Du rôle de la contemplation au cinéma
Du rôle de la contemplation au cinéma. Quelques propos autour du travail récent de Richard Kerr.
Le travail de la critique n’est pas seulement de distinguer les bons films des mauvais. Il est aussi d’évaluer dans tous les films-symptômes ce qui reste de cette essence supposée pour situer combien le dispositif du cinéma s’y trouve confronté à tous les dispositifs qui l’assiègent. Raymond Bellour (1)
Du 4 novembre au 23 janvier dernier, la Cinémathèque québécoise accueillait Industrie / Industry, une exposition des œuvres récentes de Richard Kerr qui nous rappelle que le cinéma ne se limite pas à la simple projection d’un élément film dans une salle plongée dans le noir (2). Si l’artiste ne renonce pas tout à fait à ce dispositif – la pénombre enveloppant les différentes œuvres dans les salles d’exposition –, c’est qu’il explore différentes modalités de déploiement de la mise en espace de l’expérience cinématographique, poussant plus loin une démarche entamée au milieu des années 1990, alors qu’il entreprend, parallèlement à sa démarche de cinéaste, la réalisation d’installations.
D’ailleurs, lorsqu’on pénètre dans la salle Norman-McLaren de la Cinémathèque, on repère rapidement une pratique pour laquelle Kerr est déjà connu : la conception de boîtes lumineuses présentant des bandes de pellicules à plat (3), créant des entrelacs et des damages réalisés, comme le reste de l’exposition, à partir de près de cinquante bandes-annonces trouvées dans un ciné-parc (4). Si, de loin, ces boîtes ressemblent à des mosaïques ajourées – offrant des jeux de coloris rappelant une certaine tendance de la peinture géométrique abstraite et de l’art optique –, de près, on remarque que la lumière qui éclaire les photogrammes par l’arrière ne les projette pas dans l’espace, selon leur destination première, mais leur donne une sorte d’« incandescence », qui leur permet de s’imposer dans toute leur richesse graphique.
Ce rapprochement physique de l’œuvre permet au visiteur, pour peu qu’il ait suivi la production hollywoodienne des dernières années, de reconnaître la provenance des bandes qui ont servi à la fabrication des motifs tressés. Mais ce premier plaisir de reconnaissance est rapidement entravé par les entrecroisements de pellicules qui compliquent la lecture en brisant l’effet de linéarité et de narration. Dès lors, l’attention est invitée à se déplacer sur un seul photogramme, favorisant, encore un peu plus si besoin était, une impression de fétichisme que les loupes mises à la disposition des visiteurs renforcent considérablement (5). Une telle expérience de lecture de l’œuvre rappelle une remarque de Roland Barthes à propos de l’opinion courante sur le photogramme, que l’on considère comme un sous-produit lointain du film, un échantillon, un moyen d’achalandage, un extrait pornographique (6) ».
Mais Barthes faisait également remarquer une chose plus importante, à savoir que notre perception du photogramme se fait toujours à travers l’idée qu’il est « une réduction de l’œuvre par une immobilisation de ce que l’on donne pour l’essence sacrée du cinéma : le mouvement des images (7). » Devant cet étalement de la pellicule, ceux qui ont pratiqué le montage de film percevront des fragments de temps, un temps cristallisé en une norme ici rendue caduque, les 24 images par seconde de la projection du cinéma sonore, alors que les autres enclencheront de mémoire le déroulement du film, qui ne saurait jamais être le film réel. Paradoxalement, dans les deux cas, cela réaffirmera le temps arrêté, suspendu, des segments exposés.
Après cette observation rapprochée, alors que le visiteur prend du recul pour se diriger vers une autre des œuvres ou vers la deuxième salle de l’exposition, il redécouvre la boîte lumineuse comme tableau et constate, avec un certain étonnement, qu’il n’existe pas une distance idéale de lecture de l’œuvre, que celle-ci est conçue dans cet espace ambivalent, et non ambigu, afin d’assumer les deux espaces de lecture simultanément (8).
Cette ambivalence, on la retrouve aussi dans le titre même de l’œuvre présentée dans la seconde salle de l’exposition : Demi-monde, un diaporama constitué de photogrammes tirés des mêmes bandes-annonces et qui, cette fois, ont été retravaillés. Dans son acception littérale, l’expression renvoie à des individus ayant des mœurs et des comportements équivoques, ce qui pourrait s’appliquer à l’usage que Kerr fait de ces images. Cependant, elle signale aussi une sorte d’entre-deux, un lieu intermédiaire qui pourrait être celui de l’espace d’exposition lui-même, entre la section consacrée à la pellicule exposée et celle de la projection. L’expression laisse aussi entendre un des modes opératoires de la fabrication des images, soit leur dédoublement et leur séparation, celles-ci ne donnant plus à voir qu’une parcelle du monde qui les imprégnait initialement, car les 160 diapositives sont composées de deux demi-segments de photogramme. Certains de ces fragments juxtaposés l’un au-dessus de l’autre sont identiques ou très similaires, ce qui, par moment, donne une impression étrange, puisque dans plusieurs cas on reconnaît bien les éléments de la représentation, tandis qu’en d’autres occasions la superposition de deux ou trois couches de photogrammes rend la lecture de l’image extrêmement ardue. De plus, un certain nombre de ces diapositives ont été retravaillées à la main de façon à donner une plus grande unité et une plus grande homogénéité à la surface. Il serait donc vain de chercher à déterminer l’usage exact qui est fait de l’expression demi-monde, d’autant plus que sa polysémie rend admirablement compte de l’indécidabilité qu’induit l’œuvre dans sa réception.
