Article | Fade in / fade out : Bill Viola et Tsai Ming-Liang

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NO 63 - Actions réciproques
Erik Bordeleau

Fade in / fade out : Bill Viola et Tsai Ming-Liang
Par Erik Bordeleau

Si l’esprit ne se fait pas image, il sera anéanti comme le reste du monde.
- Simon le magicien

Difficile de nommer cette évidence sensible qui transit l’espace métropolitain branché et, de manière presque imperceptible, délimite et pasteurise les existences. Dans le milieu de l’art, ce séjour indéfiniment prolongé dans le relationnel abstrait se vérifie en premier lieu à ce désir d’installer des situations propices à « l’interaction », afin de remédier à un supposé manque de « communication ». Anesthésie procédurale en grand style, qui recoupe la disposition étudiée des corps dans l’espace si soyeusement quadrillé de l’intersubjectivité. Une ritournelle de la maternelle tournoie dans l’air du temps : « C’est mon corps, c’est mon corps, ce n’est pas le tien » – puis la cloche sonnera et ce sera l’heure de la performance.

Cette vaste entreprise d’exposition/privatisation de l’existence, dont l’art contemporain n’est souvent que le triste symptôme, nous avons l’habitude de la penser sous le signe du spectacle et du règne de l’image. De Benjamin à Debord, de Baudrillard à Deleuze et Guattari, tous s’accordent pour dire que l’aliénation de l’humanité atteint son comble lorsque sa destruction est vécue sur le mode esthétique. Dans un passage devenu classique de l’Anti-Œdipe, le problème est posé en ces termes :
« Le capitalisme remplit d’images son champ d’immanence : même la misère, le désespoir, la révolte, et de l’autre côté la violence et l’oppression du capital deviennent des images de la misère, de désespoir, de révolte, de violence ou d’oppression. Les personnes privées sont donc des images de second ordre, des images d’images, des simulacres. [...] des images rabattues sur des images, de telle façon qu’à l’issue de l’opération, le petit moi de chacun, rapporté à son père-mère, soit vraiment le centre du monde (1). » [Je souligne]
Pour contrer l’image-spectacle ou l’image-simulacre et leurs effets de privatisation œdipiens, Deleuze et Guattari en appellent à une « vraie relation avec le dehors, un peu de réalité réelle (2) ». Mais qu’est-ce qu’une « vraie » relation au dehors implique ? De quelle force est animée l’expression tautologique « réalité réelle » ? Si on laisse de côté tous ceux qui se précipiteront sur l’occasion pour réaffirmer la sainte nécessité de la représentation, force est tout de même d’admettre qu’on ne peut pas en finir aussi facilement avec le problème de l’image. Car n’y a-t-il pas tout lieu de croire qu’au plus intime de nos vies on retrouve précisément des images ? Tel est du moins l’avis de Bill Viola, pour qui « les images vivent en nous... nous sommes des databases vivants d’images [...] et une fois que les images sont entrées en nous, elles ne cessent plus de croître et de se transformer (3) ».

Si donc le défi le plus urgent à notre époque consiste à trouver des manières d’interrompre les flux médiatico-spectaculaires, il semble qu’une partie de la solution doive résider, au-delà ou plutôt en deçà de quelconque dispositif de stimulation relationnelle intersubjective, dans l’exploration patiente de l’image comme point où s’unissent celui qui voit et ce qui est vu. Des images pour désactiver la conception dominante d’un temps homogène et vide et nous faire, littéralement, entrer en matière.

