L’art « inorganique » et la ville contemporaine
L’art « inorganique » et la ville contemporaine
De la ville, analyste coupant court dira qu’elle est une entité géographique vouée à l’habitat. S’il approfondit son propos, qu’elle est une forme majeure de la civilisation — voici plus de cinq mille ans, au Moyen-Orient, les premières configurations urbaines surgissent tandis que l’homme entre d’un même pas dans l’Histoire et dans l’écriture. Ou qu’elle est ce lieu politique en croissance continue dont la version occidentale, la polis, aura fini par recueillir toutes les structures du pouvoir institué, palais, agoras, cours de justice ou conservatoires de la mémoire collective et du savoir. En sus de cette détermination fonctionnaliste et culturelle, on dira tout autant de la ville qu’elle se révèle un formidable attracteur de vie, un puissant inséminateur sensoriel. Grande « machine » où habiter en communauté, certes, mais faite aussi pour se rencontrer, échanger prérogatives et contrats, tracer itinéraires réglés ou insolites. Lieu privilégié des contiguïtés et des déplacements, la ville incarne par excellence l’endroit où se frictionnent organisation publique et désordre privé, dispositifs locaux établis et initiatives rapportées.
Dans notre traversée de la ville contemporaine, nous pourrions nous contenter d’adopter la position du spectateur conditionné. Nous satisfaire d’observer passants, vitrines ou façades, sinon, plus que le reste, l’architecture, magnum opus dont l’existence doit à des velléités urbanistiques dépassant de beaucoup la seule question de l’habitat. Plutôt que cet « organique » de la cité, c’est toutefois son envers, l’« inorganique », qui retiendra notre attention. L’« inorganique », en substance, englobe tout ce qui vient se plaquer sur le décor habituel de la ville et en perturbe l’apparence ou l’organisation. Tout ce qui, même de manière floue, s’offre comme contrepoint à celle-ci, et vient façonner par antinomie ce qu’on appellera, après Charles Baudelaire (celui du Cygne) puis Julien Gracq, sa « forme » — la « forme » d’une ville, c’est-à-dire d’un même tenant géographique propre, les accidents qu’enregistre cette géographie et l’atmosphère unique qui en résulte, liée à la valeur d’usage et à l’utilisation privée du territoire public. Eu égard à l’élasticité de son concept, l’inorganique de la ville contemporaine n’apparaîtra donc pas dans le paysage urbain comme un élément d’exception, mais s’y incarnera plutôt de façon massive, quoique à tort et à travers. Ici, cette zone d’habitat en attente de démolition, maintenue en suspens, ruine en devenir. Là, cette saleté qui encombre le trottoir, harcelant les services d’hygiène municipale. Autre part, un chantier qui n’en finit pas, différant la livraison de l’architecture promise. L’« inorganique » de la cité contemporaine, c’est aussi ce SDF (sans domicile fixe) roulé dans un carton, que l’on manque d’écraser, ou adoptant devant les passants la position de l’orant à genoux. Ou aussi bien les cortèges mobiles des masses pétitionnaires, investissant les périmètres réservés aux moyens de transport, déstructurant le schéma directif des flux motorisés. Ce pourra être enfin, dans la ville, l’art contemporain.
Ce qui nous est imposé (endurer l’art organique)
L’art contemporain dans la ville, le plus souvent, nous ennuie. De manière légitime, d’ailleurs. L’art contemporain que nous voyons, s’entend : celui que la puissance municipale impose (plus qu’elle l’expose) à la vue. Une statue de Dreyfus par Tim dans le jardin des Tuileries... La sculpture en forme de rampe de lancement, par Jonathan Borofsky, à Kassel, d’un homme qui escalade le ciel, et à Strasbourg d’une femme qui l’imite... Un croisement de poutrelles métalliques peintes de Mark di Suvero posé sur une esplanade à Chicago, Paris ou Venise... Un Centaure de César à l’angle de deux rues d’un quartier touristique parisien... Un pot de fleur géant de Jean-Pierre Raynaud, çà ou là, à Pékin comme à Paris, au gré des accords culturels entre nations (l’amarrera-t-on bientôt à la station Mir ?)... En vérité, tout ceci ne nous intéresse pas, ou juste un instant, le temps de s’aviser qu’il s’agit là d’éléments insignifiants d’un paysage urbain conçu comme carte postale, bribes malheureuses d’une histoire signant la défaite de l’art devant l’ordre politique. Car nous aimons l’art surtout lorsqu’il agresse, en bons modernistes que nous restons, dès qu’il se présente tel qu’on ne l’attendait pas. Un art comme défi au décor, refusant l’instrumentalisation, dont celle-ci, la pire qui soit : être réduit au statut de mobilier urbain — à l’instar de l’inévitable sculpture abstraite style Crotte de chien ou totem pré-colombien ornant les placettes de seconde zone, ou de ce sommet de dégradation du visible que représentent les vespasiennes version Jean-Claude Decaux, générateurs inouïs de constipation esthétique.
