L'image recadrée
L’image recadrée
Mapping calendar, Espace virtuel, Chicoutimi, du 17 mars au 17 avril 2005
Nous vivons l’ère de l’obscène, du dérivé à l’infini, de la montée aux extrêmes, de la production sans destination. L’ère de la multiplication virale et de la germination folle. L’ère non seulement de la perte du sens mais de l’impossibilité, apparemment définitive, de toute refondation signifiante. L’art, bien sûr, n’en est pas exempté, lui qui, du moins dans certains des discours simplets dont il s’accompagne parfois, se complaît dans un nomadisme confortable, un métissage qui n’engage à rien, ou un type d’interactivité rudimentaire telle que peut en produire une simple intervention mécanique du spectateur ou de l’auditeur. Autant de courbettes, souvent inconscientes, à la mondialisation néolibérale et au marché triomphant dont ce sont là quelques-uns des slogans les plus efficaces. Autant de vertus de convenance qui épousent, prétendument pour s’en distraire, les qualités du cancer qui nous ronge. Piètre politique du vaccin et de l’immunité élective.
Mais, timides encore par leur nombre, des résistances s’organisent, un frein se met aux délires mondialistes naïfs, une distance critique tente de donner un sens moins banal à la pluralité parfois proche de la confusion dans laquelle le sujet contemporain, pour le meilleur et pour le pire, aime à se reconnaître. Parmi les diverses pratiques qui, ça et là, semblent prendre leurs distances d’une certaine euphorie performative médiatico-esthétique, l’entreprise, patiente et exigeante à la fois, d’Anne Penders est une des plus rigoureuses. Et des plus séduisantes. Parce que, sans agressivité inutile, elle lance au spectateur un véritable défi, celui de recombiner les images offertes pour les rejouer en un autre récit, individuel et même « mineur », par opposition à ces grands récits dont la fin, vaticinée par Lyotard, sert désormais d’excuse à toute démission postmoderne.
Car à partir du lieu commun de la photo de voyage, personnelle, journalistique ou même « artistique », c’est à la remise en jeu des images que son œuvre s’attache. Et c’est là plus qu’une inversion facile, de la photo de voyage au voyage de la photo, et du souvenir de voyage au voyage du souvenir. Car il ne s’agit, dans ces changements d’accent qui affectent des genres convenus, de rien de moins que la réinvention du cadre. Ce cadre sans quoi l’image, comme le reste, n’est que grouillement informe.
Dans le labyrinthe
Il sera donc question, d’entrée de jeu, dans l’exposition tenue à Espace virtuel, de construire un exemplaire stylisé de l’édifice mythique qui représente, depuis les Grecs au moins, le lieu de tous les recentrements commandés par l’épreuve volontaire de la perte de tous repères : le labyrinthe.
Labyrinthique en effet la façon dont l’image et le texte se déploient sur les surfaces de la galerie : à des endroits divers pour chaque séquence d’images, un texte est pris comme une légende mais dévoyée – dans la mesure où, malgré certains rapprochements, ces courts poèmes ne sauraient être pris pour des modes d’emploi. S’ils invitent à « lire », comme le veut l’acception latine du terme « légende », ce n’est pas tant telle image ni même telle séquence mais le lieu imaginaire et réel qui les a vues naître. En ce sens, ils représentent eux aussi des instantanés. En outre, le texte lui-même est traité comme une image : il se dessine sur le même fond noir que chaque photographie et, par ailleurs, il court aussi le long de grandes banderoles, évoquant irrésistiblement des oriflammes chinois ou japonais, qui tombent du plafond pour former autant de murs légers faits de tissus et de mots. C’est d’ailleurs un autre effet de labyrinthe que cet entrecroisement, opéré sous l’angle de la disposition des textes dans l’espace, lignes verticales et horizontales redoublant celles des murs de la galerie. On pourrait même aller plus loin et voir, dans ce relatif échange des rôles, le texte traité comme une image et l’image transformée en « mot » par son inclusion dans la chaîne de chaque séquence ordonnée comme un syntagme, l’une des magies opérées par Dédale, architecte et maître des illusions, constructeur d’espaces imaginaires tout autant que réels. Ce même « dédale » qui, chez les Grecs, devenu nom commun, désigne toutes sortes d’objets hybrides, en particulier ceux constitués de matières réputées incompatibles telles que tissu et métal, par exemple.
