Dossier | El Anatsui : des poubelles de Nsukka aux musées internationaux

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Dossier | El Anatsui : des poubelles de Nsukka aux musées internationaux
NO 64 - Déchets
Éloïse Guénard

El Anatsui : des poubelles de Nsukka aux musées internationaux
Par Éloïse Guénard

Le déchet, une question économique et politique : de Naples au continent africain
Alors que Naples croule sous des montagnes de détritus depuis des mois (1), la prolifération des déchets nous renvoie étrangement à la réalité d’autres continents ou époques. Pour autant, cette actualité met bien en lumière au cœur de l’Europe la complexité d’une problématique environnementale dépendante d’intérêts politiques et économiques, que l’on aurait tendance à oublier, baignés que nous sommes par les discours simplistes les plus vertueux. Comme le dénoncent certains porte-parole des verts, «[t]out en culpabilisant les citoyens et en leur proposant une expiation facile de leurs péchés par des petits gestes individuels, on oublie de leur expliquer que nombre de politiques publiques que l’on choisit de mener sont antiécologiques. [...] Mais l’écologie n’est pas seulement un faux prétexte, c’est aussi devenu un argument publicitaire, aussi mensonger que vendeur : l’écologie se trouve utilisée à des fins marketing pour justifier les démarches les plus néfastes pour la planète (2)».

De rebuts inexploités, les déchets sont devenus l’objet de transactions lucratives plus ou moins honnêtes, contractées à une échelle internationale. Si la situation napolitaine peut rappeler les décharges à ciel ouvert qui souillent les alentours de villes et de villages en Afrique, cela ne relève pas d’une simple association formelle. La relation entre les deux continents s’est tissée au fil des pages tragiques de l’histoire d’une Afrique «poubelle de l’Europe (3)» et des trafics de déchets (4).

Face à de telles crises, les bons sentiments du geste individuel et l’apologie de la solution de proximité, qui inondent les discours occidentaux, paraissent cruellement démagogiques. Et pourtant, en Afrique, une frange de la population a fait du recyclage un mode de vie ordinaire tant parce que les déchets font partie du quotidien, qu’en raison du dénuement qui l’invite à trouver des formes parallèles de consommation. Bien sûr, le discours politiquement correct, versant dans une représentation stéréotypée du continent, n’a pas manqué de se nourrir de cette réalité...et il a trouvé de nombreux échos dans l’art contemporain. Peu s’en faut de voir poindre à l’horizon une valorisation naïve du recyclage, l’image primitive (ou romantique) du «bon sauvage» astucieux.

À l’aune de ce préambule, nous avons choisi d’étudier conjointement la problématique du déchet et celle de l’art contemporain africain (5) dans l’œuvre de l’artiste ghanéen El Anatsui. Loin de la perpétuer, l’œuvre d’Anatsui met à mal la vision «exotique» précédemment dénoncée qui, appliquée à la création, ferait du déchet une caractéristique inhérente à l’art africain. C’est donc dans une perspective critique que cette approche croisée abordera non seulement la dimension esthétique de l’œuvre, mais aussi ses liens avec la scène internationale, qui déterminent à la fois les déchets – ainsi qu’il l’a été évoqué – et le label «d’artistes africains (6)».

Le déchet, entre art moderne occidental et art contemporain africain
Si la récupération et le recyclage ont pu coller à l’image de l’art africain, celui-ci n’en a pas le monopole. Mais, lorsque l’art moderne occidental a commencé à s’emparer des déchets au début du 20e siècle, ce fut le plus souvent pour leurs propriétés esthétiques et conceptuelles, tandis que l’art contemporain, a fortiori africain, s’inscrit éminemment dans une démarche critique et politique. Récupérés, laissés bruts, transformés ou encore photographiés, les emballages alimentaires, plastiques, vêtements, chiffons, papiers, cartons, ferrailles, poupées, objets manufacturés, sécrétions... bref, toute la panoplie des déchets est devenue une réserve inépuisable pour des artistes faisant feu de tout bois. Cela n’a pas été sans conséquences ! L’usage des déchets a ébranlé la nature de l’œuvre d’art autant que la définition de l’artiste. L’œuvre qui s’est acoquinée avec la banalité et la trivialité du monde a cessé d’être considérée comme une forme autonome et unique créée ex nihilo par un génie inspiré.