Cet art contemporain « organique » à la cité contemporaine, au juste, il n’a plus de qualité particulière : art intégré avant même d’exister, fait d’œuvres qu’on enlèvera et remplacera le moment venu, sitôt que tournera, virant de bord comme celui de l’Histoire, le vent de la mode. De même qu’on a fini par déboulonner dans l’ex-empire soviétique des statues de Lénine, mais à cette différence près, s’agissant de l’art « organique » : on déboulonnera cette fois sans hargne, le symbole ne valant plus un clou, pas assez en tout état de cause pour s’énerver. Parfois, à toutes fins de créer un effet de trouble (organiser le trouble est un des ressorts pratiques de la science politique), l’ordre établi jouera avec les nerfs du citadin, imposera des œuvres qui, loin d’embellir la carte postale du paysage urbain, en malmènent au contraire l’ordonnance : une colonnade ornée de bandes noires et blanches au Palais-Royal de Paris; des plaques de tôles incurvées dans un jardin public; un monument que l’on emballe sous toile à Paris, à Berlin ou ailleurs; une BMW dans une fosse creusée au pied de tours HLM de la banlieue marseillaise... Que l’on ne s’y trompe pas. Car, en dépit des apparences, le coup est concerté. Manière de bien montrer où est le pouvoir, et comment celui-ci régit aussi l’esthétique publique (le pouvoir s’exprime dans sa capacité de faire l’ange autant que dans celle consistant à faire la bête). Tout d’ailleurs finit en général de la meilleure manière qui soit (l). Après tout, les Colonnes de Buren, le Clara Clara de Richard Serra, les empaquetages de Christo, le symbolisme social de Baquié, ce n’était pas si mal. Du spectacle, un peu d’agitation dans l’atmosphère torpide de la vie quotidienne. Prière de ne pas prendre nos potentats décideurs pour des oies blanches.
L’antiperspective
Quitte à marcher dans la ville, il s’agira donc d’observer, mais à côté, de biais. De diriger l’œil non dans le sens racoleur des perspectives mais, à l’inverse, vers des lieux d’antiperspective. Lever la tête, par exemple, comme le font non sans perplexité les voyageurs arrivant à Paris par Saint-Lazare. Perchés au faîte du toit d’un immeuble, des tags exposent non loin de la gare de l’ouest parisien une profuse calligraphie cabalistique. Des « tags » au sens le plus strict du terme : des signatures, mais suspendues, celles-ci, vingt mètres au-dessus du vide. Regarder, cette fois, ne suffit pas. II faut encore imaginer l’acrobatie nocturne des signataires, leur vie risquée pour afficher le plus haut qu’il est possible un nom de code tribal dont quasiment personne n’a cure. L’art urbain « inorganique », le voilà, justement : art de l’illégitimité, « mal placé » ou « placé ailleurs ». Un art en surgissement, sans finalité signalétique programmée. Qui « décore », mais quelquefois contre la loi, de façon délictueuse (dès 1972, à New York, le port d’une bombe de peinture est passible d’une sanction pénale).
Pour excessive qu’elle soit (la démocratie, périmètre béni des expériences artistiques radicales, est arrangeante), cette référence au délit n’en est pas moins riche de sous-entendus dès qu’il s’agit de définir l’art inorganique ». Au sens conceptuel élémentaire, relèvera de l’art urbain « inorganique » toute expression sans nul droit ni sans place réservée, devant s’imposer voire braver l’interdit : ce qui ne saurait aisément négocier sa place dans le concert des représentations, quand bien même il s’agirait tout bonnement de nourrir l’économie urbaine du spectacle. Un art impromptu et importun, en l’occurrence, pouvant ou non se voir accorder une autorisation temporaire d’existence, et qui prend place : « installations » de rue créées dans l’esprit du GRAV dès les années 1960, « collages » publics de Pignon Ernest ou de Buren, City Performances de Tania Mouraud dans les années 1960 et 1970 ou, plus récemment, projections nocturnes de Krzysztof Wodiczko, illuminant les lieux emblématiques du pouvoir, Barbara Kruger ou Jenny Holzer, recourant aux placards publicitaires et à l’affichage public électronique, ou encore Shimon Attie, réintroduisant dans le paysage de Berlin, Amsterdam ou Cracovie l’image des souffrances passées de la communauté ashkénaze d’Europe.