La circulation incessante, on l’aura compris, est représentée dès le titre qui insiste sur la réversibilité : Mapping calendar. C’est, comme le traduit plus ou moins le sous-titre français de l’exposition, une « cartographie du temps », mais c’est aussi, à l’inverse, ce qu’on pourrait appeler une temporisation des images, si l’on donne à « temporisation » le double sens d’inscription du temps et de signe de son suspens, lieu bifide en quelque sorte de la « différance » derridienne. Ainsi le point de repère temporel que devient l’image, avec toutes les condensations qu’elle permet, est à la fois l’équivalent de la madeleine proustienne, c’est-à-dire une recomposition perpétuelle du souvenir, sa remise en jeu dans le flux de la conscience, et une façon de donner une substance au temps, de le rendre visible, de le « documenter ». Encore que cette documentation-là n’est surtout pas de l’ordre de la preuve mais propose au contraire l’incertaine affirmation d’une épiphanie sans sujet puisque c’est celle de l’apparaître même. D’autant plus qu’un certain nombre d’événements de l’histoire récente sont évoqués par un autre texte en forme de fil de presse qui court en continu au bas du mur de la galerie, comme une ponctuation ironique de ces images qui ne les évoquent surtout pas. Comme si, tandis que court, artificiel et finalement sans ancrage, le discours officiel du monde, un murmure personnel faisait entendre son contrepoint fait d’émerveillement au monde et aux regards des êtres.
Ni thématique ni documentaire au sens strict, l’organisation des séquences répond plutôt à une logique « musicale » : chaque photo y tient la place d’une note sur la partition du défilement mural et comme telle, se combine à d’autres, antérieures ou postérieures dans l’ordre équiprobable de la lecture qu’on en fait, puisque dépendant du choix du visiteur qui peut commencer l’exposition par la paroi de gauche ou par celle de droite. Chaque image est ainsi susceptible d’entrer dans la composition d’un accord, un accord qui bien évidemment devra sa forme à la perception du spectateur, à son discernement, à sa capacité de voir des analogies ou des rapports d’inclusion ou de causalité. Ainsi la partition aura autant d’interprétations qu’il y a de visiteurs, non pas au sens banal (et faux) d’un renvoi intangible à la sensibilité et à la mémoire de chacun, mais déployées au gré de sa fantaisie ou de ses fantasmes, selon ses capacités propres de composition – ce qu’on pourrait, à bon droit, appeler sa créativité.
Le travail de l’image
Devant la moire incertaine des signes, le visiteur est comme Thésée au labyrinthe : il doit composer avec eux, non certes, comme le héros grec, pour se refonder en tant qu’individu (encore que…), mais pour fonder sa lecture et pour se laisser guider par elle puisqu’elle est son Ariane. L’analogie doit être, me semble-t-il, poussée plus loin : comme dans le mythe où Ariane représente la mémoire de celui qui est oublieux par nécessité (puisque le labyrinthe est aussi le lieu de l’oubli non seulement inévitable mais salutaire), la lecture ne se fonde que sur des souvenirs dont elle est née, ceux-ci étant au moins autant ceux qu’a gardés le visiteur de ce qu’il vient de voir que ceux, hors cadre, que telle ou telle image pourrait évoquer en lui. Certes on ne saurait évacuer tout à fait la mémoire individuelle et ses surgissements inattendus, mais le travail de Penders m’apparaît attaché à en organiser le suspens au profit de la mémoire immédiate des images disposées en parcours. Ce parcours par lequel elle a d’emblée remis en jeu aussi sa propre mémoire. Il ne s’agit plus, en effet, sur le mur, de faire apparaître un au-delà du mur en trouant imaginairement la surface verticale de ces échappées dans l’impondérable que sont tous les souvenirs – on leur donnerait tout leur sens, en fait de trous dans le mur, en évoquant ces détails de l’architecture militaire du Moyen-Âge qu’on appelle « meurtrières », puisque le souvenir est aussi une blessure du présent –, mais au contraire de constituer ici et maintenant une sorte de piège à conscience en déployant les sortilèges d’une autoréférentialité conviviale. La véritable interactivité est là, dans cette proposition de jeu avec des images immobiles qui n’appartiennent qu’au passé de l’artiste, sans être toutefois de nature privée, ou si elles le sont, de façon à jamais secrète.
