Territoires préhistoriques
Territoires préhistoriques
Qu’est-ce que la matière ? Quelle que soit l’époque à laquelle on aurait posé cette question, la réponse eut été problématique. Mais aujourd’hui nous savons une chose de plus, c’est que la matière est beaucoup plus étrange que nous ne l’avions jamais imaginée. Qu’on prenne la question sous l’angle de la physique contemporaine, qui ne voit dans la matière qu’un état singulier — et transitoire ! — de l’énergie; ou sous l’angle de l’art, qui veut qu’un concept puisse être un objet d’art, la matière est complètement infiltrée par le principe d’incertitude (1). Et pourtant... Pourtant, comme la « vérité », comme l’intelligence, comme le charme, la réalité ou la perfection — comme ces choses, autrement dit, dont on a une expérience quotidienne, sensible et définie mais dont on sait qu’elles n’existent dans aucun référent objectif —, on jurerait que la matière existe, même si peu de gens oseraient aujourd’hui la définir. Jadis à l’opposé de ces choses intangibles par sa tangibilité même, la matière a désormais rejoint les rangs des concepts problématiques, sujets à déconstruction.
Qu’est-ce que la matière en art ? La matière de l’art est en principe illimitée, puisque le champ de l’art est non spécifique à l’égard des matières susceptibles d’entrer dans la composition d’une œuvre, et non spécifique aussi en ce qui concerne les matières dont l’artiste peut user dans son processus. Jusqu’au XXe siècle, les disciplines artistiques se définissaient grosso modo en fonction des matières utilisées dans le travail de l’artiste : que ce soit les médiums, pigments et solvants des œuvres picturales (la peinture), ou les matériaux traditionnels de la sculpture, ou le corps chorégraphié (la danse), ou les sons dans la musique — chaque discipline se définissait en quelque sorte en fonction des matériaux qu’elle mettait en œuvre pour créer le sens artistique. Mais, on le sait, ce n’est plus du tout le cas; et la tendance des artistes à tirer profit de tout matériau et de toute matière a contribué à la désintégration des disciplines artistiques, les rendant obsolètes – sinon dans les institutions, du moins dans la réalité des studios. Aujourd’hui, toute matière est d’emblée, potentiellement, une matière artistique. Il n’y a donc pas de matière spécifique à l’art, et ce n’est pas la matière qui détermine si un travail est artistique ou ne l’est pas. Au point où on peut considérer que la matière n’a peut-être jamais été la base de la définition de l’art. Ce qui compte, c’est que l’œuvre soit « perceptible », comme me l’affirmait l’artiste américaine Beverly Naidus. Il n’est même plus nécessaire que l’œuvre engage les sens — puisqu’elle peut vivre seulement dans la conscience. Ce qui compte, c’est qu’on puisse y faire référence. Autrement dit, l’art se passe dans des dimensions intangibles. Là, on n’en doute plus : si l’œuvre peut être faite de matière, elle peut aussi ne pas l’être; mais pour exister, l’œuvre doit exister quelque part, ne serait-ce que dans des dimensions de sens, ou dans l’invisible. À bien y penser, l’« œuvre d’art » n’a peut-être jamais été cet objet tangible, matériel, qu’on regarde, écoute, appréhende avec les sens... autant que le travail invisible de l’artiste dans des dimensions immatérielles pendant que son corps et ses outils sont — ou ne sont pas — engagés dans l’espace-temps réel de la création de cet objet. Ce qui donne à l’objet sa qualité d’objet d’art est bien plus ses modalités complexes dans des dimensions impondérables (énergétiques, relationnelles et de sens) que sa matérialité pure et simple. L’œuvre d’art est dans la manière plus que dans la matière, dans l’immatériel plus que dans le matériel.