La diffusion de ces diapositives, qui se déroule sur 80 minutes, s’effectue à l’aide de deux projecteurs, qui, à tour de rôle, permettent de voir une image dont la luminosité va diminuer peu à peu pour laisser place à l’image suivante. On se retrouve donc à scruter des photogrammes projetés sans pour autant se retrouver devant une image figée ou gelée. Parce que leur succession ne s’organise pas selon une modalité narrative – bien que le spectateur puisse induire du récit à partir des dissolutions entre les images –, mais selon des rapprochements plastiques, le visiteur peut aborder l’œuvre à n’importe quel moment de son déroulement, ce que favorise la diffusion en boucle.
Les enchaînements par dissolution ne donnent pas le même rendu que si les mêmes images étaient simplement projetées les unes à la suite des autres à l’aide d’un support film, car ce dernier procédé tendrait à produire une métamorphose de formes, comme on peut en retrouver chez Stan Brakhage ou encore chez le jeune cinéaste expérimental montréalais Karl Lemieux du collectif Double négatif. Il s’agit plutôt de donner l’impression que l’on entreprend un voyage optique à l’intérieur d’un véritable tableau abstrait. Cette impression est renforcée par le rythme passablement lent de la projection et par la présence, sur les murs latéraux de la pièce, de deux agrandissements cibachrome de photogrammes manipulés réalisés sur de la cire d’abeille, ce qui augmente encore plus la texture des images (9).
Bien que les images projetées sous la forme de diapositives soient privées de leurs sons d’origine, des enceintes acoustiques placées au plafond de cette section de l’exposition remplissent la pièce d’une sorte de grondement ponctué reprenant quelques-uns des effets sonores propres à traduire l’idée de vitesse. Tout en teintant la réception du diaporama, ce son est celui du film projeté dans la dernière salle. Il s’agit donc moins d’une tentative de spatialiser le son que de tirer parti de la contamination occasionnée par la concomitance des œuvres due à l’exiguïté des lieux. Il est en quelque sorte l’annonce de ce qui va venir, une invitation à poursuivre le circuit de l’exposition. On décèle un raisonnement du même type dans le choix de laisser paraître de chaque côté de l’écran du diaporama les fluctuations lumineuses de la projection du film Hollywood décollage (2004). Il est clair néanmoins qu’au-delà du caractère pratique de ce choix, en plaçant les enceintes acoustiques si loin de l’écran de projection, derrière le projecteur, on a voulu souligner le fait que le son est lui aussi, même si on a trop peu tendance à la remarquer, l’objet d’une projection dans l’espace, tout comme les images du film.
Hollywood décollage est le résultat d’un nouveau montage produit à partir du matériel utilisé par Kerr pour Collage d’Hollywood réalisé en 2003 (10). Comme dans le film original, plutôt que de chercher à subvertir le matériel représenté sur ces bandes – qui reposent sur un langage cinématographique extrêmement appauvri –, Kerr et ses acolytes ont tiré parti de ce matériel passablement riche au plan graphique, exploitant particulièrement bien son caractère saccadé, orchestré autour du gros plan et des scènes d’explosion. Ce parti pris contraste fortement avec le rythme de la deuxième salle et singularise le film dans l’ensemble de la production expérimentale, où l’on joue plus volontiers avec le ralenti extrême, flirtant bien souvent avec l’arrêt sur image. Malgré ce recours au même matériel de base, les deux productions se distinguent sur plusieurs composantes esthétiques. C’est le cas par exemple pour la manipulation d’images, omniprésente dans le film de 2003 et reléguée en périphérie de certains fragments de Hollywood décollage. De même, la structure de composition temporelle du film Collage d’Hollywood se trouve jouée en synchronie dans le film réalisé en 2004, par la division de l’écran en deux et parfois trois sections. Tout le segment autour du film The Cell de Tarsem Singh est à cet égard un véritable morceau d’anthologie. Malgré ces réorganisations formelles, Hollywood décollage ne constitue pas une version grand public, facilement accessible, du travail de l’artiste. Simplement, on se trouve placé devant une autre des potentialités tirées de l’étude des bandes-annonces trouvées, ce qui montre bien la richesse de la démarche de Kerr.
