L'image extrême

L’image extrême

 

L’objet de cette réflexion n’est pas d’analyser pourquoi l’humanité, prompte à forcer les limites, se donne à l’extrémisme, et, pour certains de ses membres les plus agités, goûte de le consommer une manière souvent toute pavlovienne. Son propos, plus modestement, se restreint à une analytique de l’image : définir ce qu’est, au plus près, l’image « extrême »; penser, dans la foulée, le rapport du regard à ce type d’image; enfin, tenter de répondre à cette question : pourquoi aspirons-nous, êtres de regard que nous sommes, à la brutalité de l’image « extrême » ?

 

Le regard mis face à son extérieur

Image « extrême » – de quoi parle-t-on ? En coupant au plus court, des images qui gênent, qui suscitent un haut-le-cœur, qui frappent notre imagination : vues de la guerre en acte, avec ses théories de corps déchiquetés; images d’événements dramatiques tels qu’accidents de la route ou catastrophes aériennes présentées dans toute leur crudité; images de violences sciemment orchestrées telles qu’en mercantilisent les snuff movies, qui visualisent à l’attention de voyeurs haut de gamme viols ou crimes authentiques; images pornographiques brutes obsédées par la précision optique et l’excès de la performance sexuelle; images d’un cinéma qui aime jouer du plus vrai que nature, mettant en vue qui des êtres difformes (Gummo d’Harmony Korine, qui de vaines tortures [l’homme au crâne comprimé dans un étau dans Casino de Martin Scorcese], qui l’ultra-violence pure et simple [Orange Mécanique de Stanley Kubrick; Tueurs nés d’Oliver Stone]. Vaste florilège, pour le moins, où l’exhibitionnisme le dispute à la transgression, le sordide à la démesure, l’horrible au défoulement, mais où quelque chose de l’humain fait constamment retour : une curiosité que l’on dirait, volontiers, aussi malsaine qu’inévitable. Inévitable curiosité malsaine — de tels termes, à l’envi, valent pour condamnation. On s’en voudrait pourtant, dès l’introït, de faire donner la charge morale, puis de briser là. Car l’enjeu, s’agissant de l’image « extrême », s’avère en vérité plus important, au plus loin du schématisme. Une image sera dite « extrême », d’abord, pour des motifs d’inaccoutumance : ce qu’elle nous montre va au-delà de ce que nous sommes habitués à voir [avec cette conséquence logique : l’accoutumance à l’image extrême, c’est son abolition; plus rien, à force d’être vu, n’y fait effet]. Elle le sera encore pour des mobiles ayant trait au refoulement : ce qu’offre l’image et que je ne vois pas d’ordinaire, c’est sans doute ce que je ne veux pas, ce que je n’ai jamais voulu voir, quoique n’ignorant pas que ce qu’exhibe l’image existe. Aussi, pour des mobiles ayant trait au désir : si le magnétisme de l’image extrême, comme celui du scoop médiatique, est débiteur de son contenu, il doit au moins autant au désir que l’on forme d’y être confronté, quelles que soient par ailleurs les raisons fondant ce désir [jouir, trembler, hurler, se récrier, etc.]. L’image sera dite « extrême », également, pour des mobiles renvoyant à l’extravagance, laissant pressentir que le regard goûte de se propulser vers le domaine d’altérité intégrale que ce type d’image semble à même de lui promettre : attente, pour le spectateur, d’un spectacle radicalement autre. Extrême, enfin, l’image l’est en ce qu’elle a partie liée avec l’extériorité. Le terme « extrême », dit l’étymologie, est corrélé à l’exter latin, désignant l’extérieur. Autant que les notions, vissées à l’« extrême », d’intensité, d’excès ou de limite ultime, cette donnée d’« extérieur » est fondamentale. L’image « extrême », c’est celle qui siège à l’extérieur, celle qui n’est pas en moi mais à côté, celle que je ne trouve pas préformée dans mon ordinaire stock mental d’images [ou alors cachée, enfouie quelque part dans le territoire opaque de mon inconscient optique]. Le tout, faute de donner une définition fine de l’image extrême, plaide dans le sens de ce mélange d’« extatique » et d’« intolérable » qu’évoque le Georges Bataille des Larmes d’Eros à partir de sa vision d’une photographie de l’invraisemblable supplice chinois dit des Cent morceaux, sommet d’horreur s’il en est [ce supplice consiste à dépecer un condamné en le maintenant vivant le plus longtemps possible]. L’image « extrême » – autant dire cette matière imagée, pour citer de nouveau Bataille, dont sentir qu’elle a pouvoir de jouer dans la vie humaine « un rôle décisif (1) ».

 

Relativités

Si l’image peut être « extrême », elle ne saurait en revanche l’être uniment, de manière native ou une fois pour toutes. L’extrême des uns, en la matière, peut se révéler le quelconque des autres. Régis Debray, dans Vie et mort de l’image, pointant combien l’excès peut tout anéantir, y compris lui-même, relève que « quand tout se voit, rien ne vaut (2) ». En la circonstance, on pourrait ajouter que quand trop se voit, et se voit trop souvent, rien, pour finir, ne vaut. Pour que l’image extrême existe, il faut donc qu’une limite intime ou sociale) soit mise à la fréquentation du visible. La relativité de l’image extrême dérive de l’existence de cette limite.

 

Outre par son caractère instruit et conditionné (parce qu’il s’éduque, se discipline, se domestique), le regard se qualifie encore par son calibrage moral : fatal assujettissement de l’œil à la norme qu’incarne et cimente la loi. En valeur, l’« extrémisme » de l’image se jauge au prorata de cette loi, selon ce qu’il en est du rapport entretenu avec elle par le regard, rapport qui peut aller du consentement au refus. Le regard que l’Occidental va jeter sur le corps nu, par exemple au 19e siècle, s’il adhère au règlement académique, codex pétri d’un moralisme étroit, le regard trouvera forcément au Sommeil de Courbet un certain « extrémisme » (ce tableau, comme l’on sait, exalte les joies sensuelles du saphisme). Cet « extrémisme », pour autant, n’est plus de mise moins de 50 ans plus tard, une fois accomplie par un Egon Schiele et quelques autres la révolution de l’impudeur et cette dernière admise par le règlement esthétique. L’« extrémisme » d’un Schiele, à son tour, paraîtra fort tempéré sitôt autorisée par la loi esthétique la représentation publique de scènes ouvertement pornographiques, et ainsi de suite dans le sens d’une constante requalification de l’« extrême ». Cette vérité, de l’ordre de la lapalissade : la loi fixe-t-elle la limite du territoire de l’extrême, ce territoire s’avère borné par des frontières aussi changeantes que la loi elle-même.