Historiquement, le poids de l’objet d’art, physique et sensuel, et aussi son poids économique et institutionnel, ont obscurci sa réalité. L’appareil technique requis pour sa production, sa présentation, sa distribution, a aussi contribué à l’impression que l’objet d’art impliquait une immense physicité. L’objet souvent monumental, souvent lourd, souvent grand, souvent cher et souvent raffiné au plan technologique, nous est apparu d’une grande matérialité, effectivement. On a pris l’objet d’art pour un objet, justement, et on a pris l’habitude de ne voir l’art qu’à travers un objet — fut-il une sculpture, une peinture, une œuvre musicale ou gestuelle. Mais l’objet d’art, l’objet de l’art, l’objet de l’artiste, est bien plus qu’un simple objet, quantifiable, monnayable, accrochable. L’œuvre de l’artiste va au-delà de l’objet, malgré sa matérialité spectaculaire. L’objet de l’art est un objet de sens, un objet esthétique — mais dans un sens très épuré du terme : l’esthétique comprise à la manière de Merleau-Ponty, comme une recherche des structures. L’œuvre, dans le sens d’ouvrage, de travail, d’actions effectuées, concerne l’in/formation d’une matière, c’est-à-dire son animation par un esprit; un esprit que certains artistes considèrent comme le leur propre, alors que d’autres, surtout (mais pas seulement) dans des traditions plus anciennes, le croient d’origine cosmique et le voient se servir de l’être de l’artiste comme d’un médium.
Est-ce la matière qui surgit de l’immatériel, comme dans les mythes de création qui font émerger la matière de forces intangibles telles le Chaos, le Verbe ou l’Esprit ? Ou est-ce plutôt l’immatériel, le sens qui émergent de la matière lorsque celle-ci est, d’une manière ou d’une autre, « mise en forme » ? De grandes et meurtrières batailles — liées à la colonisation — ont eu lieu autour de ces deux propositions. D’une certaine manière, la grande avancée historique (si l’on veut croire avec Hegel qu’il y aurait eu une telle avancée), le renversement des ordres anciens, s’est joué sur le passage de la première proposition à la seconde. La première résume la vision des peuples de culture orale, ou primordiale; la seconde a été imposée à la conscience occidentale dans la foulée de la révolution scientifique avec l’ensemble des malédictions et bénédictions de la modernité. L’histoire montre bien que la seconde vision a gagné sur la première — à l’issue d’une guerre idéologique, certes, mais qui s’est jouée dans les tranchées bien réelles de l’économie, de l’appropriation des ressources, de la subjugation de la nature et du travail des gens. Mais l’histoire n’est pas finie, et cette victoire pourrait être moins définitive qu’on le croit. Il faut bien se rendre à l’évidence, en effet, que le big bang, notre grand mythe de création occidental, se rapproche dangereusement des visions primordiales. L’énergie condensée et indifférenciée qui explose et se coagule en matière dans les premières minutes de l’univers, pour s’organiser progressivement en nébuleuses puis en systèmes stellaires, tout cela ressemble plus aux mythes du « Au commencement était le Chaos » et de l’Esprit qui sépare les eaux de la terre, qu’au mythe du matérialisme dialectique, existentialiste et athée.
Mais peut-être la vérité est-elle plutôt dans une intégration des deux propositions — peut-être que ni la matière ni les forces intangibles sont à l’une de l’origine de l’autre, qu’il s’agit plutôt de deux états énergétiques différents. Comme le montrent des expériences effectuées dans les superaccélérateurs, et conformes aux équations de la physique quantique, matière et l’énergie se transforment constamment, dynamiquement, l’une en l’autre. Selon ce même modèle, on pourrait comprendre l’esprit (qui est après tout une énergie qualifiée, « in/formée » comme émergeant de la matière, autant qu’on pourrait voir la matière surgir de l’esprit, en être la manifestation, et définir l’énergie comme de la « matière potentielle ». Comme la foudre trouve sa mise à la terre, les préoccupations immatérielles de l’artiste cherchent à se manifester. Une sorte de reprise du mythe du big bang, où l’art est l’acte (de création) par lequel l’artiste fait passer l’esprit, l’intangible, par et dans la matière. Mais l’art répond aussi à l’autre proposition, quand l’artiste transforme la matière de façon à ce qu’elle invoque, incarne et in/forme la présence de l’intangible ou de l’esprit.
