Enclaves lentes : montrer le temps La vie en temps réel. Mode ralenti. Espace Vox, du 22 mars au 26 mai 2002
Enclaves lentes : montrer le temps La vie en temps réel. Mode ralenti. Espace Vox, du 22 mars au 26 mai 2002
Écrit par Patrice Loubier
Si la vidéo est à l'évidence présente depuis longtemps dans l'univers des arts visuels, il semble bien qu'elle jouisse aujourd'hui d'un engouement tout particulier. Non seulement plusieurs artistes à s'être imposés dans les dernières années y recourent-ils largement (Shirin Neshat, Matthew Barney, Pierre Joseph ou Pipilotti Rist, par exemple), mais elle occupe une place croissante au sein des grandes expositions, le fort contingent d'oeuvres vidéographiques de la dernière Biennale de Venise en étant un exemple. Si bien qu'on se retrouve souvent, en pleine exposition d'art, s'asseyant pour regarder une projection. En accueillant ainsi les médiums de l'image animée, le champ des arts visuels se met à l'heure de l'industrie du divertissement et des médias électroniques qui dominent aujourd'hui la mimesis; il profite dès lors des effets de séduction qui leur sont inhérents, tout en se donnant les moyens d'étudier et de critiquer sur son terrain propre le fait de civilisation qu'ils constituent. Mais le phénomène a peut-être aussi à voir avec l'intérêt vivifié pour la réalité sociale et politique qui a cours aujourd'hui dans la création artistique. Tout en stimulant les forces vives de l'imaginaire par sa proximité avec le cinéma, la vidéo, en tant que technique d'enregistrement indiciaire, connote toujours une accointance avec les formes du reportage, de l'enquête, du document. Le second volet du diptyque La vie en temps réel, Mode ralenti, présenté au printemps 2002 à l'Espace Vox, constitue sans nul doute une pièce à verser à ce dossier. Des cinq oeuvres de cette exposition (de Jana Sterbak, d'Emmanuelle Léonard, de Vincent Lavoie, de Rodney Graham et de Klaus Scherübel, rassemblées sous le commissariat de Marie-Josée Jean}, trois usaient en effet de la vidéo - et cela bien que Vox ait pour mandat de se consacrer à la photographie contemporaine (en ce sens, Mode ralenti confirme la tendance observée lors du dernier Mois de la photo à Montréal). Nécessité de prendre compte des pratiques autres, limitrophes, pour témoigner des enjeux de la création photographique actuelle ? (Et pourquoi pas, après tout?) Obsolescence de la notion même de genre, due à la perméabilité croissante des frontières par lesquelles les différents arts étaient définis, naguère encore, par les aspects techniques de leur médium respectif ? Prédominance du dispositif de l'installation dans la façon dont les oeuvres se pensent aujourd'hui en vue du contexte de l'exposition ? Ou encore, serait-ce que le caractère de plus en plus englobant des technologies numériques réduit la pertinence d'une différenciation nette des arts de l'image ? On ne répondra pas à ces questions ici, mais on profitera de l'occasion qui nous est offerte de les poser pour nous pencher sur une exposition qui, en tant que telle, valait le détour. Et cela d'autant que par son thème même - le temps - , Mode ralenti porte précisément sur un objet dont la représentation a depuis toujours constitué une difficulté cruciale pour les arts de l'espace : comment en effet une image fixe comme l'est la photographie (et bien sûr, comme le fut avant elle la peinture) peut-elle arriver à figurer le temps, mobile et insaisissable par définition ?