 

Le rapport du regard à l’image extrême, du coup, ne saurait être universalisé. Ni dans le temps, comme on le voit, ni même dans la personne. Rapport tantôt personnalisé, tantôt tribal, tantôt groupal voire sociétal. Dans tel cas de figure, la consultation de l’image extrême activera un réseau signifiant ou de nature sensible qui sera le lot d’un seul individu; dans tel autre cas, à l’inverse, son activation renverra à une préoccupation d’échelle communautaire. Tout se passe en somme pour l’extrémisme selon ce qu’indexe Bataille, dans L’Érotisme cette fois, à propos de l’obscénité, en fonction de ces maîtres concepts que sont la relation d’une part (l’extrême n’existe pas en soi), l’instabilité d’autre part (l’extrême comme mouvance) : « Nous ne pouvons dire : “ceci” est obscène. L’obscénité est une relation. Il n’y a pas “de l’obscénité” comme il y a “du feu” ou “du sang”, mais seulement comme il y a, par exemple, “outrage à la pudeur”. Ceci est obscène si cette personne le voit et le dit, ce n’est pas exactement un objet, mais une relation entre un objet et l’esprit d’une personne. En ce sens, nous pouvons définir des situations telles que des aspects donnés y soient, du moins y paraissent obscènes. Ces situations sont d’ailleurs instables […], ou si elles ont quelque stabilité, cela ne va pas sans arbitraire […]. Ainsi la nudité n’est pas en elle-même obscène : elle l’est devenue un peu partout, mais inégalement. C’est de la nudité que, du fait d’un glissement, parle la Genèse, liant au passage de l’animal à l’homme la naissance de la pudeur, qui n’est, en d’autres mots, que le sentiment de l’obscénité (3). »

 

L’extrême, donc, non comme en-soi mais comme sentiment de l’extrême, pour reprendre les termes de Bataille, en une apothéose de la relativité, cette relativité qu’accroît encore le non-recours fréquent à l’image extrême. Bien des individus, de la sorte, vont fuir l’image extrême, voire la rejeter, et non pas souhaiter son contact. La raison en est le lien entre extrémisme et occasion, sachant que l’extrémisme qui durerait de manière perpétuelle ne serait plus l’extrémisme mais son contraire, la norme. Le propre de l’extrémisme, en effet, est de se constituer en fonction d’une exigence occasionnelle, exigence que tout un chacun n’a pas ou pas toujours. On ne saurait se porter à l’« extrémisme », fut-ce celui des images, sans un impératif contextuel. L’extrême est du côté de la secousse, non du temps linéaire.

 

La surenchère (des images plus)

Ces platitudes énoncées – le regard, jamais, n’est autonome, et l’extrême, jamais établi ou tout à fait hasardeux –, on fera valoir cet autre constat : dans la culture occidentale, l’extrême (et, avec lui, une imagerie qui lui est propre) se caractérise non par le fixisme mais par l’évolution. Dans quel sens ? Celui, au premier chef, du dévoilement ou de la livraison hyperboliques. De manière irrépressible, l’évolutionnisme qui prévaut en matière d’images extrêmes élit en effet une image plus. Ainsi le veut l’usage occidental, depuis la modernité au moins, que chaque image que l’on propose au regard, en une escalade aussi méditée que graduée, doit offrir mieux que la précédente. Dire plus, montrer plus, écœurer plus, etc., sous peine de disparaître ou de disqualification. L’histoire de l’extrémisme, au plus simple ? Une history où le principe de concession n’a pas cours, d’essence darwiniste. Une history, aussi, de nature agonistique, où il s’agit de voler d’exploit en exploit, apte à s’inscrire dans le livre Guinness des records. La logique compétitive qui sous-tend cette histoire de l’exploit, en un mouvement effréné, génère bientôt un effet d’amplification : elle oblige le producteur d’images, non seulement à forcer la métrique de la loi, mais encore à flatter l’attente du consommateur en anticipant ses désirs. En la matière, à la trop classique loi de l’offre et de la demande doit être substituée celle de la sollicitation putassière (le recours au racolage) et de l’incitation au regard effroyable (comme on dira l’incitation à la débauche). L’histoire de l’image extrême, sans doute, relève du juridique et de ses soubresauts en termes de licence. Elle doit aussi à la logique capitaliste de l’emballement organisé.

 

