Dossier | Une cinéplastique généralisée
Une cinéplastique généralisée
Par Thierry Davila
L’histoire de la pensée est pleine d’exemples illustres qui montrent combien une certaine forme de réflexion est liée à une certaine forme de déambulation. Ainsi l’école aristotélicienne dite péripatéticienne – du grec péripateîn, qui signifie se promener – pratiquait l’enseignement de la philosophie en marchant, liant l’apprentissage de la pensée et la nécessité du déplacement. Plus proche de nous, Rousseau faisait des rêveries du promeneur solitaire un des ferments de la philosophie et du rapport idéalisé à la nature. Nietzsche était un grand marcheur. Dans le sud-est de la France existe toujours le chemin dit du philosophe : il conduit le promeneur des bords de la Méditerranée au sommet du village d’Eze. C’est en arpentant cette voie que Nietzsche confie avoir conçu la première partie de son Zarathoustra. D’ailleurs, au début du 19e siècle, Karl Gottlob Schelle, philosophe, ami de Kant, n’a-t-il pas rédigé L’art de se promener (1), un texte bref dans lequel il décline différents types de déambulation ?
Ces quelques exemples historiques suffisent à montrer combien le déplacement physique conditionne aussi un certain type de déplacement psychique : penser c’est se déplacer. Cette relation d’équivalence entre le mouvement et une certaine forme de production, entre la marche et la création, a été explorée par les artistes en Occident depuis bien longtemps. On peut schématiquement diviser cette exploration en deux moments bien distincts dans l’histoire. Le premier, qui prend place de la Renaissance à la fin du 19e siècle, traite la figure du marcheur pour elle-même, c’est-à-dire comme un sujet à illustrer dans des images qui représentent l’action de l’arpenteur. C’est alors, de Masaccio à Rodin, un traitement allégorique de la figure de l’homme qui marche qui est proposé à travers plusieurs de ses figures (le pèlerin, le manifestant, le juif errant...).
Cette histoire connaît, à la fin du 19e siècle, un bouleversement majeur. La chronophotographie (Étienne-Jules Marey, Edward Muybridge) – qui fait de la figure de l’homme qui marche un de ses thèmes de recherche majeurs – tente de saisir le mouvement même de la marche, la loi du déplacement des corps dans le temps et dans l’espace. À ce titre, elle s’éloigne franchement d’un traitement allégorique du sujet au profit d’une vision plus phénoménologique du transport, qui capte le déploiement du déplacement pour lui-même. Et c’est bien la marche comme phénomène qui est ici traitée et qui motive les recherches de Marey et de Muybridge, et non pas la déambulation comme thème. Ces recherches sont très tôt prises en compte par les artistes. Duchamp – Nu descendant un escalier, 1912 –, les futuristes intègrent dans la réalisation de leurs propres images les acquis photographiques qui s’efforcent de rendre compte de la mobilité en tant que telle.
On pourrait qualifier ces recherches de cinéplastiques, mot qui synthétise la prise en compte du mouvement – la Kinésis grecque – et sa transformation plasticienne, sa prise de forme. Ce terme a été créé en 1920 par l’historien de l’art Élie Faure, dans un article consacré au cinéma dont le propos était notamment de souligner la dignité artistique du septième art, comparable, selon lui, à celle des beaux-arts. Aujourd’hui nous vivons – esthétiquement mais aussi au quotidien – sous le règne d’une cinéplastique généralisée, sous la loi, mondaine, du déplacement producteur de formes de vie et celle, artistique, de la dérive comme outil d’invention de formes plastiques à tel point que l’on peut qualifier la cinéplastique, en reprenant la formule de la philosophe française Catherine Malabou (qui elle-même a pensé ce concept à partir de Bergson), de «schème herméneutique moteur (2)». Cela signifie que le déplacement comme processus de mise en forme, de prise de forme, est aujourd’hui la loi de notre rapport au monde, qu’il en est un moyen de lecture et de description.
Dès les années 1920, les surréalistes ont entrepris des marches hasardeuses pour perdre pied avec la ville, imaginer un autre rapport au monde environnant. Dans les années 1950, les situationnistes ont pratiqué les dérives psychogéographiques – terme qui exprime d’emblée le lien entre le déplacement physique et sa traduction psychique – pour créer un rapport différent avec la métropole construite et cartographiée, pour dépayser le contexte et inventer une distance vécue avec ce qui est le plus proche, le plus immédiat, le plus quotidien mais aussi (et pour cette raison, le plus méconnu). Mais de telles expériences de déplacement concernaient une poignée d’individus isolés, des groupuscules en marche.
