déjà provocatrices en soi, O’Reilly réussit à la fois à me séduire et à me frustrer.

À partir de là, comme le souligne Lauren Berlant, « la thérapie imprègne la scène intime (4) »; les rôles d’analyste et d’analysant font surface et se fixent sur l’un et l’autre acteur, transformant l’espace scénique en ce que Peggy Phelan appelle « la scène psychique ». L’anxiété intense que nous éprouvons, en tant que spectateur, à l’idée d’observer l’acte de l’incision et son résultat, ou d’y collaborer, nous force à nous questionner sur notre envie de nous retrouver dans cet espace avec O’Reilly et sur notre part de responsabilité dans ce rapport marqué tant par l’ambivalence que par la douleur.

La démarche de Kira O’Reilly est profondément influencée par ses représentations de l’hystérie et ses performances sur les méthodes de traitement de ce trouble. En 1998, en vue de l’obtention de son diplôme, O’Reilly avait exécuté une performance intitulée Bad Humours / Affected, dans laquelle elle avait présenté un ancien traitement consistant à placer des sangsues sur la peau des hystériques dans l’intention de les « guérir ». Une série de performances exécutées entre 1999 et 2002 sous le titre Wet Cup a suivi, toujours sur le thème de l’extraction de sang « malade », mettant cette fois en scène l’ancien rite chinois de l’application de ventouses. De toute évidence, le thème de l’hystérie sert ici de motif pour illustrer des rituels de purification et de désintoxication du sang censées maîtriser ou traiter, par des interventions médicales, les femmes indisciplinées. À l’époque, on cherchait à « purifier » l’âme et le corps féminin en imposant aux intéressées une sorte de purge cathartique.

Anna Furse, auteure et metteure en scène de la pièce Augustine: Big Hysteria, m’a confié, lors d’une conversation, qu’elle avait été frappée par la propension de O’Reilly à fétichiser l’hystérie, en raison du plaisir évident que celle-ci manifeste dans la douleur et à travers elle, une attitude qui contraste avec l’image et la réalité des signes assimilés à l’hystérie. Conjugué à la décision de mettre en scène des traitements contre l’hystérie, le refus d’assumer le rôle de la victime aurait pour effet, chez O’Reilly, de fétichiser l’existence tourmentée de l’hystérique, dominée et définie selon les conceptions patriarcales de la raison et de l’intellect. L’artiste ne parviendrait pas à exprimer la détresse du spécimen captif. Ces propos de Furse m’ont incitée à réexaminer cette question fondamentale. En réalité, ce n’est pas tant l’absence de traitement de la détresse de l’hystérique qui pose problème, mais plutôt le fait que O’Reilly accentue uniquement la théâtralité du phénomène au lieu de s’intéresser à ses causes ou à ses structures. Pareille analyse soulève en effet des considérations qui se sont répercutées dans toute ma réflexion sur cette démarche.

La vulnérabilité implicite et explicite présente dans les performances de O’Reilly, en tant que manifestation de l’hystérie, peut être analysée à la lumière de l’analyse d’Elisabeth Bronfen sur le phénomène. D’après celle-ci, le code de l’hystérique est imprégné de « la vulnérabilité de l’identité [...] ou peut-être par-dessus tout, de la vulnérabilité du corps, du fait de sa mutabilité et de sa mortalité (5) ».

En artiste intelligente et sensible, O’Reilly sait qu’elle provoque des émotions conflictuelles. Elle en est consciente, à cause des multiples façons dont elle s’expose, voire se surexpose. Son ouverture – au propre et au figuré –, son refus de fixer le sens, et son invitation à partager la responsabilité de l’acte exacerbent cette vulnérabilité et suscitent la peur, tout en exerçant une profonde fascination.

Un point qui m’apparaît très important en ce moment [...] c’est [...] cette idée [...] de tendre autant que possible vers la vulnérabilité dans mon travail, de proposer à un auditoire une démarche dont je ne maîtrise pas le déroulement, et que ce soit précisément cela qui soit important – ne pas en connaître l’issue [...] vouloir prendre un risque véritable (6).

Le fait de retourner le regard permet à O’Reilly de créer un «spectacle de la souffrance» qui s’assume comme tel. Sa souffrance est maîtrisée, discrète, disciplinée, tandis que la nôtre nous semble sous surveillance.

