Dossier | All Around Bling-bling : L’art de l’humanité dans l’excédent des signes culturels de la civilisation

Pierre et Gilles, Full Moon, série Wonderful Town series, 2007. Photo : © Pierre et Gilles, permission de la Galerie Jérôme de Noirmont, Paris
Pierre et Gilles, Full Moon, série Wonderful Town series, 2007. Photo : © Pierre et Gilles, permission de la Galerie Jérôme de Noirmont, Paris
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Dossier | All Around Bling-bling : L’art de l’humanité dans l’excédent des signes culturels de la civilisation
NO 69 - bling-bling
Thibault Carles

All Around Bling-bling : L’art de l’humanité dans l’exédent des signes culturels de la civilisation
Par Thibault Carles

Les structures des sociétés mondialisées dans lesquelles nous vivons actuellement résultent de manière flagrante de la coexistence dangereuse et délibérée de technologies de pointe toujours plus avancées et de modèles sociaux et de gouvernance anciens, voire archaïques. Il n’est plus besoin de se référer aux statistiques émises par les organismes internationaux pour affirmer que, dans la démocratie à l’ère néolibérale, les disparités entre les populations en matière de richesses, d’accès aux soins et à l’information, d’espérance et de qualité de vie en général atteignent des proportions qui, pour reprendre les mots lucides de Mike Davis, ont épuisé depuis longtemps notre « capacité d’indignation (1) ». Parce que l’humanité s’est installée dans la monoculture en produisant la civilisation en masse (2), et parce que cette dernière peine à répondre aux besoins réels et à assurer les utilités (3) de l’humanité qu’elle représente, nous vivons dans l’excédent – ce luxueux déchet – des signes culturels qui sont justement l’identité revendiquée de nos sociétés. La condition humaine du 21e siècle est bling-bling lorsque ses besoins propres s’expriment par les représentations de ses désirs symboliques. La soif d’utopies fantasmatiques codifiée par l’impératif marchand et publicitaire annihile les identités et les personnalités, qui s’évanouissent dans un all around global clinquant et brillant, la vaste promesse (4) permanente. Pour reprendre un leitmotiv de la pensée de la fin du siècle dernier, l’aliénation de l’humanité est à son comble lorsque sa propre destruction est vécue sur le mode esthétique.

La galerie parisienne Jérôme de Noirmont présentait, en ce début d’année, les récents travaux du couple Pierre et Gilles, une nouvelle série de photographies peintes de grand format (5). L’exposition Wonderful Town offre un parcours onirique dans lequel des personnages et des atmosphères à la croisée du sublime et du terrifiant prennent pour décor l’agglomération postindustrielle, c’est-à-dire un endroit à l’urbanité schizophrène et apocalyptique (6) fait de tours à bureaux et d’habitations, d’usines désaffectées et de grues de chantier entassées. Des oasis de rêves et de fantasmes, des nids d’imaginaire et de sublime kitsch brillent sur la trame monotone des ternes débris du monde civilisé, comme des paillettes et des guirlandes multicolores virevoltant dans un nuage de fumée. Au sein de l’image spectaculaire, autrement dit de l’image créée par l’accumulation du capital – celui en l’occurrence auquel ont voulu croire les Temps modernes – à un degré de saturation extrême (7), le seul moyen d’évasion est un rêve-espoir qui n’a rien à envier aux plus profondes fois religieuses ni à leurs mises en scène extatiques et sacrées. L’image bling-bling est une version dure de l’image spectaculaire, sa transformation en icône. L’art reste ici le prolongement imperturbable de la Création entendue dans toute son étendue métaphysique et spirituelle : plus que jamais émane de la galerie d’art actuelle une présence « qui est le propre des espaces où les conventions sont préservées par la répétition d’un système de valeurs clos [...], quelque chose de la sacralité de l’Église (8) ». C’est un système aussi clos et redondant que Boris Achour propose en se postant à la sortie de magasins de luxe parisiens, portant une veste sur laquelle est cousue la phrase : « Les femmes riches sont belles » (Les femmes riches sont belles, 1996).

