Dossier | Féminin, féministe? L’art des femmes en question… Quelle position adoptée par la jeune génération des artistes françaises ?

Julie Gauthier

Féminin, féministe? L’art des femmes en question…
Quelle position adoptée par la jeune génération des artistes françaises ?
Par Julie Gauthier

Les femmes artistes vont garder le statut «d’exception» au sein du milieu de l’art jusqu’au début des années 1960, date à laquelle elles commencent à imposer leur présence, de manière massive et irréversible. Féministes, militantes ou faisant cavaliers seuls, elles s’expriment enfin dans tous les domaines artistiques, de la peinture à la sculpture, et investissent de nouvelles pratiques telles que la performance, la photographie et la vidéo, encore peu utilisées. En affirmant ainsi leur droit à la création, les femmes deviennent actrices de leur mise en image et non plus simples objets de représentation idéalisés par les hommes. Maîtresses de leur destin, elles s’approprient le droit de s’auto-représenter, et ce nouveau pouvoir devient pour elles un réel vecteur d’émancipation. L’image de la Femme se voit ainsi totalement détrônée au profit de l’expression d’identités multiples. Les femmes passent du statut d’objet à celui de sujet, en prenant possession de leur image, en affirmant leur identité sexuelle autant qu’artistique.

Mais que reste-t-il aujourd’hui de ces engagements ?
Au sein du mouvement féministe américain des années 1970, deux formes opposées d’affirmation de soi se mettent en place. D’un côté, un certain nombre d’artistes – telles Linda Benglis, Suzanne Lacy et Leslie Labowitz, Adrian Piper, Martha Rosler ou Hannah Wilke – choisissent de militer pour leur condition, de lutter contre les violences faites aux femmes, contre le statut de femme-objet, de femme passive recluse dans le domaine du privé, et remettent en cause l’autorité masculine. Elles choisissent ainsi de mettre leur pratique au service de l’émancipation féminine, et revendiquent leur liberté sexuelle. Souvent associées au mouvement postmoderne, ces artistes mêlent innovations plastiques (performance, vidéo et photographie, installation ou intervention in situ) et discours militant pour faire passer, au plus grand nombre, leurs messages féministes.

D’autres, au nom de la différence, cherchent à exprimer l’essence féminine qui les définit, partent en quête de leurs racines, se ré-approprient la puissance des déesses ancestrales afin de revendiquer pour les femmes un ancrage culturel et cultuel différent de celui des hommes. Artistes – telles Judy Chicago, Miriam Schapiro, Nancy Spero et Faith Wilding –, elles privilégient la singularité d’une pratique au «féminin», qui comporte, selon elles, un certain nombre de spécificités formelles (les techniques traditionnellement associées à des productions féminines et relevant de la sphère du privé, telles que la couture, le tricot, le patchwork et le canevas; les formes rondes, la spirale; les matériaux souples, la couleur rose, etc.) et s’identifient à certaines thématiques comme les références à un héritage féminin à travers les siècles, l’art de la matrice, le vagin comme symbole, etc. Axées sur une valorisation de l’univers féminin, ces expériences qui s’adressent avant tout aux femmes vont privilégier une approche séparatiste et non-mixte (galeries de femmes, publications de femmes, cours aux écoles des beaux-arts réservées aux étudiantes, expositions collectives exclusivement composées d’artistes femmes, etc.), au risque de rapidement tendre vers une certaine ghettoïsation. La revendication de ce que les Américaines appellent une central core imagery répond alors à la volonté première de partager une esthétique, une politique et des images communes, pour une approche théorique de la différence.

À la même époque, en France, le mouvement artistique féministe semble beaucoup moins organisé et se résume à des interventions ponctuelles et individuelles sur lesquelles peu d’archives sont aujourd’hui disponibles. Du travail de Nil Yalter, Nicole Croiset et Judy Blum sur la prison de femmes de La Roquette (1972), aux performances d’Encoconnage (1972) de Françoise Janicot s’emmaillotant de corde des pieds à la tête, en passant par la manifestation de Léa Lublin Dissolution dans l’eau, Pont Marie, 17 heures (1978) où sont symboliquement noyés les différents rôles attribués aux femmes par les hommes : «La femme est-elle prolétaire du sexe», «image immaculée» ou «propriété privée» ? De toutes ces œuvres d’artistes militantes, il ne reste que des souvenirs et quelques photographies. Pas de mise en perspective critique ou si peu (1), pas de publications ou de catalogues retraçant les bouleversements politiques et artistiques des années 1970 (2), contrairement à ce qui se fait aux Etats-Unis (3). Or, sans un certain nombre d’informations, sans une écriture de l’histoire des artistes féministes françaises, les jeunes générations ne peuvent prétendre à un héritage et à une filiation. Ce manque, d’ailleurs, transparaît aujourd’hui de manière insidieuse au travers de leurs parcours artistiques. D’un vecteur d’émancipation, la création féminine semble être devenue, en trois décennies, un vecteur de «féminin».