Une typologie des formes prises par la « surenchère » relative à l’image extrême ? Celle-ci se laisse circonscrire aisément, réglée sans surprise par un principe qui tient de l’accumulation sidérante. Le challenge c’est, d’une part, accumuler (montrer plus), d’autre part, sidérer (montrer mieux). Qu’inscrira-t-on dans l’espace optique servant de cadre à l’image extrême ? De l’inouï (si possible), de l’irreprésentable a priori (du représentable se refusant à être réputé comme tel, donc). L’image extrême de sexe, par exemple, de par son évolution récente, atteste à plein de cette course de fond où le producteur de la meilleure prestation visuelle se trouve être celui qui a misé sur l’impossible. Exemple : l’image de sodomie dans le film X. Au départ, une image rare pour un acte montré traditionnellement après la pénétration vaginale de l’actrice par son partenaire masculin. Bientôt, un acte montré en soi, sans doute en vertu du postulat voulant que le voyeur préfère voir, sur la photographie ou l’écran, des sodomies, celles-ci, contre nature, se révélant mieux à même d’exciter son regard (comme le dit le producteur de films X John Stagliano, en spécialiste : « Pussies are bullshit », « les chattes c’est bidon (4) »). Puis les doubles pénétrations simultanées (la fameuse « DP ») voyant l’actrice prise par deux hommes à la fois, vagin et anus, en sandwich. Puis la « TP », la triple pénétration simultanée, vagin, anus et bouche. Enfin, stade suprême de l’extrême en la matière, la double voire la triple pénétration simultanée dans l’anus (5)... Cette tension de l’image extrême vers l’impossible a priori au vu des résultats, plutôt : cette mise en phase récurrente du principe de l’abolition virtuelle de l’impossible se retrouve évidemment à l’identique dans les images de sexe traitant d’actes de nature dite « déviante » ou relevant, pour le sens ou le droit commun, des « perversions ». En matière de zoophilie, par exemple, la consommation sexuelle reposera sur un véritable pari engagé avec l’invraisemblable (comment enfourner dans un vagin humain un pénis d’éléphant, comment masturber un dauphin, comment se faire jouir avec un python en guise de godemiché...), pari en général tenu et rendu pour finir moins aberrant que prévu. Pareillement pour les actes de nature coprophile tels qu’ondinisme et scatologie, où actrices et acteurs croulent bientôt sous de considérables quantités d’immondices ou doivent s’obliger à uriner ou à déféquer de manière massive, ainsi qu’il est invraisemblable qu’on puisse le faire dans la vie courante, même gavé à doses superlatives de la laxatifs. Les mises en scène d’actes sexuels violents, toujours plus réalistes à force de viser l’efficace, en arrivent pour leur part à jeter le trouble chez le spectateur. La scénographie sado-masochiste va raffiner de moins en moins sur la douleur, souvent visible d’ailleurs dans l’image. Un viol va y ressembler tant et plus à un viol, un meurtre rituel fictif y prendra plus qu’à son tour les airs d’un meurtre authentique qui serait perpétré dans le cadre du snuff, etc. Les images, volontiers, flirtent avec toutes les limites : limite d’âge des partenaires dont il est spécifié qu’ils sont majeurs mais dont on voit à l’envi qu’ils ne le sont pas; limite de l’indécence avec la présentation, offerte en pleine activité sexuelle, de partenaires souffrant d’anomalies génétiques telles que nains ou mongoliens, ceci quand on n’installe pas dans l’image, carrément, des personnes amputées des membres auxquelles ne reste pour ainsi dire que le sexe; limites ne serait-ce que comptables dans la pratique du gang bang, où l’intérêt consiste à augmenter sans cesse le nombre des partenaires masculins d’une seule et unique participante pénétrée par ceux-ci en un temps toujours plus bref (100 partenaires en une séance d’une journée aux Pays-Bas, en 1995; 250 dans d’identiques conditions pour l’actrice X Annabel Chong, 1999; plus de 500 à Orlando, en Floride, à peine plus tard, etc.). Ceci pour ne rien dire, plus prodigue en sensations fortes que l’image de sexe, de l’image extrême de mort, qui excède pour sa part toute limite : vues de cadavres où le producteur d’images prendra soin d’insister sur le sordide d’une cicatrice ou d’une mutilation, clichés de corps démembrés ou écrasés, portraits de suicidés au crâne fracassé par un coup de pistolet, etc. Le tout, le plus clair du temps, en libre accès payant dans les revues spécialisées ou sur Internet, ce florilège de l’image extrême devant en première instance sa fécondité non pas tant à la curiosité insatiable des spectateurs (qui, pour la plupart, n’en demandent pas tant) qu’à un impératif de rentabilité commerciale (6).

 

Une violence signalée

L’image extrême, en fait, s’avère inconcevable sans maints déplacements. Celui, qu’elle concrétise et active à la fois, des affects; celui, aussi, du regard; celui, encore, du rapport intime ou social à la loi plus ce déplacement non subsidiaire, s’agissant des images tarifées, du numéraire d’une poche vers une autre. Le moteur de ces déplacements, c’est la violence comprise comme ce qui attente à autrui, comme ce qui récuse à l’altérité tout droit à l’être. L’image extrême, en effet, fait violence, elle bouscule tant la norme de l’imagerie socialement admise que ce que le spectateur est censé pouvoir supporter en termes d’expression visuelle. Précision : elle bouscule sans jamais dissimuler sa violence. Violence exhibée, portée comme un emblème, au contraire. Ce en quoi l’image extrême différera naturellement d’autres images à première vue inoffensives mais très humiliantes dans les faits, celles, par exemple, qui appartiennent au registre qu’on appellera de la « vie rêvée », registre pourtant de prime abord aussi sympathique qu’avenant : images de lieux paradisiaques, de situations sociales harmonieuses, de moments de pur bonheur…, si outrageusement véhiculées par les médias. Daniel Sibony en fait la remarque, des plus avisée : « la violence qu’entretiennent les médias ne se réduit pas aux explosifs... Elle est plutôt dans l’effet des images calmes, heureuses, luxueuses, “éclatantes” qu’elles étalent aux yeux des foules démunies, n’ayant pas de quoi exister, de quoi se sentir proches de ces décors pourtant vides où d’autres évoluent (7) ». L’image de type « vie rêvée », de fait, est violente, elle promet un impossible auquel l’on n’aura pas accès, Sa violence, toutefois, n’est pas de la même qualité que celle de l’image extrême : image inter en apparence mais exter en réalité; image qui fait croire au spectateur qu’il y est (l’espace libre de la plage tropicale ensoleillée) lors même que tout lui indique au même moment qu’il n’y est pas (la ville occidentale sale, polluée, populeuse). De l’ordre du jeu de dupes (l’inter proposé à vision cachant en réalité l’exter), cette imposture sur le contenu réel de l’image n’a pas cours avec l’image extrême. Cette dernière, sans biaiser, entend bien entretenir le spectateur uniquement de faits exter, elle se qualifie de manière ostensible comme débitrice du registre non de l’intériorité et de la propriété (au sens où elle signifierait au spectateur : Regarde, c’est chez toi et à toi) mais bien de celui de l’extériorité et de son double, l’impropriété (ce qu’elle lui signifie, sans raffiner : Regarde, ce n’est pas chez toi, ni à toi).