Ainsi l’art est une transaction, une interface, une intervention. Pour utiliser d’autres termes, ceux du physicien David Bohm, l’art est une transaction qui rendrait manifestes certains aspects d’un ordre implicite. Le processus artistique c’est le processus par lequel l’idée devient manifeste, perceptible par les sens et (ou) appréhendée par la conscience. On peut dire encore qu’il est une transaction entre le Créateur et le Réceptif, le yang et le yin — pour utiliser les notions du Yi King — là où les énergies du Ciel, immenses mais potentielles, trouvent leur actualisation dans l’une ou l’autre des « 10 000 formes » spécifiques sur la Terre. Les deux premiers textes du Yi King recèlent la vision chinoise de l’interaction créatrice entre la matière (spécifique/temporelle) et le potentiel créateur (idéalisé/intemporel). Ces deux textes racontent l’histoire dramatique de la création du monde, la chute de l’esprit dans la matière. Écrits il y a plus de 5 000 ans, ils semblent adopter la première position, qui veut voir la matière émerger de l’esprit. Mais le livre des Transformations prend soin de préciser que la séquence n’est pas linéaire, que le passage du Créateur au Réceptif (ou de l’idée à sa matérialisation) se fait continuellement, dans les deux sens, et que l’un n’existe pas sans l’autre — que l’un et l’autre, en fait, sont deux états de la même « chose », qui n’est pas une chose d’ailleurs, mais l’indéfinissable Tao. Sol Lewitt ne disait-il pas « For each work of art that becomes physical, there are many variations that do not. » Connaissant Lewitt, c’est là sûrement un commentaire qui concerne l’art conceptuel, la forme d’art par excellence qu’on associera avec l’immatérialité. Mais ce qui m’intéresse dans cette citation, c’est le choix des mots : « becomes physical ». Cette idée du passage dans la matière, l’idée que l’œuvre d’art « acquiert » sa matérialité, qu’elle « devient » physique. Parce qu’il réalise le passage d’un état à l’autre, l’art a une part immatérielle et une part matérielle, et procède du Créateur comme du Réceptif, en même temps. En fait, il actualise la relation entre les deux, participant ainsi à la création perpétuelle du monde. Comme l’enseignent autant le Yi King que l’astrophysique contemporaine, la création du monde ne s’est pas faite seulement au début, elle se fait continuellement, et quand je dis que l’art y participe, il ne s’agit pas seulement d’une métaphore.
Permettez-moi de revenir pour un moment aux ordres anciens et aux cultures primordiales. Lorsque nous sommes très proches de l’actualité artistique, nos références semblent se situer à l’intérieur d’une tranche de temps d’environ dix ou vingt ans. Lorsque nous spéculons plutôt sur des questions d’esthétique et de philosophie, nous avons tendance à opérer dans une, conscience de l’histoire de l’art qui peut remonter jusqu’à la Renaissance — quelques siècles, autrement dit. Des éléments antérieurs à la Renaissance sont parfois évoqués; l’art grec, égyptien, les peintures préhistoriques font partie de notre conscience collective d’artistes, quoiqu’ils soient généralement vus à travers la lentille du présent, c’est-à-dire dans leur pertinence par rapport à ce que nous vivons aujourd’hui comme artistes. Telle tragédie grecque ou tel propos d’Aristote seront rappelés pour leur potentiel d’éclairer ce que nous vivons aujourd’hui. C’est un peu la même chose pour l’art des cultures non occidentales contemporaines : nous en avons une certaine conscience, mais nous les regardons à travers nos questionnements d’artistes contemporains. Pourtant, à l’échelle de toute l’histoire de l’humanité, qui s’étend sur des centaines de milliers d’années, l’art occidental contemporain n’est qu’un clin d’œil, à peine une pensée fugitive. Si au lieu de nous laisser intimider par l’hégémonie actuelle de notre culture euro-américaine, on avait en tête une conscience planétaire de toutes les tribus, peuples, empires et cultures qui se sont succédés, avec leurs traditions, leurs « arts », leurs dizaines de milliers de langues, nous verrions que notre cube artistique n’est qu’une parmi des milliers d’autres qui ont vécu, et qu’elle co-existe aujourd’hui avec de nombreuses autres — toutes aussi contemporaines que la nôtre. Si nous cherchions dans toutes les langues et dialectes parlés présentement et précédemment au cours de l’histoire, nous prendrions conscience du fait que le concept d’« art » tel que nous l’entendons est loin d’être universel, et lorsqu’un tel mot existe dans une langue, il est loin d’évoquer les mêmes référents que pour nous. Ce que nous, les artistes de cette culture, entendons par ce mot, aussi large et ouverte sur les possibles notre définition soit-elle, n’est qu’une idiosyncrasie culturelle se rapportant à une certaine forme d’activité et d’engagement.