À partir des années 1960, une génération entière d’artistes fait du transport le moyen de construire des œuvres dans des espaces naturels (désert, montagne), le moyen d’investir le paysage, loin des villes et des lieux historiques de la modernité. Land Art, Earth Art, c’est à chaque fois partir ailleurs pour marcher et pour créer qui est en jeu (3), «la nature» fournissant l’écrin dans lequel prend place la déambulation productrice de formes. Ici, l’action du corps mobile est le ferment d’un investissement à grande échelle du contexte dans lequel l’art a lieu, un art qui s’exprime alors dans ce que Rosalind Krauss a appelé un «champ élargi (4)».
Dans les années 1980 et 1990, la cinéplastique confirme son emprise sur les pratiques artistiques les plus contemporaines, lesquelles s’expriment à présent exclusivement dans les villes, dans les mégapoles de la planète. Il s’agit là d’une évolution importante dans la mesure où elle signe une manière de retour à la déambulation telle que Benjamin, à la suite de Baudelaire, a pu la penser et pour laquelle la figure du flâneur «qui va herboriser sur le bitume (5)» reste essentielle, même si des références à la dérive situationniste existent. Ici, «la ville est le terrain véritablement sacré de la flânerie (6)», et c’est cette situation urbaine qui prévaut largement aujourd’hui, au point que l’on peut parler de l’existence d’un piéton planétaire dans ces pratiques qui mêlent déplacement et production de formes à même le tissu urbain et la ville globale, à même les battements, les pulsations de la mégapole.
De Gabriel Orozco à Francis Alÿs et au groupe italien Stalker qui, dans la lignée des situationnistes, explore la marche comme pratique collective, la cinéplastique est une exploration systématique des possibilités de déplacement : déplacements du regard, déplacements des protocoles artistiques, déplacements des perceptions du quotidien le plus immédiat, pour amener l’art vers des zones interstitielles dans lesquelles une autre ville existe et se construit, dans lesquelles une autre réalité actuelle est en train d’émerger. D’autres créateurs utilisent aussi la marche dans leur travail (Mona Hatoum, Sophie Calle, Fabrice Hyber, Dennis Adams, Laurent Malone...) mais d’une manière plus ponctuelle, plus circonstancielle, faisant du déplacement un moment dans des processus généraux de production et non pas un schème herméneutique porteur et exclusif. L’oeuvre de Janet Cardiff occupe une place à part dans ce panorama. Ses Walks sont des déambulations sonores proposées au spectateur dans des paysages donnés et dont elle fixe le protocole qui amène tout un chacun à suivre les pas de l’artiste dans des espaces qu’elle a préalablement arpentés. À chacun donc de mettre en œuvre sa cinéplastique (7).
Comment, d’ailleurs, synthétiser en quelques mots au moins un des éléments qui structurent cette prise de forme du mouvement comme marche, cette invention de formes dans et comme déplacement ? Comme le flâneur baudelairien, le piéton planétaire actuel arpente la mégapole en prenant son temps – n’oublions pas que Benjamin cite l’exemple de flâneurs qui, à Paris, dans les passages, autour de 1840, circulent en promenant des tortues, signe distinctif et preuve d’un rapport inouï à la durée –, en s’abandonnant au rythme propre à la découverte buissonnière de l’univers, ce qui lui permet de fixer son attention sur un monde horizontal émergeant au ras du sol, ce qui lui donne le loisir de baisser les yeux. Et parce qu’il est disponible à un tempo non marchand, socialement et économiquement improductif, il est, plus que quiconque, incité à regarder ce tissu urbain bas, situé dans des zones de circulation qui déclassent l’univers élevé des constructions dominantes.