La lenteur, urgence
Mode ralenti s'intéresse d'abord à un temps intimement lié à la réalité politique, celle de la vie commune - au sens le plus large que lui donne par exemple Tzvetan Todorov (La vie commune. Essai d'anthropologie générale, Seuil, Paris, 1995). La vie en temps réel est à cet égard un titre fort judicieux : il désigne le temps vécu, c'est-à-dire celui, subjectif, de l'individu en tant qu'il est défini et modelé par les temps plus « objectifs » de l'univers social. À la différence d'une exposition qui aurait montré une « cinétique » de la lenteur dans les phénomènes physiques ou naturels, par exemple, ou qui se serait attardée aux rites entourant le passage du temps, Mode ralenti met l'accent sur la phénoménologie du temps vécu, qu'il soit subi dans sa compacité résistante (épaississement de la durée chez Sterbak, aplanissement monotone d'un temps vide d'événement chez Lavoie) ou investi par l'individu comme exercice d'un retrait plus ou moins euphorique ou dissident (chez Léonard, Scherübel et Graham). C'est évidemment un lieu commun que de déplorer l'accélération du temps, sa raréfaction chronique (c'est le cas de le dire), et la compression du vécu psychologique au centre d'un télescopage toujours plus complexe de rythmes et de durées divergentes. Mais force est de constater que le temps représente bien pour nous, aujourd'hui, une zone conflictuelle, névralgique de notre expérience; de fait, la valeur accordée par nos sociétés au gain de temps, tout à la fois pierre d'assise et dividende escompté du progrès technique comme de la croissance économique, a pour effet pervers d'instrumentaliser la durée, de réduire notre expérience du temps (et le fait de l'existence avec elle) à une appréhension purement comptable. Plutôt que de jouir sereinement de son droit d'usufruit provisoire, l'être humain apparaît alors tel un promoteur soucieux, pressé de gérer au mieux son petit capital de temps. Mais prendre son temps, c'est aussi un peu l'oublier et consentir à le perdre, pour mieux en jouir. Qu'il y ait urgence, si l'on peut dire, à réinventer notre emploi du temps, l'exposition de Vox n'en est qu'un signe parmi bien d'autres. Pensons à ce groupe dit « les lents d'Amérique » qui, en juin 2001, instaurait à Montréal une première Journée de la lenteur; au « certificat de paresse autorisée » dont tout un chacun peut faire la demande à l'artiste Sylvie Cotton; à la fondation Oblomov. (1), mise sur pied par Maurizio Cattelan au début des années 1990 pour offrir une bourse à un jeune artiste à condition que celui-ci s'engage à rester inactif toute une année durant en n'exposant pas.
L'esprit de ces initiatives, notons-le, diffère de la conception du temps libre que se font le plus souvent les programmes d'urbanisme ou même les modèles de société utopistes : une période utile de récréation grâce à laquelle le travailleur refait ses forces et qui permet la réflexion nécessaire à l'exercice de ses responsabilités de citoyen. Bien plutôt, le retrait dans l'inaction, l'oisiveté pleinement assumée, le détournement du temps productif sont ici autant de manières de dissidence qui tournent le dos à l'idée même de fonctionnalité. On peut se demander si leur émergence ne signale pas une dégradation des conditions de travail aussi accablante en son genre (néolibéralisme et bradage de l'État-providence aidant) que celle qui, en pleine Révolution industrielle, incitait un Paul Lafargue à réclamer pour les travailleurs un Droit à la paresse (2).
Il est tentant de lier cette valorisation contemporaine du temps perdu - ou plutôt reconquis sur la finalité productive du principe de réalité - aux réflexions menées dans des ouvrages récents comme ceux de Roger-Pol Droit (101 expériences de philosophie quotidienne), de Pierre Sansot (Du bon usage de la lenteur), de Nicolas Bourriaud (Formes de vie. L'invention de sol), du sociologue Michel Maffesoli (L'instant éternel : le retour du tragique dans les sociétés postmodernes) ou de Michel Onfray (La sculpture de soi). Pour divers que soient leurs approches et leurs objets, ces réflexions impliquent toutes l'attention à temps qualitatif et non plus mécaniste, cherchant moins à optimiser notre maîtrise sur le monde qu'à cultiver l'intensité de l'instant et à amplifier notre présence au réel. Par les oeuvres qu'elle rassemble, l'exposition Mode ralenti contribue utilement à cette réflexion : on pourrait en inférer une « écologie », voire une éthique du temps (à la fois un examen de certaines formes de dégradation, et des propositions d'aménagement alternatif de la durée). En ce sens, l'activité professionnelle qui modèle largement nos vies, et à contre-courant de laquelle nous devons souvent créer un espace proprement nôtre, est un thème clé de cette exposition, qu'on retrouve, par exemple, dans les séries d'Emmanuelle Léonard et de Klaus Scherübel.
Quelques pas de côté.