Tel qu’il se présente au passant, l’art « inorganique » se qualifie ainsi comme art du lieu de libre choix. L’artiste « inorganique » délimite à sa guise son lieu d’expansion, il en négocie ou non le contrôle selon ce que commandent le règlement propre à la ville ou le risque encouru. L’art urbain « inorganique », dans la mesure même où son lieu d’apparition n’est pas codé comme lieu d’art, se présente en cela comme une formule subite, jouant d’impact et de l’effet de surprise. Au détour d’une rue de Londres, Gillian Wearing nous attend pour nous interviewer. Autre part, elle danse à même le trottoir (Dancing in Peckham, 1994), A New York, un homeless pousse devant lui un curieux caddie mis au point par Krzysztof Wodiczko en collaboration avec les services sociaux de la ville (Véhicule pour sans-abri, 1988). Plus loin, un immigré se promène avec une canne surmontée d’un moniteur où apparaît son visage, tandis que sont délivrés divers éléments d’information sur sa vie personnelle : le Bâton d’étranger, du même Wodiczko (1991). Au supermarché de Trélazé, en Loire Atlantique, des individus surgissent, le visage recouvert du Porte-parole conçu aussi par ce même artiste, un matériel censé améliorer la communication (1997)... Œuvres d’art ? Objets fonctionnels ? La question reste ouverte. L’effet de surprise n’est pas fortuit. Il travaille au forceps la morne psychologie d’un citadin habitué aux brusques changements d’espace, aux variations du bruit et de la lumière, dont l’attention aussi apprend à se brider, de moins en moins impressionnable, lasse souvent, usée par la répétition des secousses inhérentes par constitution à l’univers urbain. Un effet de surprise d’ordre tactique, reconfigurant les contours sinueux de cette inflexion de l’esprit que Guy-Debord, naguère, théorisa sous le nom de « psychogéographie », géographie psychique qu’il bouscule et réanime d’un même allant.
L’art urbain « inorganique » se produit en somme pour l’essentiel comme entrave. Il oblige à regarder où l’on ne souhaitait pas regarder, il freine la marche, l’arrête parfois. Attentat contre l’idéal de la vision libre mais aussi de la circulation parfaite, toujours envisagée sous l’espèce du fluide, de l’efficace, du rapide. L’élément pour la rue de Veit Stratmann (1997) se présente comme une sorte de bulldozer rudimentaire mis à la disposition du passant. Grâce à celui-ci, qu’il pousse devant lui, le passant avancera plus vite, en obligeant quiconque se place sur son chemin à s’écarter. Le dispositif de Stratmann, cependant, a sa contrepartie négative : l’encombrement. On peut aussi ne plus passer, pour peu que quelque chose s’impose à notre parcours avec une autorité matérielle excessive. Au sens littéral est prise la mesure physique de ce qu’est l’itinéraire.
Entre relation polémique, affection, autonomie et retrait
Les stratégies de l’art urbain « inorganique », on le pressent, sont diverses. Un grand nombre d’entre elles voudront susciter une prise de conscience politico-sociale : affichages, œuvrant dans le sens de la dénonciation ou adeptes du slogan, de Mouraud, de Kruger, de Holzer déjà citées, de Dennis Adams ou de Serge Kliaving; campagnes pétitionnaires politically incorrect des Guerrilla Girls, attaquant sans répit le milieu de l’art en prenant le public à partie; actes de présence du type de ceux de Name Diffusion, s’accompagnant d’interviews à chaud, de débats : aux côtés des femmes en lutte ici et là, aux côtés des sans-papiers parisiens de l’été 1996... Selon ce que commande la logique spectaculaire, certaines interventions pousseront jusqu’à l’animation à contenu critique, jusqu’au théâtre de rue, au carnaval. Ce fut naguère la manière propre au Zoo de Pistoletto, c’est depuis 1982 l’aliment des expériences d’« Art social » d’un Walter Tacchini à Ameglia, en Italie.