Juxtaposée à ce renvoi du regard, la représentation délibérée d’un sujet hystérique s’accompagne, chez O’Reilly, d’un plaisir sadique mais feint, tout en donnant vie à une émotion de même nature chez son ou sa complice, comme l’explique ici Georges Didi-Huberman :

En ce qui concerne l’hystérie, tout médecin peut difficilement s’abstenir d’être témoin, en tant qu’Artiste, de la beauté d’un corps dans les affres de la douleur [...] nous sommes là face au problème de la violence du regard dans ses prétentions scientifiques (Georges Didi-Huberman – « L’invention de l’hystérie », cité dans Introduction to Augustine: Big Hysteria) (7)

Est-il possible de lire dans cette représentation de la « douleur magnifique » de l’hystérique les éléments d’une sémiotique sadomasochiste ? L’artiste crée un espace de profonde intimité et de surveillance étroite qui peut aussi laisser transparaître le plaisir scopique qu’elle-même éprouve, dévoilant un nœud de significations sexuelles.

[...] permettre à la victime d’observer, d’être témoin de sa propre soumission au moyen de miroirs, de photographies ou de la vidéo [...] un théâtre scopique essentiellement. Ici, comme sous tous les autres rapports, le but recherché, c’est l’ambivalence, bien entendu : plus cette ambivalence est extrême et paradoxale, plus le risque augmente, et plus la réintégration ressentie à la fois par le sadique et le masochiste est grande (8).

Fait indiscutable, la mise en scène du risque orchestrée par O’Reilly procure du plaisir. Sans être rigoureusement sadique ou masochiste, l’artiste semble également chercher à dissoudre les frontières, dans le but de représenter ce que Cynthia Marshall, dans The Shattering of the Self: Violence, Subjectivity and Early Modern Texts (John Hopkins University Press), considère comme un désir masochiste et paradoxal d’anéantissement du soi.

Comment interpréter mon va-et-vient entre mes accusations à l’endroit de O’Reilly et mon envie de la « protéger » ? Est-il possible que s’opère chez moi un déplacement de la sollicitude que j’éprouve pour la véritable hystérique-victime, qui serait à l’origine de ce « regard psychiatrique occidental » oscillant dont parle Victoria Pitts dans In The Flesh: The Cultural Politics of Body Modification (New York, Palgrave MacMillan Publishing) ? S’il m’était donné de fixer le sens des petites incisions parsemées sur le corps de O’Reilly, si je pouvais y lire des signes culturels reconnaissables, est-ce que j’en tirerais du réconfort ? L’expérience du risque se dissiperait certes. Ce que j’éprouve à la vue de ces marques innombrables, c’est du ressentiment face à la nécessité de leur conférer une signification. Si l’acte doit nécessairement porter un sens, si celui-ci se trouve dans le geste de couper, alors je me trouve mêlée à l’affaire, j’ai une part de responsabilité. D’où ma panique. Et si les plaies, en tant que signes, traduisaient à la fois la douleur et le plaisir ? Serais-je en train d’endosser le rôle de la thérapeute, dans ma tentative d’interpréter pour le bénéfice de O’Reilly les gestes que pose une hystérique sur la scène psychologique qu’elle s’est inventée ? La rupture du soi résonne dans cet espace d’une extrême intimité; en rompant le cadre d’interprétation, O’Reilly met l’esthétique à mal. La dissolution des frontières reflétée sur l’épiderme de sa peau embrouille la ligne de démarcation entre la réalité et la représentation, l’art et la vie, le risque et le danger. La répulsion et l’attrait brouillent mon sens du jugement. Je tourne le dos au risque que je prends moi-même pour tenter de considérer, une fois encore, ce que O’Reilly arrive peut-être à illustrer, ce « nœud de significations imbriquées ».

L’évocation apparemment audacieuse que fait O’Reilly de l’incompatibilité radicale entre le dedans et le dehors et sa représentation de l’abject s’observent dans chacune des sept performances publiques données par l’artiste de 1998 à 2005, qui mettaient toutes en scène l’acte d’incision. Le plus troublant, c’est la nature du désir qui pousse l’artiste à se révéler par la béance de sa chair. À la différence de Giovanna Maria Casetta ou de Franko B (inconnus de certains eux aussi), O’Reilly ne recourant pas à des méthodes comme l’emploi de ponctions pour « trouer » la chair, privilégiant plutôt un acte s’accompagnant du spectacle silencieux de la souffrance. La technique de saignée qu’elle privilégie s’accompagne toujours de l’inscription d’une marque précise sur sa peau. Cette caractéristique, je la réinterprète comme une invitation à blesser. L’acte qui consiste à faire cette marque est un geste temporel, il actualise le processus de guérison qui s’ensuivra. Il pose aussi problème puisque tout ce que nous arrivons à faire, c’est imaginer l’intensité de la douleur que nous pouvons causer – souvent amplifiée, d’ailleurs, par rapport à ce que l’artiste ressent réellement. L’invitation à collaborer se limite à ce seul geste, infliger la douleur imaginée, alors que l’observation du processus de guérison n’appartient qu’à O’Reilly.