Si, à la fin des années 1960, la théoricienne Lucy Lippard et les artistes Miriam Shapiro et Judy Chicago ont élaboré une liste de récurrences dans les pratiques féminines, nous pouvons aujourd’hui reproduire l’expérience et constater que nombre d’entre elles sont toujours d’actualité. En effet, certaines particularités culturellement catégorisées comme étant de l’ordre du féminin sont encore présentes dans l’art des jeunes générations. À la différence que, loin de traduire une «essence féminine» telle une «donnée de nature», ces spécificités féminines posent aujourd’hui la question de l’influence des constructions culturelles et sociales du féminin et de la féminité sur la création féminine. Comprises comme des archétypes plastiques du féminin, ces récurrences représentent ce que j’ai choisi de nommer une «esthétique du féminin» contemporaine.

Le concept d’esthétique du féminin prend en compte un double héritage, tout d’abord la définition du féminin construite par la société patriarcale, c’est-à-dire un féminin, à l’origine, péjoratif, minorant et dévaluant lorsqu’il est utilisé pour qualifier les productions artistiques des femmes et qui permet de cantonner celles-ci dans le domaine de l’art mineur; et deuxièmement, un féminin défini par une certaine partie des féministes des années 1970 appelées les différentialistes ou essentialistes (nous préférons aujourd’hui employer le terme féministes «identitaires»), et qui s’avère être relativement identique au premier, si ce n’est qu’il est revalorisé et qu’il symbolise le droit à la différence. Qu’elle soit dévaluante ou valorisante, la définition du féminin reste donc la même et repose sur un ensemble d’archétypes et de stéréotypes sexués culturellement et socialement construits pour, du côté de l’organisation patriarcale, délimiter le champ d’action des femmes artistes et, du point de vue des féministes, s’approprier un territoire qui n’appartiendrait qu’à elles. Quel que soit l’angle d’analyse, le féminin peut donc être interprété comme un système clos sur lui-même; et l’esthétique du féminin, comme un espace autonome, fermé et enfermant, comme le résultat d’un «séparatisme esthétique».

Caractérisée par un ensemble de particularités formelles, techniques et thématiques traditionnellement et culturellement attribuées aux femmes dans le contexte de la société patriarcale, l’esthétique du féminin semble aujourd’hui avoir les faveurs du milieu de l’art français. Au niveau formel, on retrouve principalement l’utilisation massive des techniques du fil (broderie, tricot, canevas, crochet, couture et patchwork), une référence à l’ameublement et à l’art de la décoration (peinture sur tissu imprimé, technique du rembourrage, motifs décoratifs, papier peint), une préférence pour les couleurs pastels et roses, les paillettes et les perles ainsi que pour un certain nombre de formes sculpturales associées au féminin (protubérances rondes, globulaires et organiques, matériaux mous et sensuels).

Ainsi, l’artiste Ghada Amer (1963) coud sur toile ce qui s’apparente au premier regard à un magma filandreux et abstrait. Mais, sous le voile des fils se cachent des femmes en train de jouir, de se masturber, de s’offrir, provocantes, séductrices et lascives. Anne Brégeaut (1971) se transforme en Pénélope et brode d’inlassables «Je t’aime» sur un ruban rose long de sept mètres. Corinne Marchetti (1972) s’invente un univers de starlette entièrement brodé, où la petite Coco croise tous les personnages qui la font rêver, de Woody Allen à Paul McCarthy en passant par Courtney Love et la Fée Clochette. Anne Ferrer (1962) produit des fleurs géantes et sexuelles à l’aide de tissus aux couleurs écarlates. Matricielles, elles restent fermées telles des cocons de Skaï, attirants et sensuels. Phalliques, elles s’ouvrent sur des pistils surdimensionnés couverts de pustules de fourrure. Christelle Familiari (1972) réalise des objets crochetés de grosse laine, soit autant de vêtements ou accessoires symboliques (Demande de suçons), de structures instables (Portique) ou de chrysalides fragiles (Siège biplace) qui sont prétextes au toucher ou à la rencontre des corps. Quant aux petits tableaux d’Emmanuelle Villard (1970), ils sont séduisants comme des confiseries aux couleurs acidulées, pailletés parfois, clinquants et sensuels, toujours tactiles voire gustatifs. La matière picturale, appréhendée comme un aliment à cuisiner, se transforme en roses écrasées sur la surface de la toile, en tapis de bain formés par l’entrelacs de morceaux de tissu de récupération, en bas résilles abîmés par une fin de soirée houleuse, en confettis psychédéliques, ou en bonbons anglais à la réglisse.