L’inspiration de ces photographies peintes a été puisée lors de voyages effectués par le duo au Japon, au sein des villes inhumaines dans lesquelles chacun est « contraint » à s’inventer un imaginaire de plaisirs, de rêves et de légèreté, pour s’extraire d’une réalité qui n’est pas viable. Là encore, la mégapole contemporaine, la ville-monde, est ce bijou d’exubérance clinquante dans un environnement géopolitique miné par les conflits visibles ou non, par les guerres d’intérêts et de pouvoirs, et surtout par des foules d’individus de plus en plus pauvres et subissant des violences toujours plus importantes. Comme le fait observer le collectif auteur des Paradis infernaux (9), le luxe constitue un véritable refuge dans lequel une minorité de privilégiés préfère l’autoségrégation plutôt que l’ouverture sur un monde en rupture de sens. L’accumulation des égoïsmes et des peurs individuelles se traduit souvent par une architecture et par un urbanisme spectacle. Des mondes de synthèse comme la Californie de Hong Kong, les communautés grillagées répandues aux États-Unis et les centres commerciaux au gigantisme somptueux substituent à la réalité ordinaire leur réalité marchande obnubilée par le rythme des désirs et par la fétichisation des attitudes et des valeurs. La boutique Prada isolée en plein désert du Texas, emblématique du travail des artistes Elmgreen et Dragset (Prada Marfa, 2007), est une œuvre qui reproduit à son échelle ces jeux de vénération exacerbée qui s’exercent dans la contemplation des nouvelles citadelles des sociétés dirigeantes, comme un petit Dubaï.

Ce luxueux magasin aurait vraisemblablement pu être un espace d’art contemporain (il en adopte le vocabulaire formel). D’ailleurs, qu’il s’agisse d’une boutique installée en plein désert texan, d’un pavillon vénitien meublé (The Collectors, 2009) ou d’un cube blanc malmené (Traces of a Never Existing History / Powerless Structures, Fig. 222, 2001), les structures travaillées par les artistes nordiques restent identiques, figées dans une aura blanche et lumineuse qui est le mécanisme le plus diffus et le plus efficace de l’égalitarisme et de la standardisation ambiants. Parce que notre culture a besoin de cerner les formes qui constituent l’art que nous regardons, et parce que simultanément ces dernières ne sont plus visuellement définies, catégorisées, le contenant qu’est la galerie devient l’emballage sublimé sur lequel se cristallisent nos réflexes de pensée analytique. Le global white cube (10) reste ce cadre normatif qui gouverne à l’échelle de la planète des modes d’exposition de pratiques pourtant toujours plus variées, renouvelées, exotiques. Le bling-bling apparaît lorsque les structures supplantent les identités qu’elles sont censées véhiculer : l’art cosmopolite, qui ne peut être que l’expression de la pluralité des identités singulières du monde, se heurte à des modes d’apparence et d’existence prédéfinis et désignés, déclinés dans les lieux institutionnels aussi bien que dans les lieux alternatifs là encore en « excédent » des infrastructures industrielles et qui donnent souvent leur nom originel aux territoires d’exposition aménagés. Les abattoirs, les docks, les hangars, les garages et autres magasins ou halls sont transformés par le tuning esthétique, comme le sont les voitures rugissantes de Fast and Furious. Customized, c’est également la collection de vêtements et d’accessoires bling-bling de marque Hallal lancée par l’artiste Kader Attia en 2004. À cette occasion, la Galerie Kamel Mennour s’est muée pour quelques semaines en boutique streetwear branchée, et a donné à voir à travers ses larges vitrines la représentation d’une culture entière sous le joug des stratégies de marque occidentales (11). Ces objets et attitudes fétichisés qu’exhibent entre autres les rappeurs noirs à l’instar de Lil Wayne et de Juvenile dans leur bien nommé vidéoclip Bling-bling, comme les voitures et yachts luxueux, les grillz (12), les villas de rêve, les tatouages, les bijoux et les femmes, expriment la révolte libertaire et l’emprisonnement simultanés de l’identité de communautés entières qui ne peuvent aujourd’hui se définir qu’à l’intérieur des codes les plus tenaces de la civilisation occidentale, où la valeur matérielle supplante les valeurs morales. Le travail du plasticien américain David Hammons illustre également ces crispations entre populations possédantes et populations dépossédées, nombre de ses œuvres hybridant les signes et registres culturels étatsuniens et africains, comme un cochon-tirelire brisé qui laisse apparaître une économie fondée sur une monnaie de coquillages et non de dollars (Too Obvious, 1996). Morte en couches, la révolte bling-bling de ces jeunes rappeurs laisse pour seule image celle d’une identité à cheval sur l’extrême richesse et la pauvreté la plus dénudée, lorsque les chances de survie des plus faibles sont vouées au miracle, telles celles d’immigrés traversant les mers dans des canots de fortune à la poursuite de l’Eldorado. La liberté est présentée en formule tout compris par les structures esthétisées de sa distribution marchande, comme en témoigne le mercantilisme cynique des organismes mafieux proposant aux Africains ou aux Orientaux d’acquérir le statut de résident des États-Unis, ou parfois de pays d’Europe (13). Dans ces contextes la destinée humaine est étouffée par une gangue étincelante et hors de prix comme la vanité diamantée de Damien Hirst (For the Love of God, 2007).