Si je sens le besoin d’ouvrir ma conscience sur l’ensemble des peuples passés et contemporains, c’est que de l’avis de plusieurs, l’art de type occidental est en crise; et ceux qui le disent ne sont pas seulement des radicaux ou des avant-gardistes. Les Danto, Michaud, De Duve, regardent cette crise et en écrivent la chronique. Pour plusieurs, même, l’art est terminé. Ainsi, pour moi qui cherche à sonder sa réalité et son devenir, aujourd’hui est un moment plus indiqué que jamais pour mettre l’art en perspective sur une période plus large. Ce n’est pas « L’Art » qui est en crise, écrivait Michaud, c’est notre façon de le concevoir, et les institutions basées sur cette conception. « II ne s’agit pas d’une crise de l’art mais d’une crise de notre représentation de l’art (2) ». La démolition d’un édifice, lorsqu’elle est faite de façon soignée, permet de retrouver les vestiges de ce qu’il a remplacé. Et si nous portons attention, nous pourrons découvrir, sous le tas de débris que constituent nos conceptions perdues de l’art, des éléments de pratiques antérieures à partir desquelles il s’est constitué. Les autres peuples n’ont peut-être pas fait d’art au sens où nous l’entendons, mais ils ont développé des pratiques singulières qui pourraient avoir inspiré notre invention, c’est-à-dire notre façon de nous représenter ce qu’est l’art et ce à quoi il peut bien servir. Autant on peut dire que cette forme d’activité et d’engagement que nous appelons « l’art » est née avec la Renaissance, autant on doit aussi envisager qu’elle n’est peut-être pas née de rien. La transformation des arts anciens en « Art » est un épisode si complexe qu’il faudrait plus d’une vie pour en analyser les détails. La partie sur laquelle je me penche ici est celle qui concerne le passage évoqué plus haut, entre une proposition qui faisait émerger la matière de l’immatérialité, et la proposition inverse qui fait émerger la conscience et le sens de la matière même. La première donnait à l’artiste un rôle d’intercesseur, et conférait une fonction surnaturelle ou métapsychique à l’objet ou au geste. La seconde, vers laquelle on a évolué, veut que l’artiste crée de toute pièce et de son propre chef, un objet chargé d’un sens qu’on lui donne.
Picasso a ressenti une émotion intense devant les masques africains qui semblaient rappeler à sa conscience endormie) une des fonctions oubliées de l’art : « Ce ne sont pas des sculptures, s’exclamait-il, ce sont des choses magiques ! » Des choses magiques qu’il a appelées des « intercesseurs ». Cette révélation soudaine que des objets dits « d’art » peuvent avoir une fonction magique l’inspirait tout à coup, d’une façon toute particulière. Les artistes des nations coloniales ont beaucoup contemplé et beaucoup interrogé les artefacts et les pratiques des peuples étrangers. Ils ne comprenaient ni la langue ni la culture auxquelles appartenaient ces artefacts, et ne les scrutaient donc que d’un point de vue esthétique. Cette contemplation leur provoquait apparemment un sentiment de non-familiarité (4) tout à fait propice à l’inspiration. Les chaînes de caractères sanskrits, les arabesques sufi, la gestuelle ésotérique du katakali, la lenteur du nô, les sons grinçants de la musique chinoise, les rythmes complexes des gamelans, la sensualité intoxicante des mélodies arabes, évoquaient des mondes pleins de mystère et de magie. En fait, le monde de cultures exotiques qui s’étendait au-delà des frontières des pays coloniaux devenait une sorte d’inconscient collectif dans lequel il semblait possible de puiser, des mystères inconnus, du monde occidental. Dans une culture qui a broyé toute forme de mystère sous les meules du matérialisme, du positivisme et plus récemment de la déconstruction, il ne reste plus grand chose de magique, et on manque dramatiquement de ce matériel inconscient, mythique et surnaturel qui fait souvent le génie d’une œuvre. L’artiste occidental, de culture coloniale, cherchait à extirper de la matière qu’il contemplait, sans en saisir l’essence, un sens merveilleux qui déplacerait sa conscience. Mais souvent, tout ce qu’il/elle arrivait à faire, c’était de remplacer le sens incompréhensible par un sens familier – ré-interpréter dans des termes familiers, formels et esthétiques, les dimensions immatérielles des œuvres des artistes étrangers. On empruntait l’esthétique, mais en laissant derrière l’esprit qui avait animé l’œuvre dans sa culture d’origine.