 

Outre par sa violence, l’image extrême se distingue par son culte de la « focalisation ». Ce que j’y vois, non seulement est exter mais se révèle par surcroît exclusif en tout : son contenu est tyrannique; son ambition, monopolistique au point que l’image n’ouvre sur rien d’autre qu’elle-même. L’image extrême, toujours, condense, rapporte à soi le visible. Pour l’illustrer, on voudrait citer un passage de La Mort à Venise (1912), la fameuse nouvelle de Thomas Mann, au moment où Aschenbach, amoureux du jeune Tadzio, s’enquiert de le suivre à travers Venise dans le but de pouvoir le contempler :

« I1 arrivait que Tadzio et les siens prenaient quelque part une gondole et Aschenbach, après s’être dissimulé derrière un bâtiment en saillie ou une fontaine pendant qu’ils montaient, faisait comme eux peu après qu’ils avaient quitté la rive. C’est d’une voix étouffée, en mots précipités, qu’il donnait l’ordre au rameur, avec la promesse d’un généreux pourboire, de suivre discrètement à quelque distance cette gondole, là-bas, qui tournait précisément le coin […]. Ainsi il allait, bercé dans sa gondole, mollement adossé aux coussins noirs, glissant à la suite de l’autre embarcation noire, à la proue relevée en bec, sur la trace de laquelle l’entraînait la passion. Parfois elle échappait à sa vue et il se sentait soucieux et inquiet [...]. Ainsi, cet homme n’avait plus, dans son égarement, d’autre pensée ni d’autre volonté que de poursuivre sans relâche l’objet qui l’enflammait, de rêver de lui quand il était absent, et à la manière des amants, d’adresser des mots de tendresse à son ombre même (8). »

 

Le regard qu’Aschenbach promène sur Tadzio, dit au plus vite, c’est le regard d’amour mais aussi, dans ce cas, un peu plus – ce « plus », justement, qui permet de vérifier que l’image qu’Aschenbach forme de l’être qu’il aime est d’une nature « extrême ». Image exter, d’abord : l’objet aimé, ici, échappe, il n’appartient pas à qui le convoite. Image, non moins, signalée par la « focalisation » qu’elle opère. De Tadzio, au vrai, on peut penser qu’il n’est pas le seul jeune homme d’une grande beauté que compte alors Venise livrée aux touristes. Cet être au fond assez ordinaire, par Aschenbach, se voit divinisé, élevé à un rang surhumain. Cette manière de « hausser » le sujet a à voir avec l’extrémisme : elle est la prémisse nécessaire à cette focalisation sur Tadzio qui va contribuer à vider l’alentour, à faire qu’il n’y ait plus que lui dans le monde (9). Le recours à la focalisation n’est pas fortuit. L’image extrême, en effet, doit « rapter » le regard, ne rien lui laisser d’autre à observer qu’elle-même. Figure jalouse, elle n’en supporte pas d’autres, elle semble dire à l’œil, à la manière de Yahvé à Moïse : Tu n’auras d’autre image que moi, en stipulant bien : Tu n’auras d’autre image que moi parce qu’en l’actuel état de ta situation, moi seul te comble et peut te combler.

 

Violence et focalisation : l’image extrême, qui joue de ces deux registres, se corrèle bien au désir, mais au désir battu. Le désir réalisé, on le sait n’a plus besoin des images. L’image extrême, c’est le désir à la fois convoqué et mis par terre, à la fois séduit et défait (l’image plus forte que le regard). Observons Aschenbach. Plus que tout, ce qui l’active est le sentiment amoureux qu’il dirige sans mesure vers Tadzio, même au risque d’être pris pour fou, ainsi que le suggère autre part Thomas Mann dans sa nouvelle (10). Or c’est bien dans l’image et nulle part ailleurs que cet amour demeuré platonique, devant faire l’économie des gestes partagés, connaît sa réalisation. Ici se confirment la défaite du spectateur et le triomphe parallèle de l’image extrême. L’image (la puissance) existe comme substitut au geste (l’impuissance), elle est ce par quoi un geste qui n’a pu se concrétiser dans le réel vient se concrétiser dans une figure, tandis que le geste vrai de l’échange charnel, de son côté, se révèle mort-né, décevant, pas partageable, Si Aschenbach se donne au jeu des figures (observer Tadzio, jouir de sa beauté), c’est faute que soit possible le jeu des corps (étreindre Tadzio, lui faire l’amour). Jeu au sens strict masturbatoire où, si l’on peut s’autoriser cette expression un peu leste, Aschenbach branle des images dont la productivité érotique a dépassé celle du corps même. Tadzio, par lui, ne peut en aucun cas être vu comme un élément du décor, comme un corps pareil aux autres corps que promène à longueur de temps la Sérénissime dans son giron généreux. Il est tout au contraire, plus qu’un excitant sensoriel, un signe aimé mais terrifiant, quelque chose que l’on veut mais que l’on craint. Ce signe est-il réellement approché ? Non, épié seulement. Ce signe est-il détenu ? Non, quoique à portée de main, et l’on en demeurera frustré. Ce signe est-il présent ? Soit, mais à peine, et au risque permanent de l’évanouissement, possible évanescence qu’Aschenbach vit dans la terreur (Thomas Mann évoque la crainte qui saisit Aschenbach lorsque la gondole de Tadzio disparaît du champ de vision de l’écrivain, puis le plaisir que ressent ce dernier lorsque sa propre gondole se retrouve de nouveau à portée d’œil de celle du jeune homme. On ne peut que penser, par analogie, au for-da freudien, à l’alternance des états de peine et de joie qui agite l’enfant jouant à lancer sa balle de manière à ce que celle-ci, devenant le mime des absences répétées de sa mère, à la fois disparaisse et réapparaisse). En se repliant sur l’image, Aschenbach, à dessein, ne veut pas voir l’image telle qu’elle est. Il en amplifie le contenu, en exagère le cadre romantique, en dramatise le contexte, il prend plaisir à ce que l’image de Tadzio, tout à la fois, dure et, de temps à autre, se perde, il frissonne de voir le désir s’exprimer et vaciller tout à la fois. Bref, il compose pour lui-même une image extrême.

 

Le jouir traumatique

L’indéfectible lien de désirance violente unissant regard et image extrême n’a rien de surprenant. Un tel lien s’explique par cet invariable propre à l’économie de cette dernière : la jouissance traumatique. Jouir, en principe, libère du trauma. En jouissant, je prends ma revanche sur la frustration, je concrétise le fantasme et l’abolis du même coup. Se confronter à l’image extrême, en la matière, renseigne sur une disposition psychique autrement retorse parce qu’à la fois libératrice et inhibitrice, à l’égale castratrice et énergétique où il advient que la jouissance n’est pas exactement elle-même en plénitude. Cette jouissance traumatique inhérente à l’image extrême, un passage des Particules élémentaires de Michel Houellebecq en donne une illustration convaincante. L’auteur y relate un épisode ayant trait aux violences des satanistes et à leur goût des mises en scène gore (11) :

 