Se promener dans la ville contemporaine, dans certains cas, ne met plus seulement le passant au seul contact de l’art, à titre spectatoral, mais bien en lui, au titre de participant. La propension relationnelle de l’art contemporain « inorganique », souvent, lui est consubstantielle : l’art se donne à la ville de considérer celle-ci non comme espace de représentation mais comme un réservoir humain manipulable. Au-delà des exemples évoqués à l’instant (Pistoletto, Tacchini), on inférera d’une telle disposition par les invitations saugrenues que lance à des populations choisies, depuis le milieu des années 1990, un artiste tel que Joël Hubaut : se retrouver autour d’un point de rencontre à heure dite, tout le monde vêtu de rouge (comme à Deauville en mai 1996), d’orange ou de vert les fois suivantes. Ou encore par certaines « actions » orchestrées dans une perspective de rencontre. Nicolas Floc'h, Écriture productive (Chou) (1997), par exemple : des choux sont plantés en massif dans un parc urbain de la ville de Metz; la population locale est ensuite invitée à venir les manger.
Pour dominante qu’elle ait été depuis les années 1960 (en particulier à travers le happening public), cette inflexion participative a toutefois depuis peu sa fréquente contrepartie : l’irruption dans la ville d’un art absolument autonome, en complet décalage. Un art, cette fois, ne servant à rien de précis ni qui que ce soit. Se méfiant de toutes les récupérations possibles. Se défiant de toute forme d’animation culturelle, fut-elle d’essence indépendante. Le phénomène se déclinera à travers les simulations de Guillaume Bijl, transformant en 1990, à Paris, la galerie Claire Burrus en magasin d’antiquités. Ou à travers divers affichages publics de Pierre Huyghe du type de Chantier Rochechouart, qui présente l’image d’un chantier à l’endroit même où ce chantier a lieu. Dans cette veine de plus en plus fournie, qui signale un rapport modifié de l’artiste à l’espace public, on relèvera les curieux accès de métro que Martin Kippenberger, entre Kassel et Munster, fait répartir à même les parcs de ces deux cités peu de temps après sa mort, en 1997. Le Modular Mobil Home de l’atelier Van Lieshout, le Makrolab de Marko Peljhan, en un autre registre de la présence à la ville, s’offrent au même moment au passant comme des structures certes visibles mais créant en celle-ci, un univers spécifique, d’essence séparatiste : suréquipées en possibilité d’alimentation ou de vie recluse, ces « unités de survie » sont aménagées à toutes fins d’investir la ville de manière durable et indépendante, quoique aucun contact réel avec celle-ci ne soit envisagé. Relationnel dans l’âme, l’art « inorganique » sera tout aussi bien anti-relationnel. L’artiste choisit, il utilise la ville à sa guise : territoire personnel d’expérimentation, atelier en direct, surface topographico-physique de création.
Le désir d’autonomie, parce qu’il contredit celui de la volonté relationnelle, s’exprimera en règle générale de manière discrète. S’il ne condamne pas a priori toute relation avec le citadin, il entend bien en revanche que cette dernière soit problématisée. Il arrive ainsi que l’art exhibé dans la ville contemporaine, à dessein, soit incompréhensible. Que penser des échafaudages de bois dont Kawamata Tadashi ceinture certains édifices ? Claire Dehove, en 1997, investit les placards publicitaires urbains en y faisant coller de curieuses affiches égrenant des noms ou des citations tronquées (Alerte Rouge). Les affiches de Dehove ne renseignent pas, ne vendent rien sinon un sabir intime évoquant une langue dont les tables de déchiffrement auraient été égarées. Perplexité garantie. Célébrant en 1992 le cent cinquantenaire de la mort de François Arago, Jan Dibbets réalise une œuvre consistant en un scellement de plusieurs dizaines de médaillons identiques courant sur les trottoirs, le long de la ligne imaginaire du Méridien de Paris. Qui les voit ? Qui sait même ce que représente chacun de ces emblèmes isolés arborant la seule mention laconique « Hommage à Arago », sur quoi l’on marche sans y faire attention ? Personne, jusqu’à présent, n’a même songé à s’emparer d’une telle œuvre, ne serait-ce que dans une perspective sociologique — analyser l’effet que produit le vol ou du vandalisme d’une œuvre d’art qui ne se voit pas.