En art, la matière est le support sur lequel se déploient les forces immatérielles. Plus qu’un simple support inerte, en fait, la matière est le milieu fertile où les forces immatérielles prennent vie, deviennent agissantes. Pour les artistes occidentaux, issus de l’existentialisme et dont le rapport au sens est défini par la théorie linguistique, cela se résume à dire que l’œuvre est signifiante par sa dimension esthétique. Dans l’art contemporain d’ailleurs, le signifié de l’œuvre n’est pas supposé avoir tellement d’importance, et surtout, ce signifié en est un sur lequel il est permis de spéculer indéfiniment (5) — un signifié qui n’est pas solide, en aucune manière universel, et relatif à l’infini. Mais l’idée que la fonction de l’art soit de produire ce signifié esthétique relatif et indéfinissable est somme toute décevante. Il est peut-être possible d’envisager qu’une culture s’y soit intéressée quelques décennies, mais cela ne tient pas devant la diversité, la richesse, et la quantité infinie des manifestations artistiques millénaires. II y a autre chose, certainement, que ce signifié. Et de fait, ces forces immatérielles que l’art a le pouvoir d’invoquer ont plusieurs fonctions, articulées de façons différentes dans différentes cultures, mais beaucoup plus intéressantes que la simple production du sens. Plusieurs de ces fonctions paraissent totalement étranges, voire inadmissibles, à nos intellects matérialistes — celles, entre autres, qui tournent autour de l’intercession auprès des esprits, de la manipulation des énergies, ou qui ont rapport aux voyages dans les autres mondes, et qu’on peut associer aux divers rôles des chamans. Pour en nommer qui nous apparaîtront moins choquantes, il y a l’altération des états de conscience, le « dérèglement systématique de tous les sens » (pour emprunter le terme de Rimbaud), l’extase existentielle.
Ellen Dissanayake, une éthologiste, a parlé de l’art comme d’un comportement (6). Son travail a l’avantage de se dissocier assez radicalement de la notion d’art comme objet, voulant plutôt voir l’œuvre comme le produit d’un comportement commun à toutes les communautés humaines depuis la préhistoire. Un comportement aussi universel que le langage verbal ou la fabrication d’outils. Elle voit ce comportement comme une tendance à « rendre spécial » quelque chose d’ordinaire — que ce soit une pierre ramassée pour le fait qu’elle semble avoir quelque chose de spécial, justement; ou l’ornementation d’une habitation pour marquer qu’elle appartient à un individu « spécial », probablement d’un rang hiérarchique élevé; le maquillage ou le déguisement pour marquer que l’individu va effectuer une action spéciale (p. ex., rituelle); la décoration d’un objet destiné à une fonction spéciale. Dissanayake ne se prononce pas sur ce que « spécial » signifie vraiment. Elle se contente d’opposer une fonction « spéciale » à une fonction ordinaire pour ce qui est d’un objet, d’une action ou d’un rôle particulier Susanne Langer, une philosophe des années 1950, parlait, quant à elle, de « forme signifiante » (significant form), montrant que ce que l’objet d’art avait de particulier par rapport à des objets non artistiques, était sa signification matérialisée dans l’objet, le geste ou l’architecture elle-même, dans sa forme. Pour elle, le travail de l’artiste est de transformer la matière de façon à la rendre signifiante : littéralement, Langer parle d’in/former la matière.
Ces approches sont pertinentes, certes, mais elles ne répondent pas à la question du pourquoi. Qu’est-ce que l’artiste cherche en donnant ainsi un caractère spécial à des objets ou à des activités ? Qu’est-ce que l’artiste cherche en in/formant la matière de cette manière ?