Emmanuelle Léonard : Les travailleurs
La participation d'Emmanuelle Léonard à ce Mode ralenti constitue la deuxième actualisation d'un projet amorcé depuis quelques années : établir un portrait photographique du monde du travail. La série des Travailleurs consiste ici en un ensemble de photographies couleur de petit format, accrochées au mur en images uniques ou par groupes de deux ou trois, montrant des lieux de travail déserts (bureaux, usines, ateliers, boutiques, etc.), saisis comme au repos. Un feuillet permet au visiteur d'identifier les auteurs des images et leurs occupations respectives (4). Le caractère souvent banal de ces lieux, la qualité ordinaire des images aussi, contribuent à marquer l'authenticité et l'intérêt de ces photographies. Authenticité, parce que, peut-être afin de contourner l'épineuse difficulté que représente toujours la quête d'objectivité dans la pratique documentaire, l'artiste a choisi de se retirer de la circonstance de la prise de vues, en proposant aux travailleurs de photographier eux-mêmes leur environnement, leur confiant un appareil 35 mm, et n'intervenant qu'à l'étape de la sélection et de la combinaison des images obtenues. Le petit format des tirages qui sont présentés à Vox préserve la modestie inhérente à cette photographie amateur de facto; cette échelle suggère aussi, par la quantité relativement grande d'images qu'elle permet d'associer dans une même unité de lieu, comme par l'observation minutieuse qu'elle exige du spectateur, les denses et multiples micro-univers qui font la trame de l'univers social.
Précisons que la notion de travail est ici élargie au sens le plus large d'occupation : ainsi découvre-t-on un centre fédéral de recherche d'emploi, photographié par une chômeuse, alors qu'une autre participante, identifiée comme « femme au foyer », fournit une vue du réfrigérateur de son logis. Certains lieux ne laissent rien deviner de l'activité à laquelle le photographe s'y exerce: un salon tout ce qu'il y a de plus anonyme est celui du bureau d'un psychanalyste; une « salle d'entretien » rigoureusement impersonnelle du gouvernement du Québec a été choisie par un avocat comme son lieu de travail. Parfois, le choix opéré par Léonard crée des juxtapositions quasi loufoques : deux clichés d'un avocat associent par exemple une salle de cour avec la vue en gros plan d'un comptoir alimentaire. Mais au-delà d'un environnement tel qu'il est donné à voir à tel instant et des diverses déclinaisons du paradigme « travail » que propose cet ensemble, le « ça a été » de la photographie est peut-être ce qui importe le plus ici : il témoigne de l'attention agissante et de la conscience distanciée par lesquelles ces clichés ont chaque fois été produits.
C'est que la délégation du travail de l'artiste à un tiers - formule aujourd'hui fort prisée, et en passe de verser dans le stéréotype - se révèle ici pleinement justifiée : Léonard ne montre pas seulement des images de lieux de travail, mais les regards que les travailleurs ont choisi de poser sur eux. Cruciale dans un tel projet se révèle la fameuse qualité indiciaire de l'image photographique, dont le rôle dans la définition traditionnelle de ce médium, ébranlé ces dernières années par l'avènement de la technologie numérique, retrouve ici une pertinence inédite dans sa fonction d'arrimer l'image au réel. Le fait de confier la prospection d'images à des tiers implique une prise de vues atomisée, démultipliée en actes individuels. Le protocole de réalisation de ces photos est donc au moins autant significatif que les documents visuels qui en ont résulté. Ce qui est rendu prégnant dans ce processus, c'est une condition sine qua non de l'existence de toute photographie mais qui en reste le plus souvent une tache aveugle ou un paramètre non investi de sens : l'événementialité de la prise de vue. Dans cette série, à la source de chaque image, le spectateur est témoin d'un acte, posé cette fois non plus par le photographe, mais par les « sujets » de son enquête - qui justement, au lieu d'être objets de sa recherche documentaire, sont appelés à exercer leur pleine souveraineté de sujets. Ce qui est ainsi donné à voir, c'est tout autant ce que montre (visuellement, iconiquement) la photographie, que l'acte photographique dont elle procède indiciairement, acte unique et original pourrions-nous dire, en chacune de ses occurrences, puisque constituant une « première » pour chacun des participants. En effet, le travailleur qui accepte de se prêter à l'expérience, ne serait-ce que par la règle du jeu inédite qui lui est proposée, est incité à se dégager du regard habituel par lequel il éprouve quotidiennement un environnement familier, tenu peut-être pour acquis. Le regard scrutateur et distancié qu'aurait posé la photographe sur le milieu de travail, c'est au travailleur lui-même qu'il revient ici de l'assumer, et d'acquérir ainsi par rapport à lui un recul temporaire. Les photographies qui en résultent, au-delà d'un intérêt visuel dont on peut discuter, valent donc pour la pragmatique engagée dans leur réalisation (5) , notamment pour la création de cet espace de jeu qui (du moins est-on amené à le penser) a pu soustraire momentanément le sujet à la relation plus ou moins unidimensionnelle avec son lieu de travail. Plus largement, Les travailleurs de Léonard participent d'un intérêt émergent dans le champ de l'art contemporain pour la photo amateur (pensons à GRORE, l'agence de photographies trouvées du Français Philippe Mairesse, ou à Sightings, projet en cours de Germaine Koh où l'artiste reproduit et diffuse des photos trouvées dans des endroits publics sous la forme de cartes postales).