Plus discrètes encore, d’autres formes d’intervention ne capteront même plus l’attention selon un mode subliminal. Sens manifeste comme sens latent y resteront inavoués, à l’instar de certains affichages de Felix Gonzalez Torres exposés dans la ville américaine sans mention explicite. Parcourue par quelques oiseaux lointains, l’image d’un ciel mélancolique s’offre seule au passant intrigué (Untitled [Strange Birds], 1993). De quoi est-il question ? Une affiche, d’ordinaire, vise un objectif : pénétration de l’esprit, prélude à la pénétration de marché. S’agit-il cette fois d’une campagne publicitaire pour une agence de voyages ? Pour une église locale ? Ou du premier volet d’une publicité conçue par épisodes (« Demain j’enlève le haut », « Après-demain j’enlève le bas ») ? Nous n’en saurons pas plus. Le ciel sur l’affiche ? Il se décalque sur le ciel réel comme une énigme posée à la sainte représentation. Poussant enfin jusqu’à l’extrême la logique du retrait (l’art dans la ville mais non pour la ville), certaines propositions resteront carrément invisibles ou, du moins, laisseront au passant l’impression que tout y est fait pour abonder dans le sens de l’invisibilité. À Munster, en 1997, Daniel Buren fait accrocher des centaines de petits drapeaux sur l’artère la plus touristique de la ville. Censée à l’origine changer le lieu où il s’inscrit et être changée par lui (c’est la volonté même de l’artiste, lorsqu’il théorise en 1969 le concept d’« in situ »), cette forme de co-présence de l’art et de l’urbain s’anéantit dans le spectacle quelconque. L’in situ s’abandonne, se conforme à la demande du site, témoignant pour une ère où il n’y a peut-être plus rien à montrer, une ère où l’art n’entend plus se révéler complice de son instrumentalisation publique et, à cette fin, de manière rusée mais néanmoins désespérée, s’offre comme visible à condition de n’être pas vu. Jean Kerbrat, à partir de 1996 (Aux larmes, citoyens), expose un curieux autoportrait dans les dépôts vente de plusieurs villes de France. Sans doute y a-t-il là-dessous du « politique », on n’en saura pourtant pas plus. Le portrait est à vendre, de même qu’à ses côtés n’importe lequel des objets laissés en dépôt. Plus loin dans la ville, un homme a revêtu un paratonnerre portatif conçu par Philippe Ramette — attend-il de se faire foudroyer, comme l’on s’immolerait sur le macadam ou comme l’on se jetterait d’un bond désespéré sous une automobile ? Un autre, dans la cité, se promène avec une curieuse « prothèse à humilité », élaborée elle aussi par Ramette : ceint d’un tel engin, il ne peut que baisser les yeux, la tête engoncée entre les épaules par une minerve de métal. Quel sens, ces parodies d’art public ? Ce réverbère planté sur la rue se distingue à peine du luminaire urbain : taille plus petite, deux haut-parleurs accrochés sous le globe de la lampe. Que l’on passe dans sa proximité, toutefois, l’on entendra une voix parlant très bas. À peine audible, à peine compréhensible. Ainsi fonctionnent les City Lights de Tony Oursler, du bruit ajouté au bruit de la ville, parole sur les paroles dont bruit la ville, ton sur ton, ton mineur contre ton dominant. Saura-t-on jamais pour quelle raison l’on est interpellé ? Sur cette place, la nuit venue, l’intérieur d’une voiture appartenant à Thomas Hirschhorn est éclairé. Le passant s’approche, regarde. De la lumière dans une voiture stationnée sur une place. Ce que nous prenons pour un oubli (prière d’éteindre la lumière en sortant) relève ici de l’animation. C’est une exposition, mais qui le sait ? Exposition d’une voiture sur une place, la nuit (Art public sans commande publique, Civitella d’Aliano).