C’est dans ce contexte que j’aimerais discuter des œuvres de Bill Viola et Tsai Ming-Liang présentées à la Biennale de Venise 2007. Chez ces deux maîtres de la caméra on trouve de nombreux éléments en commun, dont le plus évident est sans doute le déploiement filmique d’une lenteur fondamentalement anti-spectaculaire, qui problématise par elle‑même notre rapport constitutif aux images. Mais parler de lenteur, c’est peut‑être encore trop peu dire ; ce qui anime véritablement leurs œuvres, ce serait plutôt un art du fade (au sens verbal dérivé de l’anglais) ou encore une certaine conception de la fadeur, concept rhizomatique qui conjugue certains éléments de la tradition poétique chinoise aux réflexions les plus récentes sur l’image-temps. Le fade, au double sens d’un effacement graduel et d’une suggestivité accrue par une relative raréfaction de la « saveur », constituerait ainsi un mode poétique particulier par lequel Tsai et Viola effectuent des passages dans le vif de notre consistance imaginale – plongée dans un peu de temps à l’état pur ?

Bill Viola : fade in océanique
Ocean Without a Shore (2007) est une installation vidéo dont le titre est tiré de l’œuvre du poète soufi Ibn Arabi (1165-1240) : « le Soi est un océan sans rivage. Notre regard n’en voit ni le début ni la fin, dans ce monde comme dans celui qui vient. » Dans la sobre intimité de l’église de San Gallo, Viola transforme les trois autels de pierre en autant de portails par lesquels nous sommes mis en présence des morts, ces morts « qui ne sont jamais partis » et qui séjournent parmi nous, comme le rappelle le poète et conteur sénégalais Birago Diop, duquel Viola s’est aussi inspiré. Sur chaque écran, un même cycle se répète, indéfiniment : des individus émergent des profondeurs et s’avancent vers nous, en noir et blanc, très lentement. Puis, chacun traverse un seuil d’eau et de lumière qui nous est invisible, comme s’il sortait soudainement d’une grotte dont l’entrée aurait été cachée par une cascade d’eau torrentielle. Au contact du dehors, les corps prennent forme et se colorent ; ils reçoivent l’incarnat de leur vie. Très doucement, ils expérimentent leurs nouveaux contours ; ils s’extasient. Finalement, après quelques minutes de grâce nécessairement éphémère, ils se retournent, franchissent à nouveau le mur d’eau et de lumière qui tient lieu de limite entre les vivants et les morts, et progressivement regagnent le fond indistinct d’où ils sont venus.

Dans l’obscurité de la petite église, le calme va-et-vient de ces singularités quelconques sur les écrans contraste avec le mouvement stéréotypé des bancs de touristes dans la Venise labyrinthique. Le spectateur se dépose. Le temps s’immobilise. Une constellation de vie et d’images se forme. Le fracas aléatoire des traversées de la cascade d’eau devient peu à peu le rythme qui nous berce et nous plonge dans un profond état de recueillement. La Sérénissime enfin respire : affluence des foules, reflux des morts ; une marée.

À l’instar d’autres œuvres de Viola comme The Reflecting Pool (1977-1979) ou Nantes Triptych (1992), Ocean Without a Shore s’inscrit dans une réflexion sur les thèmes de l’émergence et de la dissolution, de la mort et de la venue au monde. Quel est le rapport entre l’image et la venue au monde ? Ou plus précisément : comment le spectateur vient-il au monde ? Le secret de l’art de Viola semble résider dans la création d’images qui parviennent à cristalliser le temps, images-cristal qui opèrent le passage entre le temps chronologique et la vie historique des images. Images monadiques, images qui font monde : Viola a la faculté rare d’intensifier la qualité de présence des spectateurs, jusqu’à atteindre le point de fusion imaginal. « Dans la mesure où des hommes participent au présent, ils sont des naissants - des êtres dans lesquels le mouvement de la venue au monde se poursuit (4) ». Dans le Spectacle, la venue au monde est constamment annulée, suspendue dans une circulation infinie de signes qui exténue l’animation imaginale. Là où le Spectacle nous accélère, nous dépouille et nous réduit à la vie nue, les images qui immobilisent le temps (re)font notre consistance, elles représentent en quelque sorte les traits d’union de notre forme-de-vie. S’il n’y a de venue au monde qu’imaginale, c’est parce qu’il s’agit toujours pour nous de renouveler l’accès à la consistance historique d’un présent, un présent qu’il faut chaque fois instaurer, sans quoi aucune plénitude n’est possible. Chez Viola donc, ce ne sont plus tant les images qui défilent dans le temps, que le temps lui-même qui se voit inséré dans les images. Insérer du temps dans des images – serait-ce là quelque chose comme le degré zéro de ce qu’est une histoire ?