L’objet, le geste ou l’activité artistique s’adresse à la psyché. Il s’agit la plupart du temps de la psyché humaine, mais lorsqu’un ou une artiste s’adresse plutôt à la nature ou aux « êtres » non humains, c’est simplement qu’il ou elle reconnaît dans la nature et les « êtres » non-humains l’équivalent d’une psyché ou d’une âme. Le sens, la conscience et la psyché sont en rapports très étroits, mais ils ne sont pas synonymes. La psyché est le territoire de la conscience, ou son contenant. Le sens est le produit de la conscience. En fait, le sens n’est pas seulement le produit de la conscience — il est aussi producteur de plus de conscience. De cette manière, le sens pourrait être vu comme le champ énergétique au sein duquel la conscience existe. Mais de façon paradoxale, l’inverse est tout aussi vrai : la conscience est comme un champ énergétique au sein duquel le sens est produit. La réalité de ce paradoxe, c’est que le sens et la conscience s’augmentent mutuellement, et c’est là leur raison d’être. La psyché, si on accepte qu’elle est le territoire de la conscience, est plus large que la conscience; et elle est en partie individuelle et en partie collective. La psyché individuelle est un territoire formé de tout le sens — activé par la conscience — produit et rencontré par l’individu dans sa vie. Ce sens n’est pas seulement produit à un moment ou un autre par l’individu lui — même, il est aussi formé, complexifié et dynamisé par les sens produits et exprimés par les autres et par la culture — culture qu’on peut facilement voir, d’ailleurs, comme une psyché collective. Les cultures, à leur tour, sont informées par d’autres cultures... et ainsi, on comprend que la psyché de l’individu n’est pas un système fermé, mais un système ouvert, perméable, infiniment poreux. Il est facile d’être d’accord avec Jung ici, au sujet d’une psyché collective; il parlait aussi d’un inconscient collectif, car la psyché n’est pas entièrement consciente, en fait elle cherche à devenir consciente. Il est aussi possible que les psychés individuelles ne soient pas entièrement contenues dans le domaine collectif, qu’elles le dépassent par certains côtés — des côtés innommables, échappant à la culture. Si c’était le cas, cette énergie excédentaire jouerait un rôle important dans la création, ainsi que dans la transformation des cultures. Quoiqu’il en soit, toutes ces entités psychiques, individuelles et collectives, forment un grand champ énergétique, un champ de sens et (ou) de conscience. Si ce champ énergétique émerge sans doute de j’action conjuguée des psychés individuelles et collectives humaines, il baigne aussi le cosmos entier — puisque le cosmos tient tout entier dans la conscience et qu’il informe ce champ. Ce champ énergétique est un champ psychique; et le mouvement qui l’anime est de s’intensifier, de produire toujours davantage de conscience, jusqu’à devenir conscient de lui-même (7).
Tout ceci procède d’une expérience essentiellement subjective. Tout ce que nous savons de la psyché nous vient de ce que les humains ont rapporté de leur expérience. Or, les comportements artistiques sont directement en relation avec cette expérience subjective de la psyché. Ils sont plus qu’« en relation », en fait, ils intensifient cette expérience, augmentant d’autant l’énergie du champ psychique. Toutes les pratiques humaines visant à créer du sens et à le rendre manifeste (et elles sont nombreuses dans l’histoire des cultures humaines) ont pour fonction d’agir sur le champ psychique. Parmi ces pratiques, la moins intéressante (et pourtant celle qu’on a privilégiée par ici) est celle qui crée du sens dans l’intellect et le véhicule par le langage verbal, c’est-à-dire le discours. On a tellement mis l’emphase sur cette pratique qu’on entend souvent parler de « discours » artistique, une façon très réductrice de parler de l’art. Pourtant, les rituels, les pratiques de conscience altérée, la sacralisation des objets ou des lieux, tout ça crée beaucoup plus de sens, ou disons, une plus grande intensité de sens, que le discours. Contrairement au discours qui se contente souvent de décrire le monde et de spéculer sur sa nature, ces autres pratiques rendent le sens manifeste, et rendent le monde signifiant. L’art fait partie de ces pratiques; en fait, on ne l’en distinguait pas avant la Renaissance.
L’art occidental a été pendant quelques siècles un discours totalisant en Occident totalisant dans le sens d’auto-référentiel et fermé sur lui-même. Il ne cherchait sa justification nulle part ailleurs qu’en lui-même, et ne se reconnaissait pas vraiment d’ancêtres ou de parents. Mais après quelques siècles à voir l’artiste comme un fabricant d’objets esthétiques, on peut entrevoir que la fabrication de ces objets esthétiques s’inscrit dans une fonction beaucoup plus large. L’art occidental a certes des particularités tout à fait uniques, notamment sa fonction dans le processus d’individuation, c’est-à-dire dans le développement du soi. Mais sa nature profonde est la même que celle de l’art zen, des rituels en général, des grands mythes et sagas, des pratiques chamanistes, des nombreuses interventions visant à rendre les lieux et les choses « spéciales », etc. Et la fonction de toutes ces pratiques est, comme je l’ai dit, d’intervenir sur le champ psychique et d’augmenter son énergie.