Augmenter la ville
Notre promenade révèle donc la constante excentricité de l’art « inorganique » déployé dans la ville. « Excentricité » au sens originel du terme, devant à la géométrie : ce qui est à l’écart ou, plutôt, ce qui, pour s’installer au cœur des choses, s’avère cependant comme n’y étant pas à sa place. « Excentricité », encore, au sens du dandysme, de l’extravagance, de la bizarrerie, de la singularité polémique, mais en ayant soin, contre Baudelaire de purger le concept de dandysme du sentiment qu’il forme instamment de la « supériorité aristocratique de son esprit ». Qui connaît, de Georg Simmel. Les grandes villes et la vie de J’esprit (une étude datant de 1903, tandis que se parfont, nées de la civilisation industrielle, les métropoles « tentaculaires » de Verhaeren) s’en rappellera à bon escient (2). Selon Simmel, l’« excentricité » est une des productions majeures de la ville, espace où l’indifférenciation génère tôt ou tard des réflexes d’apparat, culte de l’originalité allant parfois jusqu’aux provocations. Excentrique, l’art « inorganique » dans la ville l’est sans conteste dans tous les sens du terme. Parce qu’il est là alors qu’il n’y est pas attendu ou pas souhaité. Et parce qu’en conséquence il perturbe, lors même qu’il n’aura pas cherché à provoquer.
De l’art urbain « inorganique » de l’extrême fin du 20e siècle, et quoi qu’il se révèle pour l’essentiel « perturbateur », on ne prétendra cependant pas qu’il se prévale en tout d’intentions révolutionnaires. L’ère de la révolution, à ce jour, est achevée, que remplace l’ère de la « réparation » (combat pour l’environnement, recherche des équilibres nord-sud, lutte contre les désordres monétaires et sociaux, tentatives de contrôle des flux migratoires, etc). L’art contemporain dans la ville, par l’intention, s’accorde en effet le plus souvent avec l’actuel désir de « retaper » la vie. Loin d’être re-fondatrice, sa fonction se révèle avant tout réparatrice. L’art pour et dans la ville a en particulier cette vocation explicite : montrer que ville et art ne sont pas deux entités séparées, ou, du moins, réclamer que la création vivante et la ville demeurent complémentaires. En la circonstance, la fonction signalétique de l’art urbain « inorganique » postule en sens inverse de ce qu’on nommera la clôture de la représentation urbaine. Si l’art perturbe, ce n’est pas pour rendre la ville plus étrangère à elle-même, mais au contraire pour que celle-ci ne soit pas laissée à elle-même, réglée par sa propre conformation – à toutes fins que la perception que l’on en forme éclate sous la pression de l’art, un art se voulant opératoire dans l’ordre tant du parasitage (on occupe les lieux) que de la re-dynamisation symbolique (on « augmente » la capacité des lieux à représenter).
Investissant la ville pour en modifier l’ordonnance symbolique, l’art énonce de la sorte que celle-ci n’est pas un « non lieu » (au sens que Marc Augé donne à ce terme : lieu sans qualité, banalisé, déshumanisé (3) — du moins : qu’elle ne l’est pas encore de façon plénière ou irréversible. Consécration de la mondialisation des esthétiques utilitaires, le « non lieu » figure la forme la plus ostentatoire qui soit du nivellement culturel contemporain. En tant que tel, il n’est pas sans représenter un sérieux ennemi symbolique de l’art si l’on comprend d’abord celui-ci comme une formule de « déconditionnement » esthétique. Avenues bardées des mêmes insignes publicitaires d’un bout à l’autre de la planète, styles se copiant partout (mêmes manques de style, souvent), architectures d’ici ressemblant à s’y méprendre aux architectures de là-bas, conjointes par l’absence de spécificité... Les apparences s’unissent, la ville universelle signe l’apothéose du permutable. Se dresser contre les « non lieux » de la ville internationale d’aujourd’hui revient de la sorte à faire glisser celle-ci du global atypique au typique local. Dans ce paysage d’indifférenciation, l’art dans la ville se présente comme un exotisme au sens neutre du terme : le signe de l’ailleurs porté jusqu’ici, en terre familière. Ce qui crée, ce par quoi se crée le dépaysement. Cette formule qui, par un curieux retournement sémantique, en vient à dire « il y a un lieu, et ce lieu c’est ici, ce n’est pas échangeable, chaque territoire est un, il y a encore du “local”, du “quelque part”, du “géographique particulier”, lors même que la réalité, parce qu’en voie de globalisation accélérée, semble vouloir en décider autrement ». L’art « inorganique » dans la ville, du coup, occupe une fonction conjuratoire, sinon religieuse, notamment en ce qu’il agit de manière cathartique : enlever à la ville son impur comme toute religion entend nous laver de l’impureté.
L’art contre la ville ?