« C’est une histoire tellement dégueulasse, reprit Bruno avec lassitude, que j’ai été surpris que les journaux n’en parlent pas davantage. Enfin ça se passait il y a cinq ans, le procès avait lieu à Los Angeles, les sectes satanistes étaient encore un sujet nouveau en Europe. David Di Meola était un des douze inculpés […]. Les charges qui pesaient sur lui étaient accablantes. On avait retrouvé à son domicile une centaine de cassettes vidéo de meurtres et de tortures, classées et étiquetées avec soin; sur certaines d’entre elles, il apparaissait à visage découvert. La cassette projetée à l’audience représentait le supplice d’une vieille femme, Mary MacNallahan, et de sa petite fille, un nourrisson. Di Meola démembrait le bébé devant sa grand-mère à l’aide de pinces coupantes, puis il arrachait un œil à la vieille femme avec ses doigts avant de se masturber dans son orbite saignante; en même temps il actionnait la télécommande, déclenchait un zoom avant sur son visage. Elle était accroupie, étroitement fixée au mur par des colliers de métal, dans un local qui ressemblait à un garage. À la fin du film, elle était allongée dans ses excréments; la cassette durait plus de trois quarts d’heure mais seule la police l’avait vue en entier, les jurés avalents demandé l’arrêt de la projection au bout de dix minutes (12). »

 

Pour fictionnelle qu’elle soit (mais on la devine, hélas !, fondée sur des faits avérés), l’approche surenchériste de l’image extrême que propose Houellebecq renseigne sur un autre de ses caractères imparables, qui est l’insoutenable. L’« insoutenable », en l’occurrence, est requis, il ne saurait en effet y avoir d’image dite « extrême » si rien en celle-ci ne s’avère de nature à éprouver nos capacités sensibles dans le sens d’une brutale mise à mal. Comme on le voit ici, c’est en conséquence de cet insoutenable que l’image extrême décrite par l’auteur des Particules..., celle d’une scène de torture, ne saurait être également accessible à tout un chacun. On a évoqué plus haut la relativité de l’mage extrême. Cette relativité, la fiction nous en fournit dans ce cas un bon exemple (quoique à la limite du caricatural : on y hiérarchise les êtres en fonction d’une capacité ou d’une incapacité à regarder l’horreur droit dans les yeux qui n’est jamais si simplement distribuée). Ainsi, où l’image extrême a cessé de l’être pleinement pour la police, une police qui, selon l’expression consacrée, en a vu d’autres, elle n’est qu’extrémisme pour les jurés, jurés de leur côté traumatisés par son observation au point de renoncer bientôt à visionner la scène montrant Di Meola se livrer à ses jeux cruels (13). Mise en balance de l’insoutenable de l’image et de sa conséquence, le trauma. En fait, veut-on jouir de l’image extrême, venir à elle pour satisfaire la pulsion voyeuriste, on y accostera mu par des sentiments contradictoires : goût de l’inouï mais aussi peur panique de l’effroi; crainte de l’effarement mais aussi désir de l’éprouver…, bref, jouissance et traumatisme conjugués. Aschenbach quête-t-il éperdu d’amour, l’image de Tadzio ? Les jurés californiens suspendent-ils la projection des satanist movies de Di Meola ? Dans les deux cas, l’image se constitue comme une formule qui donne et prend d’un même tenant. Je vois, moi Aschenbach, Tadzio – mais l’image que je forme peut aussi faire disparaître Tadzio. Je regarde, moi juré, les exploits cruels de Di Meola – mais l’image est si forte qu’elle me méduse, m’oblige à détourner les yeux. Offre de jouissance et interdit de jouissance, en bloc.

 

Menace mais catharsis

Consulte-t-on l’image extrême, y compris à fins de divertissement, s’épanche de concert un espoir mal gardé : espoir que la géométrie imaginaire de qui regarde, par elle, se découvre malmenée. Pour le sujet qui y plante les yeux, voir l’extrême de l’image ne signifie pas seulement vautrer ses pupilles dans une sorte d’absolu de la vision punitive. Regarder, aussi, veut dire l’expérimenter, éprouver comment le spectacle que propose l’image extrême s’incorpore au corps du spectateur et en ébranle les habitudes perceptives. Image intimidante ou, pour dire mieux, authentique menace.

 

Cumulés, entrelacés, les termes de menace, d’ébranlement et d’expérimentation forment un triangle qui n’est pas sans évoquer l’antique catharsis, la « purgation des passions » aristotélicienne. Une réflexion s’impose, du coup, relative à la qualité d’ambiguïté que pourrait receler, contre toute attente, l’image extrême. Cette image, on le pressent, est peut-être d’abord (voire uniquement) un très classique opérateur de catharsis, une « purgation » de la passion acquise par la purge des fantasmes les plus inadmissibles ou les moins convertibles a priori : fantasmes de surhumanité, de virilité priapique, de destruction, de viol, de mort, etc. Chez Aristote, il est bien entendu que l’art (en l’occurrence, le drame) n’a pas par hasard une fonction purificatrice. Outre sa vocation descriptive (montrer les choses, à commencer par le pire dont l’homme est capable), la mimésis qui en forme le principe se découvre investie d’une mission préservatrice, donc morale. S’il s’agit bien, dans le drame, d’imiter le réel, c’est en premier lieu pour s’éviter d’avoir à souffrir de le reproduire ou de le voir reconduit dans ce qu’il a d’insupportable. L’extrémisme de la représentation en vient-il à exister, c’est à toutes fins de permettre au spectateur cette identification à ce qu’il voit sur la scène, identification propice à le libérer de ses propres affects et à lui permettre de les projeter sur un autre plan. On trouve dans cet autre extrait des Particules... un exemple d’une telle libération :

 

« Au fil des mois, David et quelques autres participants plongèrent de plus en plus loin dans la cruauté et dans l’horreur. Parfois ils filmaient la scène de leurs carnages, après s’être recouverts de masques; l’un des participants était producteur dans l’industrie vidéo, et avait accès à un banc de duplication. Un bon snuff movie pouvait se négocier extrêmement cher, autour de vingt mille dollars la copie. Un soir, invité à une partouze chez un ami avocat, David avait reconnu un de ses films diffusé sur un téléviseur dans une des chambres à coucher. Dans cette cassette, tournée un mois auparavant, il sectionnait un sexe masculin à la tronçonneuse. Très excité, il avait attiré à lui une gamine d’une douzaine d’années, une amie de la fille du propriétaire, et l’avait collée devant son siège. La fille s’était un peu débattue, puis avait commencé à le sucer. Sur l’écran, il approchait la tronçonneuse en effleurant doucement les cuisses d’un homme d’une quarantaine d’années; le type était entièrement ligoté, les bras en croix, il hurlait de terreur. David jouit dans la bouche de la fille au moment où sa lame tronçonnait le sexe; il attrapa la fille par les cheveux, lui tourna brutalement la tête et la força à regarder le long plan fixe sur le moignon qui pissait le sang (14). »