Tsai Ming-Liang : fade out statique
It’s a Dream est une installation cinématographique présentée à la Biennale de Venise 2007, faisant partie du pavillon taiwanais intitulé Atopia (非城之境). Une salle de cinéma format réduit a été reconstituée avec des bancs rouges et usés, arrachés à un vieux cinéma d’une petite ville de province en déclin. Le court-métrage, qui dure 20 minutes, a été filmé là-bas (5).

It’s a Dream nous plonge dans la douce pénombre d’un cinéma désaffecté et promis à la destruction. « À Kuching, en Malaisie, il y avait deux cinémas près de la maison de mes grands-parents. [...] Ils ont été démolis il y a peut-être sept ou huit ans. Aujourd’hui je rêve encore à ces deux cinémas (6) ». C’est semble-t-il un de ces rêves que Tsai a choisi de nous faire partager : il est là, jeune enfant, en compagnie de son père, de sa mère déjà vieille et de sa grand-mère, représentée par une photo posée sur un des sièges du cinéma.

Accroupi dans une allée du vétuste cinéma, le père, interprété par Xiao Kang, l’acteur fétiche de Tsai, pompe énergiquement une lampe à gaz. Son geste semble se confondre avec celui d’un homme des cavernes allumant un feu ; et le vieux cinéma dès lors d’apparaître comme le théâtre d’une scène primitive où homo sapiens se découvre homo spectator (7). Le rêve à forte teneur autobiographique de Tsai devient ainsi une sorte de phantasia inaugurale – une « imagination » selon la traduction courante (8) – geste par lequel le cinéma apparaît comme chambre noire ou stanza éthopoïétique (9). Le cinéma d’enfance de Tsai se confond tout en finesse avec la naissance d’une humanité sans cesse enfantée dans la noirceur de la salle de projection.

Ce n’est pas la première fois que Tsai réalise une œuvre dans laquelle le cinéma en tant que lieu occupe une place centrale. Dans Goodbye Dragon Inn (2003), Tsai déjà s’était pris d’affection pour un cinéma de Taipei et avait senti l’urgence de le filmer avant qu’il ne soit définitivement détruit. Dans les deux cas, un mélange de nostalgie et de désir de sauvegarder sur pellicule un pan de passé l’incite à filmer des espaces en disparition, empreintes évanescentes du passage de la mondialisation. Ce qui pose un problème qui travaille de l’intérieur toute l’œuvre de Tsai Ming-Liang : comment filme-t-on la disparition?

La réponse de Tsai implique une conception très particulière de la temporalité cinématographique, qu’on pourrait qualifier de réalisme temporel radical. « J’ai souvent l’impression que le temps dans les films des autres n’est pas assez réel », dit-il, ajoutant : « Je déteste que les événements soient sur-dramatisés (10) ». Le réalisme temporel radical de Tsai comporte une dimension radicalement anti-dramatique qui trouve dans le plan fixe son moyen d’expression privilégié. Incidemment, c’est dans Goodbye Dragon Inn et It’s a Dream qu’on trouve les deux exemples les plus extrêmes de cette esthétique du fade. Dans Goodbye Dragon Inn, la caméra filme durant presque cinq interminables minutes une salle de cinéma vide. L’absence à peu près totale d’action durant cette séquence, mis à part une concierge qui s’affaire l’espace de quelques instants dans la pièce, fait peu à peu apparaître la salle en tant que protagoniste principal du film. Il se ne se passe absolument rien, si ce n’est la lente émergence du lieu lui-même – et par la négative, sa disparition à venir. L’extrême platitude de la séquence est la condition par laquelle nous sommes mis en présence du temps propre de la salle de cinéma en disparition – tel est du moins le pari tenu par Tsai.