L’art dans la ville pose une autre hypothèse : celle de la communication possible et accentuée. En partant de ce présupposé, à travers la rue, le café, les espaces publics, est et demeure un lieu de communication. Sans diaboliser outre mesure le fait urbain (en insistant notamment sur ses seules caractéristiques négatives), on ne saurait nier que la ville produit un mode de communication incomparable, quoique dévasté : lieu d’une communication ouverte mais limitée aux espaces locaux, verrouillée parfois (les rappers parlent aux rappers et les bouchers aux bouchers), limitée souvent à des espaces restreints, peu pénétrables pour cause de tribalisation des affects ou de nomadisation sociale. L’hypothèse que l’on pose d’une communication possible, d’un lien renoué au-delà des limites nées de l’actuelle configuration en îlots de l’espace social n’est pas à prendre à la légère, et encore moins à railler. Qu’est-ce que la rue, au demeurant, sinon le lieu d’une parole dépréciée, lieu du spectacle dominant, du « médusant » ? Le lieu de ce qui vient en tendance brimer la parole au profit de l’ébahissement ? Le lieu de ce qui passe, de ce que l’on regarde sans pouvoir s’en saisir, et que la parole manque, pour finir (les mots, c’est bien connu, arrivent toujours après le spectacle) ?
Simmel, en son temps (peu de temps avant que l’expression ne devienne un cliché), signalait déjà « l’impersonnalité des échanges qui règne en ville », impersonnalité relationnelle qu’il attribuait à la civilisation matérielle et à la froideur mécanique, rationnelle et marchande des liens qu’elle tisse entre les êtres (la ville comme lieu de la transaction autant que celui de la rencontre) (4). Henri Lefebvre, voici un quart de siècle, enfonce le clou, notant dans la foulée l’extrême médiocrité de l’échange urbain : « Si la rue a pu avoir ce sens, la rencontre, elle l’a perdu (...), changée en réseau organisé pour/par la consommation (...), transition obligatoire entre le travail forcé, les loisirs programmés et l’habitation comme lieu de consommation (5) ». Si la rue est sans conteste possible un lieu de communication informative (le « communiqué » en guise de communication), son actuel déclin en matière de communication affective, élargie et agrégative s’avère peu discuté (ce en quoi, soit dit en passant, l’on s’abandonne mollement, sans la contester, à l’actuelle idéologie de la « singularité quelconque » des messages et des attitudes que diagnostique fort bien Giorgio Agamben). De même que l’échange sensible qui l’a à la fin désertée, le pouvoir, lui aussi, n’a guère plus de chance d’être ramassé dans la rue, et d’y être conquis. Quelques récentes révolutions de masse (ex-Allemagne de l’est, Roumanie lors de leur « décommunisation ») peuvent sans doute donner le change, et laisser croire à la vitalité préservée de la rue en matière politique. S’il reste bien çà et là quelques pavés à arracher, et quelques plages de rêve et d’utopie sous ceux-ci, comment oublier cependant que le pouvoir tient commerce avec le caché, muré derrière les frontons muets des palais d’État ? Vieille et perpétuelle antienne, qui voit à vingt-cinq siècles d’écart le basileus antique rester inaccessible au commun et le dernier Mitterand, devenu le président momie d’une république pompéienne, vaquer à ses écoutes téléphoniques. Que le pouvoir, qui plus est, a plus que jamais partie liée avec l’insaisissable immatérialité des flux de capitaux, immatérialité des transactions, des capitalisations, des décisions, des échanges télématiques en ligne, etc. Au fond, nous ne croyons plus à la rue. Nous n’y croyons plus parce que nous ne croyons plus aux agoras, aux lieux de la disputatio, de la dispute productive.