On croise dans l’univers de Sylvie Fleury des chariots d’hypermarchés dorés sur des socles blancs (Ela 75K (Go Pout), 2000), des sacs de marques de luxe en petits rassemblements (It’s Clinique Bonus Time, 1991), des couvertures du magazine Vogue (Vogue, 1992) ainsi que des œuvres emblématiques de l’histoire de l’art du 20e siècle recouvertes d'onguents industriels ou de fourrures aux couleurs tape-à-l’œil (Eternal Wow on Shelf, 2007). Tous ces contenants exposent les formes de la mode, de la publicité et de l’esthétique au sein desquelles nos identités se construisent à l’heure actuelle. « Je suis une femme, je vis dans mon siècle, je suis féministe » est le titre représentatif d’un entretien que l’artiste a accordé à Fabian Stech en 2003 à Genève (14). Le bling-bling concentre à la fois les plus profondes interrogations de l’essence humaine et les plus frivoles désirs de représentation de cette humanité ; c’est l’interface qui affiche au-dehors le monde intérieur, comme le papier d’un shopping bag. Il est admis que cette recherche mystique et religieuse est un des ressorts les plus puissants qui animent les mécanismes de la consommation de masse. Pour citer le milliardaire français Gérard Mulliez, fondateur d’un empire de la grande distribution mondiale, « la société de consommation est un système économique qui vise à mettre de plus en plus de biens à la disposition de plus en plus de personnes. Toute une organisation qui n’a d’autre but que de faire participer de plus en plus de monde à la création, dans le droit fil de la volonté du Seigneur (15)». Les mannequins de plastique maquillés photographiés par Valérie Belin et les mannequins de chair immobiles de Vanessa Beecroft ont l’apparence déconcertante et le regard lointain des icônes religieuses byzantines les plus sacrées.

La loi de Pareto (16), qui se décline sur toute l’étendue de l’économie marchande et médiatique, dicte les choix et les actes des décideurs. Elle prend des proportions incontrôlables lorsqu’elle s’applique mondialement dans un système d’existence où le progrès technique a supplanté le progrès humain (17). All around Bling-bling désigne l’état du monde lorsque l’ensemble des structures de vie (18) sont orientées par cet état de fait à la fois approximatif et dramatiquement précis : 20 % de la population mondiale consomme 80 % des richesses de la planète. Cette minorité impose ses choix identitaires par l’ensemble des superstructures et infrastructures déployées entre les ressources environnementales et la civilisation, un déséquilibre fondamental qui régule et organise les vies de l’humanité dans leur intégralité. Autrement dit, le luxe contemporain ne peut qu’être réduit à son caractère ostentatoire, à son pouvoir de représentation abstrait, car il ne s’appuie sur aucune réalité ni justification rationnelle ou concrète. Cette tension entre le progrès technique et sa « moralité » est celle que Wim Delvoye prolonge dans ses réalisations traditionnellement subversives. Comme des engins de chantier métalliques aux motifs architecturaux empruntés aux somptueuses cathédrales (la série Caterpillar), l’artiste utilise l’aura contemporaine du génie technique humain et la rapporte souvent à un égoïsme fondamental d’Ikonenmacher (19). La plupart de ses œuvres, comme la polémique des machines Cloaca, voire même son propre personnage d’artiste, font l’objet de travaux publicitaires avec logo (Cloaca - New and Improved logo, 2002), de produits dérivés au design industriel soigné allant jusqu’à la production en série de figurines « Wim Delvoye » pour enfants vendues dans des Wim Shops. De même que Jeff Koons exposé aux côtés du Roi-Soleil à Versailles, le « startiste » belge confie rechercher le maximum d’efficacité visuelle afin que l’art reste grâce à l’image « compréhensible pour tous ». Malmenée, redéfinie ou éradiquée par la plupart des avant-gardes historiques du 20e siècle, la représentation est un mode de vie internationalisé au sein duquel la publicité est le mode de communication par excellence.