Dans le domaine des thématiques, la question de l’identité féminine domine à travers la mise à nu du corps féminin érotisé, l’univers de la mode et le culte de la beauté, mais aussi par le biais de la narration autobiographique (histoires anodines du quotidien, auto-fiction de soi, amour, portraits). Si, en 1970, le personnel était politique, aujourd’hui le personnel n’exhibe plus que l’intimité d’un univers féminin, qui, malheureusement, n’est pas sans correspondre à un certain nombre de stéréotypes sexués que l’on croyait obsolètes.

Chez Nicole Tran Ba Vang (1963), le corps, à la plastique idéale, s’exhibe dans le subterfuge d’une lingerie double peau. Habit de nudité, le vêtement se confond avec la peau et vice versa, dans une parfaite symbiose entre l’être et le paraître, entre le nu et la parure. Avec Natacha Lesueur (1971), l’art de la parure se développe à la surface de la peau, sous la forme de bonnets de bain ou de chaussettes en aspics, de scarifications imprimées par des textiles de perles ou de résilles, d’empreintes de cataplasmes à la moutarde, et d’ongles taillés en formes de flèches saillantes. Marie-Ange Guilleminot (1960) transforme ses robes en surface d’inscription d’un événement ou d’une réalité corporelle : robe nombril, robe grain de beauté, robe de mariée armée de 7,8 kg de plomb, etc. Blanche, unisexe et indémodable, chaque robe est à la fois carapace protectrice et support d’exposition. Miss Lecroc (1966) décrypte les secrets de l’identité féminine grâce aux contenus des sacs à main. Développant sa pratique autour de menus travaux et d’analyse du banal en rapport avec un savoir-faire féminin, elle dresse ainsi un portrait archéologique de la féminité contemporaine. Sophie Calle (1953) construit toutes ses actions autour de la nécessité de combler les vides de sa vie et de collectionner les traces du temps qui passe. Qu’elle suive un homme à travers les rues d’une ville, qu’elle amoncelle ses cadeaux d’anniversaires, prenne en photo des inconnus invités à dormir dans son lit, se transforme en femme de chambre d’un grand hôtel afin de fouiller les effets personnels des clients, ou réinterprète les excentricités d’un des personnages du romancier Paul Auster, elle s’invente une biographie où se confondent le vrai et le faux, le réel et la fiction. De son côté, Anna Gaskell peuple son travail d’une horde d’adolescentes toutes plus perverses les unes que les autres, espiègles Lolitas ou infirmières menaçantes, à la fois victimes et bourreaux. Dans des maisons aux allures victoriennes ou au cœur d’une forêt démoniaque, des paires de jambes en collants blancs se font la chasse, se dénudent ou se flagellent, se ligotent ou se caressent. Le Pays des Merveilles est passé de l’autre côté du Miroir, et Alice s’ébat et se bat avec ses jumelles.

En France, où le féminisme a mauvaise presse, les jeunes générations de femmes artistes sont loin de revendiquer les mêmes engagements politiques et militants que leurs «prédécé-sœurs» des années 1970. Héritières des innovations plastiques et thématiques que leurs aînées ont su imposer dans leurs pratiques artistiques, elles semblent, pourtant, refuser toute volonté de prise de position politique. Or, de notre point de vue, dépouillées de toutes revendications et de toutes paroles affirmatives, ces pratiques dites «féminines» n’ont plus ni de valeurs subversives, ni de valeurs émancipatrices.

D’autre part, aujourd’hui surmédiatisées, les pratiques artistiques qui s’inscrivent dans le registre du féminin semblent bénéficier des faveurs du milieu de l’art français. Or, cette valorisation d’un art qui correspond à ce que l’on attend des femmes artistes, n’est pas innocente. Bien que les femmes aient dorénavant accès aux mêmes enseignements artistiques que les hommes, aux mêmes techniques, méthodes et matériaux, un présupposé – ou préjugé – persiste en effet : celui qui consiste à penser que l’art des femmes serait radicalement voire «viscéralement» différent de celui des hommes, qu’il serait reconnaissable, spécifique, singulier, parce qu’il aurait la propriété d’exprimer les qualités relatives au féminin. Cette recherche de la différenciation entre les pratiques des femmes et celles des hommes traduit l’influence des constructions sexuées qui s’exercent à la fois sur la manière dont les femmes artistes pratiquent l’art, et sur les jugements que d’aucuns peuvent porter sur leurs œuvres. Ainsi exploitée, l’esthétique du féminin devient normalisante et permet de cantonner les femmes dans un domaine qui leur serait réservé. Par une forme insidieuse de «renaturalisation» des pratiques féminines, celles-ci sont réduites à n’être que de «l’art féminin», dans le contexte de la culture patriarcale, tributaires d’une hiérarchie en leur défaveur.