C’est là une position très différente de celle, verticale et un brin triomphale, habituellement accordée à tout créateur et à tout spectateur. Par ce biais, le flâneur découvre une ville ignorée et négligée – une sorte d’amnésie urbaine – dont il enregistre les humeurs et les soubresauts, les métamorphoses et les états. Une mégapole pulvérisée, fragmentaire, voire en lambeaux, incarnée dans des restes, dans des débris, s’offre alors aux circonvolutions de la flânerie dont l’artiste entreprend de dresser le panorama imparfait, microscopique et bricolé. Ainsi Orozco a-t-il, avec sa pièce Yielding Stone (1992) – une boule de plastiline, équivalent à son propre poids, qu’il pousse devant lui avec ses pieds lorsqu’il arpente les rues de New York, et qui enregistre toutes les aspérités du sol mais aussi qui récolte les menus objets ignorés peuplant plus ou moins discrètement le bitume –, inventé un outil de mémoire qui récapitule ses marches en faisant l’inventaire hasardeux du paysage urbain traversé. De même, Alÿs avec The Collector (1991-1992), un petit chien en fer posé sur quatre roulettes tiré par l’artiste, au bout d’une corde, et qui renferme un aimant puissant, lequel attire à lui tous les débris métalliques rencontrés durant la flânerie, peut-il dresser l’état des lieux qu’il arpente en conservant les restes de ses escapades, leurs portraits à travers des fragments trouvés. Ici, le piéton planétaire est au plus près du flâneur baudelairien et benjaminien : il devient l’archiviste voire l’historien de la ville ignorée, déclassée et réduite en miettes; il est l’entomologiste de la mégapole horizontale, muette, basse. Dans cette mémoire réactivée, la cité moderniste se trouve mise à distance au profit d’un rapport différent au contexte urbain que seul le déplacement, la déambulation, rendent possible. Une autre histoire – de l’art – et un autre regard – plastique – sont alors inaugurés.
Telle est la cinéplastique : une façon de redécouvrir l’immédiat, ce qui est à portée de main, ou plutôt une autre manière d’inventer – de découvrir et de produire – la ville globale, la mégapole actuelle, à partir de circuits et de trajets singuliers. Ce sont ces gestes qui habitent massivement la création contemporaine, des actes discrets mais qui n’en sont pas moins intenses et tranchants, décisifs et uniques. John Brinckerhoff Jackson a développé, dans son oeuvre, l’idée d’une «hodologie» – terme forgé initialement par le psychologue Kurt Lewin –, qui est chez lui une science ou une étude des routes (8). La cinéplastique généralisée invente son savoir sur des voies qui ne peuvent pas être connues, qui ne peuvent pas être étudiées par une science, sur des routes qui sont des tracés toujours renouvelés, toujours à reprendre : des chemins qui n’existent qu’au moment où nous en faisons l’expérience et qui ne livrent d’eux-mêmes que des humeurs inframinces.
NOTES
1. Karl Gottlob Schelle, L’art de se promener [1802], préface et traduction P. Deshusses, Payot&Rivages, Paris, 1996.
2. Catherine Malabou, La plasticité au soir de l’écriture. Dialectique, destruction, déconstruction, Léo Scheer, Paris, 2005, p. 33.
3. Pour une histoire de la marche depuis la Renaissance jusqu’à la période actuelle, voir le catalogue de l’exposition du musée Picasso d’Antibes, Un siècle d’arpenteurs. Les figures de la marche, RMN, 2001. Pour une analyse plus détaillée de la période contemporaine, voir Thierry Davila, Marcher, créer. Déplacements, flâneries, dérives dans l’art de la fin du XXe siècle, Éditions du Regard, Paris, 2003. Pour une histoire de la marche d’un point de vue plus littéraire, voir Rebecca Solnit, L’art de marcher [2000], trad. O. Bonis, Actes Sud, Arles, 2002.
4. Rosalind Krauss, «La sculpture dans le champ élargi», L’originalité de l’avant-garde et autres mythes modernistes [1985], trad. J-P Criqui, Macula, Paris, 1993, p. 111-128.
5. Walter Benjamin, Charles Baudelaire. Un poète lyrique à l’apogée du capitalisme [1955], trad. J. Lacoste, Payot, Paris, 1979, p.57.
6. Walter Benjamin, Paris, capitale du XXe siècle. Le livre des passages [1982], trad. J. Lacoste, Cerf, Paris, 1989, p. 439.
7. Pour une présentation générale de cet aspect du travail de Janet Cardiff, voir l’article de Andrea Urlberger, «Walk in my footsteps…», Cheminements. Les carnets du paysage, n°11, Actes Sud et l’École nationale supérieure du paysage, p. 170-183.
8. Sur l’hodologie, voir Gilles A. Tiberghien et Jean-Marc Besse, «Hodologique, suivi de quatre notes conjointes», Cheminements. Les carnets du paysage N°11, op. cit., p. 6-33. De John Brinckerhoff Jackson existent plusieurs ouvrages dont Landscapes. Selected Writings, édité par E. H. Zube, The University of Massachusetts Press, 1970; The Necessity for Ruins and Other Topics, The University of Massachusetts Press, 1980; Discovering the Vernacular Landscape, Yale University Press, New Haven et Londres, 1984; A Sense of Place, a Sense of Time, Yale University Press, New Haven et Londres,1994.