De Kurt Schwitters à Wim Delvoye en passant par l’Arte Povera ou le Nouveau Réalisme, les artistes ont convoqué les registres les plus variés avec les déchets de la société, du corps ou de l’esprit : ontologique (est-ce de l’art ?), esthétique (est-ce beau ?), moral (le pur et l’impur), hygiénique (le propre, le sale), économique (quelle valeur cela peut-il avoir ?) et politique (l’art peut-il s’engager auprès de l’écologie ?).

Plus interventionnistes, les artistes actuels se sont faits les chantres d’actions concrètes (avec le design écologique par exemple) en s’immisçant dans des réseaux et des structures existantes. Nicolas Bourriaud a analysé ce type de pratiques dans ses ouvrages sur «l’esthétique relationnelle» et la «postproduction (7)». À l’heure de la globalisation, le déchet continue d’ouvrir des chantiers d’expérimentation. Chez Anatsui, l’utilisation de déchets engage véritablement un processus artistique et une forme, articulés au contexte culturel, politique et social de l’Afrique. La richesse polysémique de son œuvre trouve son ancrage dans l’intégration de ces différents héritages.

Le déchet comme matière première chez El Anatsui
«L’art surgit selon les situations particulières, et je crois que les artistes ne peuvent que bénéficier de ce que leur environnement leur renvoie (8).»

Cette maxime définit bien l’artiste qui a recours à des objets trouvés déjà déterminés en guise de matière première, plutôt qu’à des articles manufacturés neufs. Glaneur, Anatsui récupère les rebuts de la société qu’il trouve à sa portée, collecte et transforme : bois mort (Akua’s surviving children, 1996), bouchons de bouteilles (Sasa, 2004), boîtes de conserve usagées (Crumbling Wall, 2000), plaques de métal (Wastepaper Bag, 2003). Il ne fait pas en cela de nécessité vertu, mais érige la récupération en pivot du processus créatif, car les déchets s’offrent à lui chargés des circonstances qui les ont rendus disponibles.

Aussi, cette matière porte-t-elle véritablement la mémoire du quotidien et des mœurs. Au Nigeria, où l’artiste vit et travaille, les enfants abandonnés de Lagos sont sinistrement coutumiers de ce genre de collecte. Ils ramassent des objets dans les décharges (les plus grosses décharges de composants électroniques, paraît-il) pour les revendre et assurer leur survie. Alors que la ville est aussi connue pour l’opulence des élites enrichies par le pétrole qui exhibaient leur voiture de luxe dans les années 1970, les déchets renvoient explicitement aux habitudes consuméristes de la population d’une part et à sa propension au recyclage de l’autre.

En l’occurrence, la plupart des matériaux d’Anatsui ont un lien avec la boisson ou la nourriture. Les emballages des aliments que l’artiste réutilise désignent par métonymie le contenu absent dont ils ne sont plus que la trace. Une absence qui renvoie aussi immanquablement aux famines et sécheresses que le continent a connues. Dans le catalogue de l’exposition consacrée à l’artiste par l’Oriel Mostyn Gallery (9), Martin Barlow rapporte l’usage que la population fait ordinairement de ces produits usagés. Les boîtes de conserve, y apprend-on, sont réutilisées comme plats pour cuire des purées consommées la nuit, tandis que leurs couvercles grossièrement percés deviennent des râpes à manioc (un produit de base pour la plupart des ménages), et les plaques de métal se prêtent quant à elles à l’impression de nécrologies affichées sur les murs et les portes afin d’informer d’une mort et de donner les détails des funérailles.

Toutefois, l’artiste ne se cantonne pas dans ce premier degré de référence. Fondamentalement, Anatsui propose une annexion de formes dérisoires communément méprisées qui, intégrées à son œuvre, renversent l’ordre de la consommation et de la production. Il remet en circulation des objets jetés auxquels il attribue une valeur nouvelle, reprenant un procédé cher aux Nouveaux Réalistes : le «recyclage poétique du réel». Réincarnés, les emballages vivent une nouvelle histoire alors qu’ils étaient condamnés car, contrairement à des articles d’occasion, ils avaient irrémédiablement perdu avec leur fonctionnalité, leur raison d’être.