La valorisation du fade dans la tradition poétique chinoise ne manque pas de laisser perplexe. Elle constitue pourtant un des éléments fondamentaux d’une pensée de l’intégration par expérience  : plus la saveur est discrète, plus elle implique une participation accrue de la conscience pour qu’elle puisse être appréciée. C’est dans cette mesure que Jullien peut dire que « ce qui est fade ouvre sur le plus long itinéraire de la subjectivité  ». Le caractère profondément anti-narratif des films de Tsai nous invite à les considérer sous l’angle d’une pragmatique de la fadeur, d’autant plus qu’il s’agit ici de filmer de manière à préserver la mémoire d’un lieu – ou plus précisément, de le rendre inoubliable.

Le dernier plan-séquence de It’s a Dream constitue sans doute la plus longue disparition en fondu de l’histoire du cinéma. Durant de très longues minutes, les quatre personnages assis dans la salle se dématérialisent et disparaissent progressivement. L’extrême indétermination dans laquelle nous sommes plongés en tant que spectateur peut être interprétée de plusieurs façons. On pourrait d’abord dire que les personnages s’abolissent dans l’image, tandis que le spectateur s’annihile dans un souverain ennui. La lenteur démesurée du fade out aurait ainsi pour but de nous déprendre de l’illusion de consistance psychosomatique, pour nous amener au point où l’image se montre plus vive que la vie biologique même. Mais s’agit-il vraiment d’une union avec l’image, d’un point de contact entre le film et les spectateurs, lesquels, faut-il le rappeler, sont eux-mêmes assis dans les sièges mêmes de ce cinéma vétuste et lointain ? Ou ne faudrait-il pas plutôt, comme Tsai le suggère, insister sur l’indistinction progressive entre rêve et réalité et filer sur les thèmes bouddhistes de l’impermanence de toute chose et de l’importance du moment présent ? L’attente extraordinaire à laquelle nous sommes contraints n’a que peu à voir avec la plénitude ressentie au contact de l’œuvre de Viola. Dans le cas de Tsai, on a plutôt l’impression d’être râpé sur le fil du temps chronologique ou encore de subir une lente et pénible exfoliation nihiliste, de laquelle il restera – quoi ? Un peu de temps pur ? Un peu de vie nue ? Une chose est sûre : au sortir de It’s a Dream, nul ne doute d’avoir été mis à l’épreuve du temps.

NOTES
1. Deleuze et Guattari, L’anti-Œdipe, Paris, Minuit, 1972, p. 315-317.
2. Ibid., p. 400.
3. Cité par Giorgio Agamben dans Ninfe, Torino, Bollatti Boringhieri, 2007, p. 10.
4. Peter Sloterdijk, La mobilisation infinie, Paris, Seuil, 2000, p. 133.
5. Notons qu’une version écourtée du film a été inclue dans le projet Chacun son cinéma, film anniversaire réalisé à l’occasion des 60 ans du Festival de Cannes et pour lequel 34 cinéastes ont réalisé un court métrage de 3 minutes autour du thème de la salle de cinéma.
6. Entrevue accordée en 2002 et citée par Gary Xu dans Sinascape, Rowan and Littlefield Publisher, Lanham, 2007.
7. Voir Marie-José Mondzain, Paris, Homo spectator, Bayard, 2007.
8. Cette traduction d’origine latine, qui met en évidence le rapport intime qui nous lie à l’image, nous fait perdre de vue le rapport étymologique en grec que phantasia entretient avec la lumière (phôs) et l’apparaître (phainomai).
9. En italien, stanza signifie « pièce » ou « lieu de séjour ». Dans la poésie du 18e siècle, on appelait aussi stanza l’élément constitutif du poème. Voir Giorgio Agamben, Paris, Stanze, Rivages, 1998 (1977).
10. Jean-Pierre Rehm, Olivier Joyard, Danièle Rivière, Tsai Ming-Liang, Paris, Dis voir, 1999, p. 105-108.
11. François Jullien, La valeur allusive, Paris, PUF, 2003, p. 145