Si l’art « inorganique » utilise la rue, au demeurant, c’est le plus clair du temps par défaut : parce qu’il ne peut résider autre part (il peut se cacher, certes, mais alors il est moins l’art que la forme culturelle d’un organisme privé). Une utilisation malgré tout, même s’il n’y a plus de rue au sens strict mais une illusion de la rue, et avec elle l’illusion de la communication : utiliser la rue et l’investir pour la réactiver comme espace de rencontre, de renégociation politique et de symbolisation. Un héroïsme retardataire ? Peut-être. Un essai de ré-appropriation, à coup sûr. La question à poser de toute façon, en la matière, a trait à la légitimité même de l’art dans la ville. L’art peut s’emparer de la ville, l’infester, l’infecter même, au besoin. La ville contemporaine, en revanche, a-t-elle encore besoin de l’art ? Soit, l’on affecte à l’art un certain coefficient dans l’ordre de la distraction publique, ou dans celui de la vocation commémorative, et l’art dès lors trouve, en termes civiques du moins, une place automatique et justifiée. Dans ce cas, cependant, la création a toutes les chances de rester cet élément de décor cher aux sociétés contractualistes, policées par nécessité, toujours par trop portées à régenter l’ordre symbolique : art pour les places et les parcs urbains, art fourbi au nom de la commande publique, art de type attraction venant assouvir le désir impénitent des masses pour les formules visuelles relevant de la théâtralité sociale et du spectaculaire. Soit, au contraire, l’artiste va préférant sa liberté, il s’autorise la vacation, n’entend passer ses propres contrats qu’avec lui-même. Dans ce second cas, il y a fort à parier que cet usage personnel du territoire urbain lui soit plus refusé que consenti, et l’accueil qu’on lui réserve plus hostile que généreux. Une fois jeté sans carcan dans la ville contemporaine, l’artiste traite en fait avec un cadre répulsif, se retrouve en face d’une matière retorse qui ne lui appartient pas ni n’entend lui appartenir. Le tagueur s’empare des murs non de plein droit mais parce qu’il en vole la surface, tandis que sa loi esthétique s’affronte à celles de la puissance instituée, du maintien de l’ordre local et de la propriété privée. L’artiste de rue dérange la circulation, lui demande-t-on de se pousse r, c’est parce que la liberté de circulation est proclamée comme valeur fondamentale, valeur en l’occurrence retournée contre lui. L’artiste afficheur ne saurait placarder librement, il ne saurait sans contestation utiliser la surface marchande disponible dévolue aux images matérielles, celles en particulier de la publicité, cette imagerie où le capitalisme communie, régime du chiffre marié aux images par lesquelles advient le désir orchestré.
En somme, on l’aura compris, prendre la ville relève du viol. Pour que l’art soit à la ville, encore faudra-t-il que la ville soit à l’art. Il conviendra alors soit que les artistes « nationalisent » la ville (c’est le sens premier et le fantasme des formes autonomes d’art de rue), soit que la ville collectivise l’art (c’est le rôle des institutions, en tendance, d’y pourvoir, en canalisant les énergies dans des projets mis sous contrôle). Tout le reste relève du compromis et tout compromis, comme l’on sait, d’une pulsion réfrénée, d’une défaite de l’exigence, d’une contrition de la liberté. À ceci près, que notre promenade aura permis de vérifier : l’art conserve intact le désir de la ville, il parie sur la ville comme possibilité d’art. Ce en quoi l’art se sauve lui-même, une fois encore, et la ville avec lui, du même coup.
NOTES
(1) Les sociologues, notamment, auront quelque mal à contredire ce point de vue. Certains, à l’instar de Nathalie Heinich, se spécialisant même dans un type de production intellectuelle où la question de la seule réception de l’art est l’objet essentiel... : L’art contemporain exposé aux rejets — études de cas, Nîmes, Éditions J. Chambon, 1997; ou encore Le Triple jeu de l’art contemporain, Paris Éditions de Minuit, 1997.
(2) Georg Simmel, Die Grossstädte und das Geistesleben, (Les grandes villes et la vie de l’esprit), paru in Johrbuch derGehestiftung, IX, 1903. Trad. fr. in G. Simmel, Philosophie de la modernité, Paris, Éditions Payot, 1989, p. 233-270, trad. de Jean-Louis Vieillard-Baron.
(3) Marc Augé, Non-lieux : introduction à une anthropologie de la surmodernité, Paris, Éditions du Seuil, 1992. Un inventaire analytique des espaces d’anonymat : supermarché, aéroport etc.
(4) « Toutes les relations affectives entre les personnes se fondent sur leur individualité, tandis que les relations rationnelles traitent les êtres humains comme des nombres, des éléments indifférents par eux-mêmes, dont l’intérêt n’est que dans leur rendement objectif et mesurable — c’est ainsi que l’habitant de la grande ville traite ses fournisseurs, ses clients, ses domestiques et même les personnes envers qui il a des obligations sociales ». G. Simmel, Les grandes villes et la vie de l’esprit, ibid., p. 236.
(5) Henri Lefebvre, La révolution urbaine, Paris, Éditions Gallimard (coll. « Idées »), 1970, p. 31.