Non seulement la nouvelle fonction des détritus révèle une dimension – artistique – que l’usage initial de l’objet ignorait, mais leur mutation les sublime. Anatsui quitte le registre du bricolage ou du commentaire anecdotique sur la société pour créer des formes dont il exalte la magnificence. Dans l’époustouflante série des Cloth en particulier (Earth Cloth, 2003 ; Man’s Cloth, 2002 ; Woman’s Cloth, 2002), El Anatsui, assisté de toute une équipe dans son travail méticuleux, aplati les objets métalliques, les perce et les assemble avec de petits fils de cuivre et réalise de prodigieuses tentures métalliques aux couleurs vives et miroitantes. Notre œil occidental y reconnaîtrait volontiers de grandes compositions abstraites dans la lignée de l’art contemporain, mais les «tableaux sculptures» de l’artiste éveillent également d’autres associations. De déchets, l’artiste crée de véritables parures de roi.

Culture locale et relations internationales
Les grandes étoffes kente, dont les œuvres d’Anatsui s’inspirent, sont effectivement l’apanage des puissants dans la tradition culturelle des tisserands ghanéens. L’artiste, originaire du Ghana a hérité de la connaissance de cette tradition de son frère et de son père qui la pratiquaient en amateurs. Les longues bandes de kente cousues entre elles constituent de grandes pièces aux motifs symboliques, portées par les chefs ou acquises par les touristes dans les centres d’Accra et de Kumasi. Ce faisant, parce qu’il confère au métal dur et aride la souplesse du tissu, Anatsui partage les pouvoirs occultes qui sont reconnus aux forgerons pour leur maîtrise du feu et leur capacité à métamorphoser les éléments. Éboueur alchimiste, il sait transformer le fer des décharges de Nsukka en or. Mais, le pouvoir de ce «magicien (10)» s’exercerait-il sur un public étranger à l’affût d’une tradition largement reconstruite à son intention ? Bien que la question soit légitime, nous ne saurions imputer à l’œuvre elle-même une lecture univoque ou simpliste que le public pourrait en faire.

En véritable tisserand, Anatsui exhume les déchets pour assembler dans une tapisserie la mémoire du quotidien et celle de la culture avec l’histoire contemporaine de l’Afrique et son passé colonial. Les bouchons de liqueurs par exemple évoquent à la fois les mœurs (la consommation des liqueurs elles-mêmes), l’histoire (certaines marques de liqueurs produites dans des distilleries locales telles que «Ecomog», empruntent leur nom à des événements politiques) (11), et l’histoire des relations internationales. En effet, les boissons alcoolisées ont été introduites en Afrique par des Européens au moment des premiers échanges commerciaux. Suivant une logique similaire de causalité, les produits importés, comme les conserves de lait venues massivement d’Europe et des États-Unis, ont pu participer à la prolifération des décharges en fournissant des emballages que le pays n’avait pas les capacités technologiques de traiter et de recycler (Peak Project, 1999).

D’une notoriété nigériane à une reconnaissance internationale : la réception multiple d’une œuvre universelle
Revenons en Italie où il fut offert aux visiteurs fascinés de la dernière Biennale de Venise de découvrir une installation d’Anatsui sur la façade du fameux Palazzo Fortuni. Depuis sa première présentation à ladite biennale en 1990, l’artiste a attiré l’attention internationale et ses œuvres ont été présentées aux quatre coins du monde lors d’expositions personnelles (notamment El Anatsui: Gawu qui a tourné au Royaume-Uni et aux États-Unis en 2004-2005) et collectives (Africa remix, présentée à Düsseldorf, Londres, Paris et Johannesburg en 2005).

La reconnaissance d’Anatsui est atypique comparée à celle de nombreux artistes africains, tributaires des circuits internationaux. Considéré comme l’un des sculpteurs les plus importants au Nigeria, il a joui d’une importante notoriété locale bien avant d’être remarqué par les musées occidentaux. Il a participé au rayonnement culturel de son pays avec la populaire exposition AKA Circle of Exhibiting Artists qu’il organise tous les ans, et son enseignement prodigué à l’université depuis 1975 a été le terreau de la Nsukka school. Aujourd’hui encore, Anatsui a choisi de rester au Nigeria. Il n’a pas cédé à la logique d’une promotion internationale habituellement fomentée au titre «d’artiste africain», mais allant paradoxalement de pair avec l’abandon de son pays d’origine.