Au cours d’une performance intitulée Unknowing, exécutée en janvier 2000, le jour de son anniversaire, O’Reilly fit appel au rituel des ventouses. L’artiste fournit un compte-rendu fascinant de son expérience, qui laisse entrevoir l’image qu’elle perçoit d’elle-même en tant que « créature liminale ». À mes yeux, son commentaire illustre bien la figure de l’abject et ses connotations cathartiques de purge et de purification.

Tandis que le sang s’écoulait peu à peu [...] j’ai eu l’impression que ma peau, cette fragile membrane qui sépare le dedans du dehors, n’arriverait plus à me contenir. Plus tard, les ventouses de verre ont été retirées et le sang a pu s’écouler librement; j’ai été prise d’un vif sentiment de soulagement, ce qui m’a étonnée. Le sang et le brandy coulaient de partout. Je puais; j’ai tourné la tête en direction de mes invités et tenté d’établir un contact visuel (9).

L’issue potentiellement cathartique de l’abjection physique est une considération fondamentale face à la tâche de démêler l’écheveau invisible du sujet noué qui habite O’Reilly. La catharsis est l’exutoire et l’abjection, la condition temporelle et physique nécessaire à l’épanchement libérateur; elle s’appuie sur la scopophilie partagée pour explorer les frontières du soi et celles d’autrui. Faire l’expérience de cette révélation exige une conscience préalable de la fragilité et de la malléabilité du corps, ainsi qu’une ouverture d’esprit et une identité forte. La représentation bouleversante de l’identité hystérique que propose O’Reilly offre une occasion précieuse d’accepter un risque unique, susceptible de transformer notre conception des limites psychologiques et physiques de l’être humain.

Au moment de rédiger ces lignes sur l’art corporel pratiqué par Kira O’Reilly, me revient sans cesse à l’esprit le conseil de la professeure Amelia Jones sur l’importance de maintenir une tension entre soi et le sujet de son propos. Une tension impossible à ignorer en l’occurrence. Les œuvres de O’Reilly sont difficiles, bouleversantes, répulsives et magnifiques à la fois. Elles réussissent toujours à me fasciner, évoquant pour moi cette réflexion de Julia Kristeva sur notre propension à chercher un sens aux œuvres radicales qui résistent à la verbalisation :

Il ne s’agit pas tant de se demander «Pourquoi font-ils ceci et non pas cela?» mais plutôt «Pourquoi cela nous intéresse-t-il?» N’est-ce pas parce que leur carence de verbalisation nous interpelle? Et lorsque nous contemplons ce vide, nous avons le sentiment d’être appelés, peut-être pas choisis, précisément, mais à tout le moins appelés (10).

Plongés dans l’intimité de l’espace créé par O’Reilly, l’expression brute qui nous est révélée par l’inscription pratiquée dans la chair de celle-ci a un rapport étroit, comme le souligne Kristeva, avec l’entreprise risquée qu’est le dévoilement – de l’artiste et de nous-mêmes : « Écrit-on autrement que possédé par l’abjection, dans une catharsis indéfinie (11) ? »

NOTES

(1) Kira O’Reilly, entretien avec l’artiste, Bristol, 11 mars 2004.

(2) R.D. Laing, Le moi divisé. De la santé mentale à la folie, Paris, Stock, 1992. [Trad. libre]

(3) Michel Foucault, Surveiller et punir ; naissance de la prison, Paris, Seuil, 1975.

(4) Lauren Berlant, « Intimacy: A Special Issue », Critical Inquiry, no 24 (hiver 1998), p. 281.

(5) Elisabeth Bronfen, The Knotted Subject: Hysteria and its Discontents, Princeton, New Jersey Princeton University Press, 1998, p. xii.

(6) Kira O’Reilly, narration accompagnant la vidéo Shhh Succour, NRLA, 2002.

(7) Anna Furse, Augustine: Big Hysteria, p.4.

(8) Steve Connor, The Book of Skin, London, Reaktion Books, 2004, p. 43.

(9) Kira O’Reilly, dans A. Heathfield, A., dir., Small Acts: Performance, the Millennium and The Marking of Time, London, Black Dog Publishing, 2000, p. 117.

(10) Julia Kristeva, in Toril E. Moi, The Kristeva Reader, Oxford, Blackwell Publishers Ltd, 1986, p. 28. [Trad. libre.]

(11) Julia Kristeva, Les pouvoirs de l’horreur, essai sur l’abjection, Seuil, 1983, p. 246.

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