Profession : exister.
Klaus Scherübel : L'artiste au travail
L'Allemand Scherübel présente, lui, un ensemble qui le montre dans des moments d'attention suspendue, de passagers moments d'oubli ou de concentration immobile. Ces photographies, bien que leur auteur s'y trouve chaque fois représenté, relèvent moins de l'autoportrait que de l'allégorie, car l'article défini du titre (L'artiste au travail) leur confère une portée plus vaste, comme si Scherübel y jouait le rôle de « l'artiste » en général. De fait, toutes ces images tirent un relief inusité, non dénué d'humour, de l'apparent écart qu'elles prennent par rapport à l'idée de travail : qu'on les associe au loisir ou à un état psychologique de passivité et d'inattention, toutes les situations où cet « artiste au travail » est représenté le montrent au cinéma, devant des ruines ou un paysage montagneux, fixant les rayons d'une bibliothèque, ou assis, inactif, sur le sofa d'une boutique d'ameublement, et qui plus est, avec un regard dénué d'intensité (pour en avoir une idée, pensons à ces moments de distraction où nos yeux, hagards, se posent immobiles sur quelque point arbitraire du champ de vision sans vraiment le regarder). Dans tous les cas, la posture et l'attitude de l'artiste traduisent toujours cet état de présence passive (6) (et encore, ce sont des complices qui ont été chargés de prendre les clichés) . En d'autres termes, l'oeuvre de Scherübel ne montre nullement ici ce regard attentif par lequel l'artiste pourrait être dit au travail, lorsqu'il observe quelque scène en vue d'une éventuelle création, mais bien plutôt ce regard vague et détaché par lequel il arrive à tout un chacun de se laisser porter. Le rapport entre le titre et la photo est ici un ressort crucial, et l'importance de la légende est d'ailleurs attestée par le fait que le cartel sur lequel elle est inscrite est lui-même mentionné à titre de composant de l'oeuvre. Si l'assujettissement au langage de l'image, muette, permet ici des lectures aussi riches que divergentes (par exemple, selon les mythologies de l'artiste en tant que rêveur improductif ou apte à l'inspiration), on peut aussi y voir une représentation où l'éternel conflit entre vie et travail se trouve résolu par l'existence plénière et la création intransitive de l'artiste.
La salle d'attente.
Vincent Lavoie
Autre expérience du temps ralenti, l'attente, qui constitue l'objet de l' « essai visuel » de Vincent Lavoie. On connaît Lavoie pour sa contribution théorique à la photographie contemporaine, et à ce titre, la forme plastique de sa collaboration à l'événement rappelle celle de Bernard Lamarche à l'exposition Machines (Galerie de l'UQAM) dont il était lui-même commissaire. La salle d'attente que mime son installation est astucieuse : elle semble accueillir le spectateur au seuil de sa visite. Chaises alignées contre les murs, moquette de plastique avec pantoufles de papier, revues négligemment déposées sur une petite table à café, tout rappelle en effet l'anonyme et interchangeable salle d'attente du dentiste ou du médecin. S'asseyant, le visiteur peut regarder trois moniteurs, juchés en hauteur, qui diffusent en permanence une série de webcams, surmontés d'un bandeau noir où défilent en circuit fermé une série de titres de faits divers sordides ou violents choisis par l'auteur. Les webcams - donnant sur une messe dans une église, sur des clients accoudés au comptoir d'un pub irlandais, sur une piste d'atterrissage et, beau clin d'oeil, sur une salle du musée Andy Warhol, à Pittsburgh, où des visiteurs passent devant un autoportrait de l'artiste - montrent à l'envi la « désolante absence d'accident et de surprise » dont Lavoie parle dans l'éloquent texte qui accompagne son essai visuel. L'installation met ainsi en lumière l'anticipation vaine et futile de l'événement qui, sur ces webcams, ne vient jamais- ou si rarement - , ce temps passé à regarder un spectacle où rien n'arrive jamais sinon l'infinie banalité de la vie. Pour littéral que puisse sembler l'essai ainsi décrit, son propos n'en demeure pas moins des plus perspicace et fait mouche. Car cette salle d'attente déserte (du moins telle qu'elle se présente au visiteur avant qu'il ne décide de s'y installer) témoigne bien de la vision sans sujet que constitue l'ubiquité croissante. de la télésurveillance.