À travers ces pratiques, ce que l’espèce humaine fait, c’est de rendre le cosmos signifiant et intelligible. L’être humain, cet homo aestheticus, enchante, ensorcelle, interpelle le monde qui l’entoure. Il communique avec le cosmos, avec les autres humains et avec lui-même. Il invente des techniques pour altérer sa conscience ordinaire, il crée des rituels pour invoquer les esprits de la nature et des êtres non humains, il tente d’intercéder auprès des forces maléfiques qui l’oppriment et auprès des forces bénéfiques qui pourraient le sauver, il exprime son existence et marque sa place dans l’univers. Il développe des pratiques magiques lui donnant accès à des dimensions paranormales, il agit sur ces dimensions, il agit sur le monde ordinaire à partir de ces dimensions. Il se guérit, s’individualise, se rencontre lui-même, se raconte. II reconnaît l’existence des choses, établit des distinctions, nomme, consacre, détruit, crée.
Toutes ces pratiques sont aujourd’hui explorées par les artistes. Que ce soit la guérison, les états altérés de conscience, l’individuation, l’exploration de mondes subjectifs, la voyance, l’expression de soi, la communication avec le cosmos et le monde non humain, le développement spirituel, ou encore des fonctions culturelles complexes, notamment politiques et sociales, l’acte artistique a essentiellement pour fonction de rendre réel et agissant le monde psychique : de faire descendre l’esprit dans la matière, de connecter la conscience avec le monde et la matière, de rendre l’invisible visible, l’immatériel manifeste. Ce faisant, il augmente l’intensité du champ psychique dans le cosmos, et conséquemment son sentiment d’exister, c’est-à-dire sa conscience. Ces mêmes pratiques lui servent aussi à augmenter son sentiment de l’existence de l’autre, et de l’existence du cosmos — car le sentiment d’exister s’accompagne d’un sentiment tout aussi intense de l’existence du monde.
À mon avis, Dissanayake a raison de croire que si le « comportement artistique » est le résultat du processus de sélection naturelle qui a déterminé les caractères humains, c’est que de pair avec d’autres comportements et instincts, il était nécessaire à notre survie. En fait, nous dépendons du sens que nous faisons dans l’univers — sans ce sens, notre conscience ne vivrait pas (8). Nous serions perdus, vulnérables et des proies faciles — non seulement les proies de prédateurs plus forts ou plus rapides que nous, mais les proies de la peur, les proies des éléments naturels, de la nuit, de l’immensité, de la soif et de l’hiver. Il fallait pouvoir communiquer avec les éléments, il fallait pouvoir exorciser les peurs, il fallait savoir se reconnaître les uns les autres et retrouver notre chemin. Il fallait à tout prix vivre dans un univers signifiant. Ce champ psychique, dont on cherche tant à augmenter l’intensité est notre « dream time (9) », cette dimension d’où s’effectue la création du monde.
NOTES
(1) Appelé encore « principe d’Heisenberg », ce principe dit qu’on ne peut déterminer à la fois la position d’une particule et son mouvement.
(2) Yves Michaud, La crise de l’Art contemporain, Presses Universitaires de France, 1997, p. 214.
(3) La « conscience endormie » est une allusion à l’inconscient collectif qui réside dans la psyché de Picasso autant que dans la nôtre.
(4) Une part de cette réflexion sur la relation aux artefacts étrangers a été influencée par l’essai d’Adrian Piper, « The Logic of Modernism », tiré de Out of Order, Out of Sight, Volume II : Selected Writings in Art Criticism, 1967-1992; MIT Press, Cambridge MA, 1996.
(5) C’est du moins ce à quoi nous conviait la nouvelle critique littéraire, les Lacan, Derrida, et compagnie.
(6) Ellen Dissanayake, Homo Aestheticus — Where Art Comes From and Why, University of Washington Press, Seattle, 1995.
(7) C’est du moins la prévision de Teilhard de Chardin.
(8) Sans oublier tous ceux (chamans primitifs, sages orientaux, savants contemporains) qui croient que l’univers non plus, sans la conscience, ne vivrait pas.
(9) Le dream time est le mythe de création des aborigènes australiens selon lequel le monde, rêvé par l’Esprit, se maintient en existence grâce au fait que toutes les créatures continuent de le rêver. Voir Fred Alan Wolf, The Dreaming Universe, Touchstone, New York, 1994.