 

L’engrenage séquentiel qui caractérise une telle scène, sans nul doute, a moins à voir avec la réalité qu’avec le montage cinématographique qui sert ici de modèle pour l’écriture, esthétique de l’engrenage censée alimenter le paroxysme de la situation : 1. Di Meola avec la fille, en vrai; 1 bis : Di Meola sur l’écran, avec sa tronçonneuse; 2. Di Meola jouissant dans la bouche de la fille, en vrai; 2 bis: Di Meola sur l’écran, tranchant le sexe de sa victime; 3. Di Meola en vrai, se regardant sur l’écran; 3 bis : Di Meola forçant le regard de la fille à se tourner vers l’écran où s’égoutte la plaie de l’émasculé – le tout signalant une fusion réussie entre le visuel et l’incarné ou, plutôt, entre ce qui s’incarne dans le périmètre de la souffrance que l’on inflige et ce qui, tout autant, s’incarne dans celui de la souffrance que l’on regarde du dehors. Du point de vue qui nous intéresse, relatif à la catharsis, il n’est pas douteux qu’il n’y ait ici pour Di Meola l’occasion d’une véritable « purgation » de son démon intérieur, purge de soi que le personnage du roman construit en se servant de l’image. Au moment où l’un des protagonistes, sexe tranché, à cause de Di Meola, cesse de pouvoir jouir, ce dernier, lui, jouit. Et surmonte ainsi, grâce à l’image extrême, sa propre angoisse de castration, sa peur d’une perte irréversible de sa virilité. L’image extrême, du coup, se fait figure d’apaisement. Sa violence sacrificielle n’a d’égale que la restauration humaine qu’elle permet.

 

Une image de convenance

On sera tenté, à ce stade de l’exposé, d’exhumer une autre théorie antique, celle, cette fois, de la convenance. Cette théorie, que l’on doit à Xénophane, pose le postulat de l’incompatibilité entre le statut du divin et les récits calamiteux dont font état les mythes à propos des dieux mêmes, en particulier en ce qui concerne leur conduite. Xénophane : « les dieux sont accusés par Homère et Hésiode de tout ce qui chez nous est honteux et blâmable : on les voit s’adonner au vol, à l’adultère et se livrer entre eux au mensonge (15) ». Xénophane tire, de là, le principe de la « convenance », principe nourri de l’appréciation selon laquelle, écrit Alain Besançon, « tout ce qui vient de l’homme : apparence, forme, vêtements – mais aussi passions, mœurs – ne convient pas à la nature divine (l6) », De même, après Xénophane, dans l’ordre du concept de Theoprepês, l’on s’interrogera sur ce qui « convient » à la nature divine. Il est alors loisible d’apprécier, dans la perspective cette fois d’une anthropoprepês, ce qui « convient » à l’homme, ce qui concorde à sa nature exacte.

 

La question à poser, dans cette optique de l’anthropoprepês, est la suivante : l’image extrême convient-elle à l’homme ? Si l’on en infère par son caractère exter, par sa manière de dominer l’être et de le snober, par le délit, dont elle se rend coupable mécaniquement, d’incitation à jouissance traumatique, par son caractère violent, jaloux et menaçant enfin, la réponse, sans équivoque, sera négative. L’image extrême, ainsi comprise, déborde l’humain, elle apparaît plus forte que lui, elle ne saurait donc lui « convenir », Si maintenant l’on prend en compte son pouvoir cathartique et, de concert, l’apaisement paradoxal qu’elle apporte, l’image extrême, à l’inverse, n’est pas loin de faire partie des ingrédients de la médecine psychologique que s’administre l’homme occidental, à l’instar de la cure psychanalytique ou du Prozac, Et dans ce cas, cessant d’être inconvenante pour se faire « convenante », s’avère non de nature à déborder l’homme mais bien, plutôt, à le border comme l’on borde un petit enfant dans un lit pour éviter qu’il ne tombe. Cette qualification cathartique fait problème. Démasquée, dirait Alain Ehrenberg, comme l’équivalent d’une « béquille existentielle », l’image extrême mute en une formule curative, elle s’intronise au bout du compte, à son tour, vecteur d’imposture, lieu d’un tour de passe-passe où le dur vient assister le mou et où le fait de voir brandi l’intolérable n’est jamais que la ruse dont use la Raison pour reconduire le regard jusqu’au territoire de la loi. Dans ses Élégies de Duino, Rilke, on s’en souvient, professe que « le beau est le commencement du terrible ». Au vu de cette finalité présumée de l’image extrême, il conviendra d’inverser la proposition : le terrible, en l’occurrence, pourrait bien être le commencement du beau, et son allié. Quant à la guerre portée par l’image extrême dans le territoire des représentations de l’humain, celle-ci pourrait n’avoir d’autre fin que la paix et le retour à l’ordre.

 