Le temps coagulant.Jana Sterbak
La Déclaration (version Jacobsen) de Jana Sterbak, installation vidéo de 1993, tendrait à montrer qu'il n'y a jamais que des paroles de sujets, singulières et contingentes. Ce qu'accuse en effet cette lente et laborieuse lecture à haute voix de la Déclaration universelle des droits de l'homme et du citoyen par un bègue, c'est le contraste entre l'idéalité du texte, le caractère utopique d'une société juste et égalitaire qu'il projette, et la parole ingrate, l'élocution hésitante et heurtée qui nous le livre. L'universalité lisse et abstraite de ce texte fondateur, dans le droit fil de l'esprit des Lumières, se butte ainsi à l'extrême particularité (particulière jusqu'aux accidents de parcours que constituent les hésitations, arrêt s, erreurs de prononciation, etc.) de la voix en laquelle il se trouve incarné. L'oeuvre de Sterbak repose, on le voit, sur un déplacement, renforcé d'ailleurs par un procédé de distanciation quelque peu démonstratif: ce contraste entre le texte et la lecture qui en est faite, elle l'accentue du côté du spectateur en incitant celui-ci à prendre place dans de confortables créations de design moderne (les deux fauteuils de Jacobsen), dont le formalisme et la sobriété efficace jurent d'autant plus avec la vidéo. Il en résulte (du moins c'est ainsi que je m'explique la faiblesse que je vois dans cette oeuvre) une dimension quelque peu didactique, comme si l'oeuvre péchait par excès de lisibilité. (Peut-être mon impression est-elle due aussi au fait que cet arrangement installatif a minima ne circonscrit pas d'environnement propre, et que sa voix propre, en se greffant à l'espace d'exposition, s'y perd quelque peu.)
Temps dimension zéro.
Rodney Graham : Halcion Sleep
À l'inverse de cette aridité, l'oeuvre de Rodney Graham ne craint nullement de parier sur la magie de la salle obscure. Présentée dans une petite salle, le vidéo Halcion Sleep montre l'artiste, vêtu de ce qui semble être un pyjama rayé, dormant profondément, couché à l'arrière d'un véhicule qui roule dans la nuit pluvieuse. Dans la lunette arrière, on aperçoit des véhicules, les lumières de la route puis, à mesure que la voiture s'approche de la ville, des devantures de boutiques, des feux de circulation, un trafic plus dense. Au début, un court texte de l'artiste expose l'argument : dans un hôtel situé aux environs de Vancouver, Graham a absorbé une double dose de halcion, un sédatif; une fois endormi, son frère et un ami l'ont transporté dans une voiture pour le ramener chez lui et le coucher dans son lit. (Le cartel nous apprend qu'il s'agissait aussi pour lui de rejouer un souvenir d'enfance, alors qu'il s'était endormi et avait été porté dans la voiture familiale). L'artiste dormant est devenu ces dernières années un véritable motif iconographique, dont il faudra un jour collationner les nombreuses occurrences au sein des pratiques les plus diverses (des Dormeurs de Sophie Calle aux installations-tableaux vivants de Nathalie Grimard, ou tout récemment, à l'intervention de Claudine Cotton au symposium Émergence de l'été 2001, à Québec). Au-delà d'un discours sur la passivité ou la vulnérabilité de l'état de sommeil, c'est peut-être l'expérience de l'abandon qui intéresse surtout ces artistes : un état où, en se laissant aller au sommeil, l'artiste consent à la perte de contrôle la plus radicale, durant laquelle il apparaît dans sa réalité pure de corps animal, momentanément soustrait à la médiation de la culture, et qui indique aussi une limite utopique de la performance: une communication vierge de tout code, qui transcenderait l'artifice du signe pour atteindre à la réalité brute. Le vidéo de Graham est chargé de références et implique une réelle mise en scène; l'ambiance nocturne, le blanc et noir délavé de l'image, la monotonie du plan fixe, l'immobilité prolongée, presque inquiétante, de l'artiste, qui ne change apparemment pas de position durant les 26 minutes que dure le vidéo, tout cela évoque le film noir et contraste avec les connotations du titre : l'alcyon, oiseau fabuleux capable de charmer les vents et les vagues pour pouvoir s'accoupler en mer, suggère plutôt un repos agréable et paisible. Par ailleurs, l'unique plan fixe, l'absence d'intrigue ont pour effet d'exacerber le contraste entre la scène qu'on observe et le fait de l'observer : à regarder ce vidéo, on ressent avec d'autant plus d'acuité le lent égrènement du temps. Pour le dormeur qu'on regarde, le temps a complètement cessé de passer. L'expérience de Graham évoque à cet égard une pure soustraction de temps, analogue à cette parenthèse de néant qu'est une anesthésie générale.