Pour les femmes et uniquement pour elles, une parfaite identification entre le sexe de l’artiste (femme) et le genre (féminin) est ainsi organisée. Dans ce contexte, l’art des femmes reste du domaine de l’art mineur, tandis que celui des hommes relève du domaine de l’art majeur, parce qu’il est considéré comme étant le seul à pouvoir atteindre les valeurs universelles. Le particulier des hommes serait donc universalisable tandis que celui des femmes resterait de l’ordre du particulier. Et tous les acteurs de l’art, historiens, critiques, marchands ainsi que les artistes elles-mêmes participent à ce séparatisme sexué des pratiques artistiques et concourent ainsi à préserver la stabilité de l’organisation phallocentrée de la culture. Or, si l’art se met à fonctionner selon les dichotomies du masculin et du féminin, son espace de liberté risque d’en être considérablement diminué.

Depuis que les femmes se sont octroyées le droit de devenir artistes, et de ce fait de «représenter» les femmes (au sens de représentativité politique et de représentation iconographique), elles sont devenues responsables de leur image. Et quelle image dominante proposent-elles en l’an 2000 ? Narcissique, coquette, frivole, superficielle, mais aussi sensuelle, séductrice, sexuellement libérée, mais aussi rêveuse, insatisfaite, sentimentale, et pour finir, méticuleuse, patiente, collectionneuse, et fétichiste… en un mot, elles ne sortent pas des schémas culturels et sociaux construits par la société patriarcale. Or, la reconduction d’un certain nombre d’archétypes sexués par les artistes elles-mêmes n’est pas sans conséquence sur leur statut au sein du milieu de l’art, ni sur celui des femmes en général au sein de la société. Celles qui inscrivent leurs pratiques dans le registre du féminin deviennent ainsi – inconsciemment (?) – les dépositaires de la stabilité des constructions culturelles et sociales de la féminité, et leurs œuvres participent à la préservation de l’idéologie patriarcale.

En France, certaines artistes femmes tirent aujourd’hui profit de cette survalorisation de l’esthétiques du féminin : la différence les rend célèbre, constitue leur identité et les distingue. Or, les critères du «féminin» qui aujourd’hui les valorisent ont de tout temps été plus néfastes que bénéfiques aux femmes. La spécialisation des femmes dans le domaine du féminin ne peut plus être considérée comme synonyme de liberté. La singularité du dit féminin peut aujourd’hui sembler glorifiante parce qu’elle a les faveurs d’un phénomène de mode, mais demain, ce particularisme ne sera plus qu’un enfermement.

L’acte de création n’est pas un geste exempt de toute responsabilité. L’art étant un domaine symbolique, la représentation des femmes véhiculée par les artistes elles-mêmes à travers leurs œuvres n’est pas sans conséquences sur le culturel et le social. Parce que l’art est porteur de significations et de représentations du monde, les artistes femmes ont le devoir d’être attentives aux symboles qu’elles manipulent et aux images que leurs œuvres véhiculent. L’émancipation féminine et l’égalité des sexes sont en jeu.

NOTES
1. Cf. la critique d’art Aline Dallier et ses interventions dans la revue Les Cahiers du Griff, dirigée par Françoise Collin.
2. Excepté le catalogue de l’exposition Vraiment, féminisme et art organisée par Laura Cottingham, au Magasin de Grenoble, en 1997.
3. Cf. les ouvrages de Norma Broude et Mary D. Garrard, Feminism and Art History. Questioning the Litany (1982) et The Power of Feminist Art (The American Mouvement of the 1970s History and Impact) (1994); de Whitney Chadwick, Women, Art and Society (1990-1996); le très récent catalogue de Helena Reckitt et Peggy Phelan, Art and Feminism (2001); les anthologies de Hilary Robinson, Feminism - Art - Theory, An Anthology 1968-2000 (2001); et Amelia Jones, The Feminism and Visual Culture Reader (2003).

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