Perçu comme spirite par le public Igbo du Nigeria ou comme minimaliste par celui de la galerie Skoto à New York où il fut exposé aux côtés de Sol LeWitt (1996), Anatsui pourrait être qualifié d’artiste universel, bien que le terme soit galvaudé. Son œuvre, alimentée par la connaissance du continent africain et par celle de l’art international, convoque des strates de références et de significations multiples, puisées à la fois dans le passé et la contemporanéité. Bien que tous les ingrédients aient été réunis avec le déchet pour se complaire dans une recherche purement identitaire, l’artiste évite les travers d’une exploitation des registres du trash, du misérabilisme ou encore du primitivisme, qui auraient plongé l’œuvre dans le stéréotype du «typiquement africain (12)». En cela, El Anatsui crée une grande œuvre qui renouvelle véritablement le traitement du déchet en art.

NOTES
1. Paroxysme d’une crise qui s’enlise depuis 14 ans, plusieurs milliers de tonnes de déchets se sont accumulées dans toute la région napolitaine ces derniers mois, provoquant le mécontentement des riverains et un état d’urgence sanitaire. Des budgets colossaux ont été engloutis en vain pour tenter de régler cette situation gangrenée par des hommes politiques frauduleux et par la mainmise de la camorra, la mafia napolitaine, qui s’est emparée de ce marché lucratif.
2. Jean-Louis Roumégas et Anne Souyris, «La semaine de l’écoblanchiment», Libération, mardi 8 avril 2008.
3. François Roelants du Vivier, Les vaisseaux du poison, Paris, Sang de la Terre (Les Dossiers de l’Écologie), 1988.
4. Des années 1980 à nos jours, de nombreux scandales ont été dénoncés. Dernièrement, le navire panaméen Probo Koala (août 2006), affrété par une société hollandaise, a gravement pollué de ses déchets toxiques plusieurs décharges publiques d’Abidjan, au mépris de la Convention de Bâle. Aujourd’hui, se sont plutôt des biens de consommation usagés (voitures, pneus ou déchets électroniques) qui arrivent en Afrique sous couvert de réemploi.
5. Non sans ironie, on notera que l’exposition Africa Remix (2005) comptait Total parmi ses commanditaires – société impliquée dans la marée noire provoquée par le naufrage de l’Erika en 1999.
6. Sur la double détermination de «l’art contemporain africain» comme catégorie esthétique, normative et critique et comme histoire de la reconnaissance de nouveaux artistes sur la scène internationale, je renvoie le lecteur au dossier du n° 03 d’Art 21, juillet-août 2005.
7. Nicolas Bourriaud, L’esthétique relationnelle, Les presses du réel, Dijon, 1998 ; Postproduction, Les presses du réel, Dijon, 2003.
8. «Art grows out of each particular situation and I believe that artists are better off working with whatever their environnment throws up.» El Anatsui, «An interview with El Anatsui», par Gerard Houghton, El Anatsui Gawu, Oriel Mostyn Gallery, Llandudno, 2003.
9. El Anatsui: Gawu, Oriel Mostyn Gallery, Pays de Galles, 2003.
10. J’emprunte à dessein le terme à Jean Hubert Martin, commissaire de l’exposition Les magiciens de la terre (MNAM, 1989), afin de pointer la vision traditionnelle de l’artiste africain «authentique» qu’il recouvre.
11. Ecomog est une force d’interposition créée en 1990, qui est intervenue dans plusieurs conflits d’Afrique de l’Ouest, et elle se compose essentiellement de Nigérians.
12. J’évoque implicitement la position polémique de Jean-Loup Amselle dans L’Art de la friche (Flammarion, Paris, 2005), qui fait du déchet «l’icône de la postmodernité» et de l’Afrique le continent poubelle par excellence, refuge pour l’imaginaire occidental, pris dans une esthétique romantique du déclin et un éloge du populaire exotique. Pour l’auteur, beaucoup d’artistes en Afrique «continuent de recycler une image que l’Occident se faisait de l’Afrique dans les années 70. Ils continuent d’être pris dans le miroir que leur tend l’occident».