Temps réel, entre photo et vidéo
Le temps dans cette exposition est non seulement représenté comme iconographie (par les photographies) mais mis en branle et travaillé concrètement pour affecter le spectateur (dans le cas des oeuvres vidéographiques). « Temps réel » au point d'en devenir littéral, donc, grâce à ces oeuvres qui ont justement le temps comme médium, qui sont faites de l'objet dont elles traitent. Là réside justement la force et la faiblesse d'un tel recours à la vidéo et plus largement aux arts du temps, au sein d'une exposition de photographie. Faiblesse, parce qu'en dépit de l'intérêt indéniable de ces oeuvres, c'est la nécessité d'examiner le pouvoir de la photo à montrer le temps, à nous en donner une expérience propre, qui s'y trouve éludée ou négligée. Mais force aussi, tout de même, parce que le propos de l'exposition y gagne : c'est précisément parce que ces oeuvres se donnent comme déroulement temporel, qu'elles impliquent une dimension narrative, qu'elles rendent si sensible l'écoulement ralenti du temps qu'elles montrent. Ainsi, le contenu des oeuvres est-il repris par les conditions pragmatiques de leur réception, puisqu'elles lancent au fond au spectateur le défi de regarder d'un bout à l'autre ce qui dès l'abord s'annonce comme répétitif ou monotone. La trame narrative des webcams de Lavoie se révèle proprement interminable : la vie qu'elles captent passivement, aveuglément, ne comporte pas d'intrigue et ne saurait à ce titre connaître de terme ou de résolution. Chez Rodney Graham, l'expectative inhérente à tout récit est à la fois exacerbée et par avance déjouée : le spectateur connaît déjà le fin mot de l'histoire à laquelle il assiste, et nul retour en arrière ou changement de mode ne vient troubler la linéarité du plan séquence. Quant au texte de la Déclaration des droits de l'homme, il est en tant qu'objet cité saisi comme entier, déjà achevé, d'autant que le lecteur en récite les articles en commençant par la fin. Moment d'absence ou d'attente, oubli procuré par le sommeil, durée coagulée par l'effort ou interstice de liberté évidant l'opacité du travail - le temps en ces oeuvres, temps libre ou figé, rugueux ou vide, est donc chaque fois défini par la négative. Il est à la fois ce qui du monde m'échappe absolument, mais cela aussi que je puis faire mien pour en évider l'altérité, à la faveur de précaires enclaves où la conscience, momentanément, s'invente.
NOTES
(1) Du nom du célèbre personnage paresseux et aboulique du roman éponyme de Goncharov.
(2) Paul Lafargue, Le droit à la paresse, éditions Le Temps des cerises, Pantin (France). 1996.
(3) Sous la forme d'un journal gratuitement distribué dans la ville, Dans l'oeil du travailleur, un premier état en avait été présenté lors du dernier Mois de la photo.
(4) On notera que seuls y sont mentionnés le nom et l'activité professionnelle des participants; ce qui accuse l'identité duelle qui définit socialement la personne, partagée entre un nom propre renvoyant à une existence proprement individuelle, parce qu'irréductible à nulle autre, et le nom commun d'une fonction à laquelle s'arrime son statut dans l'univers social. l'absence d'identification du lieu portraituré, elle, renforce le caractère générique de cette fonction.
(5) Comme le remarquait Guy Bellavance, la photographie dans un monde saturé d'images et en proie à une sollicitation sensorielle toujours plus grande exige moins une esthétique qu'une pragmatique de la communication (CV Photo, n° 56 (janvier 2002)).
(6) Il serait intéressant de tenter une analyse de ce corpus à la lumière des travaux de Michael Fried sur le Réalisme de Courbet (Gallimard, Paris, 1993).