L’idée de représentation, auparavant souvent considérée comme une aliénation des images et du rapport au monde, est aujourd’hui la condition essentielle d’existence des artistes : pour beaucoup, l’art n’est qu’un mot si l’on n’est pas représenté par une galerie, sur Internet, dans les foires ou les biennales nationales et internationales. Des dizaines d’artistes vont à Venise tous les deux ans pour représenter des nations. Le consensus veut également que l’idée de représentation soit la base de toute forme de gouvernement démocratique, donc acceptable. Le corollaire actuel de la représentation est la mise en scène qui introduit un (faux) semblant de liberté dans l’ensemble des représentations qui nous entourent. La liberté de la condition d’artiste est bling-bling lorsque le lieu de l’art se confond avec les lieux de sa mise en scène. Et parce que l’art débouche sur des régions où ne domine ni le temps ni l’espace, l’enjeu de l’avant-garde actuelle, de la mondialité et de l’imaginaire cosmopolite se porte moins sur l’art lui-même que sur les manières dont nous pouvons l’habiter sans en faire l’objet de représentation – et donc d’efficacité – de l’Idéologie.

NOTES
1. Mike Davis et Daniel B. Monk (dir.), Paradis infernaux. Les villes hallucinées du néo-capitalisme, Paris, Les Prairies Ordinaires, 2008, p. 6.
2. Claude Lévi-Strauss, Tristes tropiques, Paris, Pocket, 1984, p. 37.
3. L’aménagement des utilités était au cœur du système du World Game de Buckminster Fuller : l’organisation intelligente du monde de manière à prolonger la viabilité de la vie sur Terre et à « n’oublier personne ». Le concept a été largement repris depuis par nombre de partisans de modèles de société différents, dont John Cage, qui s’y réfère abondamment dans ses conversations.
4. Raymond Williams, « Publicité, le système magique », Culture et matérialisme, Paris, Les Prairies Ordinaires, 2009, p. 60.
5. Pierre et Gilles, Wonderful Town, exposition présentée du 27 novembre au 23 janvier 2010, galerie Jérôme de Noirmont, Paris.
6. Courrier international, n° 998-999, du 17 au 31 décembre 2009, numéro consacré aux prophéties, apocalypses et fins du monde.
7. « Le spectacle est le capital à un tel degré d’accumulation qu’il devient image. », Guy Debord, La Société du Spectacle, Paris, Gallimard-Folio, 1992, p. 32.
8. Brian O’Doherty, White Cube. L’espace de la galerie et son idéologie, Zurich et Paris, jrp/ringier et la Maison Rouge, 2008.
9. Loc. cit., note 1.
10. L’expression est empruntée à l’essai d’Elena Filipovic « The Global White Cube » publié dans Barbara Vanderlinden et Elena Filipovic (dir.), The Manifesta Decade: Debates on Contemporary Art Exhibitions and Biennals in Post-Wall Europe, Cambridge, MIT Press, 2005, p. 63-83.
11. Hallal, du 27 février au 27 mars 2004, Galerie Kamel Mennour, Paris.
12. Prothèse dentaire décorative en métal précieux.
13. On peut citer la démarche du collectif Société Réaliste créé en 2004 à Paris. La loterie des « cartes vertes » (EU Green Card Lottery – The Lagos File, 2006-2009) est un vaste projet d’analyse des mouvements de migration internationaux. www.green-card-lottery-eu.org
14. J’ai parlé avec..., Dijon, Les Presses du Réel, 2007, p. 37-49.
15. Richard Whiteley, La dynamique du client, une révolution des services, présenté et commenté par Gérard Mulliez, Paris, Éditions Maxima, 1994, p. 23.
16. La loi de Pareto est une loi empirique, formalisée en mathématiques : dans l’ensemble des domaines de l’activité humaine, 80 % des effets sont le produit de 20 % des causes. Cette loi trouve une application quasi systématique dans le domaine marchand en général.
17. Voir à ce propos la Conversation Hans Ulrich Obrist-Raoul Vaneigem, Paris, Manuella, 2009, p. 20.
18. J’emploie le terme « structure » de manière large : les architectures et l’urbanisme, les réseaux industriels, les réseaux de distribution et de transport, les réseaux d’information, les médias, les formes de gouvernement, bref l’ensemble des cadres déployés sur terre par l’activité humaine.
19. Ikonenmacher : néologisme allemand employé par l’artiste qui signifie littéralement « faiseur d’icônes ».

BIO
Thibault Carles vit et travaille à Paris, Lyon, Londres. Artiste et essayiste, son travail s’attache moins à la production d’œuvres qu’à l’installation d’un état d’esprit.