Loin de l’obscénité contemporaine – combien d’artistes actuels nous exhibent avec complaisance, sous prétexte d’œuvre, les narcissiques retailles de leur quotidien le plus irréductible! –, Penders installe son espace privé dans l’allusion : ces images ne sont pas indifférentes, elles sont incontestablement signées d’un regard. Mais la coïncidence spatio-temporelle qui appartient à son passé de voyageuse, le rapport qui s’institue sans doute encore en elle entre tel paysage et tel moment de sa vie, tout cela reste de l’ordre de l’indicible et se trouve convoqué comme tel : une absence constitutive de ce présent de l’image et du texte que le mur, là, nous invite à vivre comme un partage et un activisme, un engagement en un mot. L’œuvre ainsi déployée se remet totalement en jeu à chaque regard qui la parcourt, elle est aussi une véritable performance dans la mesure où chaque installation qu’en ferait Penders est susceptible, on le sent, d’une autre redistribution des images et des textes. Performance certes figée, vue du spectateur, mais qui ne perd pas pour autant son dynamisme irréductible, un peu comme la musique de Bach dont l’écriture savante et extrêmement concertée ne fait jamais oublier l’improvisation qui l’a d’abord fait naître. L’art n’est-il pas, justement, cet espace où ne se pose plus la question, académique au fond, du discernement entre ce qui est intentionnel, visé, prévu, consciemment organisé, et ce qui est advenu, en cours de pratique, comme un don des dieux que seule une critique positiviste peut interpréter comme un miracle alors que c’est le résultat du « travail », dans tous les sens, actif et passif, du mot, y compris, bien sûr, celui qui renvoie à l’enfantement.
Cette possibilité, toujours ouverte, d’une recomposition d’où pourrait surgir encore un autre de ces « miracles » se trouve d’ailleurs discrètement indiquée par l’aménagement, dans l’exposition et en faisant partie d’un point de vue sémiotique, d’une sorte d’espace-repos : une table basse sur laquelle sont négligemment jetés photos et textes, comme autant de cartes à redistribuer. Ainsi se trouve également évoquée la parenthèse qui encadre toujours tout voyage : avant, cartes et images servant à le préparer; après, les mêmes objets qui le font revivre. Il y a toujours, l’exposition le dit bien, un ailleurs temporel du voyage.
Le regard retrouvé
Et chaque image, à son niveau, semble aussi évoquer un ailleurs, mais inatteignable celui-là et même non identifiable, puisqu’il s’agit plutôt de ce qui n’est pas dans la photographie et pourtant lui donne une partie de son sens : le point spatio-temporel que le cadrage a «croqué», comme on dit presque familièrement mais en pensant aussi au « croquis » et à sa rapidité subreptice, croqué, c’est-à-dire à la fois immortalisé et défait. Mainte image de l’exposition souligne cet effet de clignement, de prise à la dérobée, par sa composition propre où souvent les premiers plans sont flous ou noyés dans un noir tel qu’on ne voit presque plus la différence d’avec les cartons, noirs également, sur lesquels les photos sont montées. Ainsi, par exemple, une carte routière pendue au mur peut-elle paraître légèrement animée, comme par un courant d’air qui la fait ressembler à un léger rideau. C’est à cette image que s’est accroché mon souvenir personnel de l’exposition, sans doute parce qu’elle semble rassembler en elle-même, véritable légende secrète, tous les matériaux, visibles et invisibles, et tous les mouvements combinatoires qui font de Mapping calendar une épiphanie sans cesse recomposée du regard et de ses objets fugaces.
À une époque où la visibilité est devenue obsessive, rendant du même coup paradoxalement insignifiant le visible, Penders offre au spectateur de son exposition un « voyage » dont le parcours se fait sur la répartition, la distribution des images, leur articulation, leur syntagmatique, leur insertion dans une séquence; ce visiteur vite captif est incité, par la disposition même de ce qu’elle lui offre à voir, à risquer un autre parcours, plus secret, un parcours guidé par l’analogie, en forme de discrets rappels, qu’entretiennent visiblement les unes avec les autres ces images décidément bien mobiles.
Et ainsi, curieusement, c’est une déflation de l’image qu’opère Penders : en recentrant le flot obscène dans un ordre souple et générateur, elle lui redonne une scène; en proposant en filigrane de cette multiplicité d’images une géométrie d’épure, elle met en jeu une pédagogie du multiple et du discontinu, c’est-à-dire en fin de compte une éthique de l’altérité.
Entre elle et nous, entre cette Ariane au fil discontinu et le visiteur de son labyrinthe, se tisse un de ces rapports faits d’une impression légère d’aléatoire que vient cependant inquiéter le sentiment impérieux d’une nécessité secrète et un peu obscure, un de ces rapports, rares, qui seuls méritent le nom d’interactifs.
Cela s’appelle une rencontre. Cela s’appelle un regard.
Et qui nous rend la vue.