La trompeuse innocuité de l’image extrême vraie

La qualification cathartique de l’image extrême, sans conteste, brise l’extrême, le fracasse sur l’autel d’une nécessité in fine banale voulant que la meilleure manière de guérir le mal soit encore de traiter le malade par le mal. Avec cette conséquence : outil masqué de la domestication intime ou sociale, l’image extrême, tout compte fait, « désextrémise », elle en arrive à « désextrémiser » le désir de l’extrême par le désir de sa représentation. Se confronter à la représentation de l’extrême, bientôt, se traduisant par le fait de perdre l’extrême une fois ce dernier restitué par l’image et contemplé sur celle-ci. Partant de ce constat, et si tant est qu’il s’avère, on en arrivera à supputer non sans légitimité que les véritables images extrêmes pourraient bien se révéler tout autres que celles, des plus tonitruantes et explicites, dont nous venons de faire l’article. La véritable image « extrême », à tout prendre ? Non pas tant celle, peut-être, qui se nourrit d’effroi mais, sans nul rapport visuel, une image procédant à l’envers. Non une image exhibant l’extrême à toutes fins d’en éliminer bientôt le désir ou de le réorienter, mais une image rusée – une image, au départ, suscitant en apparence peu de choses, mais ne tournant le dos à l’extrême que pour mieux activer, par la suite, le désir même de l’extrême. La forme à même d’être adoptée par cette image, notamment, se laisse pressentir à travers certaines propositions visuelles émanant de la propagande politique, d’essence totalitaire en particulier. La finalité de bien des images de propagande, comme l’on sait, est d’acheminer les masses à l’extrême, si possible de manière consentie. Quel extrême ? Celui de la guerre, de la révolution, de l’élimination physique de l’adversaire, du sacrifice de soi à la cause et au chef, etc. Le fait de montrer pour eux-mêmes la guerre, la révolution, l’adversaire vaincu ou le sacrifié, en bonne logique militante, est une démarche canonique des créateurs d’images de propagande. Avec cet inconvénient : l’image émanant d’une telle maniera n’est créatrice de rien, elle se résume au mieux dans une icône qui fige le spectateur devant le spectacle d’une réalisation mythique qui n’est pas de son fait, dont le héros en général n’est pas lui, au pire dans un cliché d’une productivité sensible nulle, d’impact quelconque (17). Plus efficace, par comparaison, sera l’image qui met le spectateur en position, non de recevoir l’extrême en pleine face, comme une gifle, mais de le sentir croître en lui comme une nécessité, à la manière d’un cancer dévorant se diffusant par métastases au cheminement lent. Adolf Wissel, Familfe de paysans de Kalenberg, 1939 : de prime abord, un simple portrait de famille au temps du IIIe Reich. Austérité du couple parental, enfants sages et besogneux, présence connexe de la grand-mère dont on supposera que l’époux, absent de la composition, est mort au front, durant l’autre guerre, celle de 14-18 (18). Un seul personnage regarde vers le spectateur, à travers le cadre du tableau, cet enfant blond, le jeune fils de la famille. À la fois plongé dans une rêverie languide et maintenant un minimum de vigilance, l’enfant serre sur son cœur un jouet en forme de cheval. Un cheval ? Certes, mais pas n’importe lequel (19). La bête, sanglée, symbole prussien de la guerre, ne semble attendre que son cavalier, elle n’est là que pour annoncer une mission, mission extrême s’il en est, celle de la guerre sacrificielle qui verra le Reich enfin débarrassé de ses innombrables « ennemis » qu’Hitler vilipende alors avec la foi paranoïaque que l’on connaît, qu’il agisse des juifs, des Slaves, de la Société des nations, des communistes ou des démocrates de tout poil. Ce cavalier à venir, c’est l’enfant blond, justement, le garant de l’avenir allemand enfin maîtrisé, pour emprunter à la terminologie de guerre de Pierre Legendre : celui qui réalisera le destin hitlérien une Allemagne maîtresse de son être et à l’aise dans son Lebensraum. Seule la grand-mère, non sans hasard, regarde l’enfant. N’est-il pas celui qui reprendra le flambeau du grand-père mort au feu, dans l’autre guerre ? Le titre du tableau de Wissel, enfin, le précise sans ambages : cette famille est celle de « paysans », autant dire les gardiens naturels du Vaterland, ceux qui font prospérer le sol natal, les meilleurs représentants de l’idéologie Blud und Boden. Tout se tient (20).

 

Replacée dans son contexte, à la veille de la Seconde Guerre mondiale, tandis qu’Hitler, ayant déjà avalé les Sudètes et la Tchécoslovaquie, menace de s’en prendre à la Pologne dont la Wehrmacht ne fera bientôt qu’une bouchée, Famille de paysans de Kalenberg, à n’en pas douter, est une image extrême. Mais alors une vraie, de celles qui portent, vraie, de celles qui instillent pas à pas l’extrême au corps du spectateur, par un lent mais subtil travail d’imprégnation psychique. Le jeune Allemand membre de la Hitlerjugend qui regarde cette peinture en 1939 ne s’y trompe pas. C’est d’emblée qu’il s’identifie au futur guerrier patientant dans l’image, d’emblée qu’il sait déjà que la guerre vient, qui sera sa guerre. Quelque chose en lui se soulève, et ce soulèvement, déjà, c’est la vibration de l’extrême, l’excitation qui gagne et promet de tout emporter, la projection vers cet exter radical que tout laisse supposer dans une image qui, de se contenir à la seule mise en phase (la seule mise à feu), laisse du même coup le spectateur libre d’inventer son extrême, de le construire à sa propre démesure : l’exter du conflit guerrier envisagé comme guerre totale, celle que l’on mène pour venger les générations humiliées, que l’on gagne pour consoler les veuves et où l’on meurt pour la fierté des parents. Cette image, replacée dans son contexte, ne laisse aucune chance au regard. Pas de catharsis possible, cette fois. L’image extrême réelle, en vérité, la voilà peut-être. Elle n’entraîne pas le regard vers l’extrême pour l’en libérer. Tout au contraire, elle fait comme si l’extrême n’existait pas pour mieux le rendre désirable.

 

 

NOTES

(1) Georges Bataille, Les Larmes d’Eros, Jean-Jacques Pauvert (10/18), Paris, 1961, p. 120 : « Le monde lié il l’image du supplicié photographié, dans le temps du supplice, à plusieurs reprises, à Pékin, est, à ma connaissance, le plus angoissant de ceux qui nous sont accessibles par des images que fixa la lumière. Le supplice figuré est celui des Cent morceaux, réservé aux crimes les plus lourds. Un de ces clichés fut reproduit en 1923 dans le Traité de psychologie de Georges Dumas. Mais l’auteur, il tort, l’attribue à une date antérieure et en parle pour, donner l’exemple de l’horripilation : les cheveux dressés sur tête ! Je me suis fait dire qu’afin de prolonger le supplice, le condamné recevait une dose d’opium sur la tête ! Dumas insiste sur l’apparence extatique des traits de la victime. Il est bien entendu, je l’ajoute, qu’une indéniable apparence, sans doute, en partie du moins, liée à l’opium, ajoute à ce qu’a d’angoissant l’image photographique. Je possède, depuis 1925, un de ces clichés. Il m’a été donné par le Docteur Borel, l’un des premiers psychanalystes français. Ce cliché eut un rôle décisif dans ma vie. Je n’ai pas cessé d’être obsédé par cette image de la douleur, à la fois extatique (?) et intolérable. »

(2) Régis Debray, Vie et mort de l’image, Gallimard (Folio Essais), Paris, 1992, p. 503.