Il est évident que Hollywood décollage, tout comme son prédécesseur, appartient à la catégorie des œuvres issues du found footage (films trouvés), type de cinéma qui s’articule autour d’un redéploiement des images « trouvées » selon un nouvel agencement. Cependant, son contexte d’exposition en modifie considérablement les enjeux. Kerr semble vouloir tirer parti de son matériel de base et jouer sur l’effet de prévision. Comme chacun le sait, la bande-annonce vise à nous appâter vers la salle de cinéma en nous mettant en appétit, c’est-à-dire en réveillant nos envies et en organisant ce que les spécialistes du cinéma hollywoodien ont théorisé sous la désignation « d’horizon d’attente (11) ». Pourtant, dans le travail de l’artiste, ces mêmes bandes apparaissent comme imprévisibles : bien qu’on les reconnaisse, on est laissé sans savoir devant elles, aveuglé par notre désir non assouvi.
Détourné de notre rôle de simple spectateur, tel du moins que l’entend le cinéma commercial, ces images surgissent sous la forme de prémonitions qui laissent entrevoir, dévoilent, notre propre regard qui mue sous l’influence des films dont sont issues les bandes-annonces utilisées par le cinéaste. « Ce qui complique tout en apparence, comme disait Gilles Deleuze, c’est que la même forme sert au créatif et au commercial (12) . » Cet aspect paradoxal de la création, qui se retrouve au cœur même de la conception de cette exposition, est mis à profit pour montrer les méfaits de l’imagerie commerciale industrielle. Ce que signale cette exposition – comme aujourd’hui tout le cinéma expérimental –, avec beaucoup plus d’acuité que dans le passé, c’est que notre regard est de plus en plus pensé hors de nous (d’autres diraient qu’il est déjà totalement soumis au schématisme industriel) et qu’il tend à nous échapper. Face à cette dépossession de notre subjectivité, Kerr nous invite à expérimenter une forme de résistance aux visées du complexe de divertissement hollywoodien afin de ne pas devenir totalement étranger à nous-mêmes.
NOTES
(1) Raymond Bellour, « La querelle des dispositifs », Art Press, no 262, novembre 2000, p. 48-49.
(2) L’exposition a été remontée à la Galerie Emmersive de Toronto du 8 avril au 8 mai 2005, selon une autre formule impliquant plusieurs modifications majeures, et sera présentée dans le cadre du Seoul Film Festival du 1er au 14 septembre 2005.
(3) La Cinémathèque québécoise possède dans ses collections des boîtes lumineuses de Kerr qu’elle expose en permanence dans les espaces adjacents à sa salle d’exposition.
(4) Cet élément en apparence anecdotique ne l’est pas lorsqu’on considère la place de ce dispositif de diffusion cinématographique dans la construction de l’idée du médium en Amérique du nord.
(5) À la rubrique « Fétiche, fétichisme » de leur Dictionnaire théorique et critique du cinéma, Jacques Aumont et Michel Marie indique que « le fétiche, c’est aussi le cinéma en son état physique, les rouleaux de pellicule, tout ce qui se rattache au film en tant qu’objet matériel. » Jacques Aumont et Michel Marie, Dictionnaire théorique et critique du cinéma, Paris, Nathan, 2001, p. 79-80.
(6) Roland Barthes, « Le troisième sens », dans L’obvie et l’obtus. Essais critiques III, Paris, Seuil (Tel quel), 1982, p. 59.
(7) Ibid.
(8) À propos de la distinction entre les termes ambivalence et ambiguïté, voir Sarah Kofman, Conversions. Le marchand de Venise sous le signe de Saturne, Paris, Galilée, 1987, p. 27-28.
(9) Cette utilisation de la cire semble jouer aussi un autre rôle, soit de pointer, par référence au travail laborieux des abeilles, le mode de production du projet. Cette lecture métaphorique est loin d’être innocente si l’on considère que c’est autour de la figure emblématique de Kerr que chacun vaquait à ses occupations, selon son champ d’expertise et sa spécialisation, consacrant quelque 10 000 heures de travail en studio et en laboratoire, afin de donner forme à son projet. Dans le catalogue de l’exposition, Michael Rollo expliquait d’ailleurs que selon lui : « The title for the installation, Industry is appropriate to show how this film was constructed; it was a systematic division of labour with each of us performing a specific task research and preparation, image manipulation,assembly which reunite in the final product ». [Le titre de l’installation, Industry, est approprié, car il montre comment ce film a été construit; ce fut une répartition systématique du travail, où chacun avait sa tâche – recherche et préparation, manipulation de l’image, assemblage – tâches qui ont été réunies dans le produit final. (Trad. libre.)] Brett Kashmere et Michael Rollo, « Re-making collage d’hollywood », dans Brett Kashmere (éditeur), Industrie / Industry. Œuvres récentes / Recent works by Richard Kerr, 2004, DVD & DVD-ROM exhibition catalog, s.l., Telecine Editions, p. 53.
(10) Ce film faisait partie du très beau programme Trouble : Hollywood vu par le cinéma d’avant-garde mis sur pied par Brett Kashmere et Astria Suparak présenté lors de la dernière soirée de l’exposition.
(11) Pour un aperçu des enjeux liés à cette notion, voir Hans-Robert Jauss, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, 1978.
(12) Gilles Deleuze, « Le cerveau, c’est l’écran », Cahiers du cinéma, no 380, février 1986, p. 25-32.