(3) Georges Bataille, L’Érotisme, deuxième partie, « L’énigme de l’inceste », les Éditions de

Minuit, Palis, 1957.

(4) Martin Amis, « J’ai confessé les stars du porno », in Maximal, n° 6, avril 2001, p. 97. « Quand c’est vaginal, explique à peu près Stagliano, bon, eh ben, la nana pousse des petits cris. Et forcément, le mec qui regarde, il se demande si c’est vrai ou si c’est bidon. Mais avec la pénétration anale, l’actrice a forcément un autre genre de réaction : plus gutturale et animale. Comme le dit Stagliano dans son drôle de vocabulaire : “Sa personnalité affleure. Et il

explique : “Ce qu’on attend, c’est des mecs capables de baiser vraiment bien et de donner aux

filles l’air plus... viril. Il faut que les filles montrent leur ‘testostérone’”. »

(5) Ibid., p. 98.

(6) Ce dernier point – le constat d’un primat de la marchandise sur le contenu même de l’image – se doit évidemment d’être médité. Penser l’image extrême commande, certes, d’en inférer par le visuel, mais aussi de penser les conditions spécifiques qui sont celles de sa production. En la matière, l’image extrême étant devenue une des coqueluches de l’économie de marché, il est peu risqué de poser l’hypothèse selon laquelle sa part visuelle importe moins que ce qu’elle se montre propice à générer de rentabilité matérielle. Ce caractère second du contenu par rapport au mobile qui fait que la société du spectacle, tout compte fait, est moins une société du spectacle qu’une société de l’argent, simplement) n’a certes rien d’immoral ou de scandaleux en régime libéral, un régime soumettant les images comme le reste au régime de la productivité rémunératrice et dont la morale princeps est de combiner de bonnes affaires. On rappellera sur ce point la nature tout à fait cohérente des campagnes d’images du tandem Toscani-Benellon, leur recours, nommément, à des images caractérisées d’un bloc comme extrêmes et de vocation publicitaire : encarts géants exhibant à même l’espace public, sous l’emblème United Colors of Benetton, des sexes d’hommes et de femmes, un malade mourant du sida, le sweatshirt d’un sniper serbe taché de sang, les portraits de condamnés américains attendant l’exécution de leur sentence dans le couloir de la mort, etc. En vertu d’une très ancienne tradition – celle des Grecs du Portique et de l’Académie –, l’image ne saurait exister sans engager, autant que la notion de ressemblance celle de la parenté. Tel est, chez Platon, le principe de l’eikòn, voyant l’image liée non seulement à l’objet sensible qu’elle représente, mais aussi aux modèles éternels dont ces objets sont les images. La notion de parenté de l’image non seulement interdit de penser celle-ci de manière autonome, mais elle en fait encore un objet de connaissance des essences, une substance non pas tant située du côté de la mimesis que de celui de l’ontologie, C’est en cela que toute image dérive moins du modèle qu’elle n’instruit qui la regarde sur ce qu’est ce modèle. À cette aune, en milieu capitaliste, toute image vouée à commercialisation renseigne d’abord sur sa condition matérielle avant d’informer le spectateur sur un contenu.

(7) Daniel Sibony, Violence, Seuil (La couleur des idées), Paris, 1998, p. 134,

(8) Thomas Mann, La Mort à Venise, Le livre de Poche, Paris, 1962, p. 34 et suiv.

(9) L’attitude d’Aschenbach, sans conteste, renvoie aussi au principe dévotionnel et lie vision et religion. L’image extrême, c’est aussi l’image que l’on contemple, celle qui confisque le regard et, avec lui, la sensibilitas.

(10) Thomas Mann, dans le même passage, un peu plus loin, toujours à propos d’Aschenbach : « la solitude dans un milieu étranger, et la fortune d’une ivresse tardive et profonde l’engageaient et l’encourageaient à se permettre sans crainte et sans honte les plus choquantes fantaisies; c’est ainsi qu’un soir, rentrant de Venise tard dans la nuit, il s’était arrêté au premier étage de l’hôtel devant la chambre de son dieu, et appuya nt dans une griserie totale son front au gond de la porte, il était resté longtemps sans pouvoir s’en séparer, au risque d’être surpris, à sa honte, dans cette attitude insensée. »

(12) Ibid., p. 206.

(13) En notant bien que ce refus de regarder vient fonder de manière suffisante la cruauté : est cruel, de facto, ce qui ébranle notre potentiel à supporter la douleur ou son spectacle. Où apprécier ce critère particulier, s’agissant de l’image extrême, mais à la considérer cette fois non du côté de sa perception mais du côté de sa conception : elle aussi bute sur des limites, elle aussi, voudra-t-elle viser l’efficace, doit cibler son public, évaluer tant son désir d’extrémisme que sa capacité à ajuster désir et capacité physique à regarder.

(14) Ibid., p. 210.

(15) Xénophane, B11.

(16) Alain-Besançon, L’image interdite Une histoire intellectuelle de l’iconoclasme, Libraire Arthème Fayard, 1994, rééd. Folio-Essais, Paris, 2000, p. 43.

(17) Sur ces points en particulier, lire les analyses lumineuses d’Éric Michaud dans Un Art de l’éternité, Paris, Gallimard, 1995, une étude consacrée à l’imagerie nazie. De même, Berthold Hinz, « La peinture durant le IIIe Reich et l’antagonisme de ses origines », in Les Réalismes 1919-1939, cat. d’exposition, publications du Centre d’art et de culture Georges-Pompidou, Paris, 1981, p. 120-127.

(18) Cette absence de l’Ancien, dans la peinture fasciste et nationale-socialiste, est récurrente. Voir un tableau tel que Baptême, d’Antonio Donghi, daté de 1930 : la grand-mère, seule, y tient dans ses bras, devant ses parents, l’enfant promis à la famille chrétienne. Sans doute pour d’identiques raisons.

(19) Pour mémoire, le nazisme a consacré une exposition au « cheval dans l’art »...

(20) Cette mention de Berthold Hinz, à méditer : « Un État qui à la même époque était technologiquement en mesure de précipiter la guerre la plus vaste avec des moyens techniques jamais égalés, se représentait dans la peinture avec cheval et chariot, charrue, quenouille, avec des mères en train d’allaiter, avec l’enclume, le marteau et l’épée, c’est-à-dire tout ce qui était résolument préindustriel » (B. H., op. cit., p. 124).

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