Article | Dédales, fatras, dépouilles : quelques trajets dans la 52e  Biennale de Venise

Patrice Loubier

Dédales, fatras, dépouilles : quelques trajets dans la 52e  Biennale de Venise
Par Patrice Loubier

Commençons par un aveu : il était bien difficile de trouver quelque fil d’Ariane dans la récente Biennale de Venise, profuse à souhait. Trente pavillons nationaux sur les sites consacrés(1), 75 artistes et collectifs à l’Arsenale et dans le pavillon italien (soit l’exposition du commissaire de cette édition, l’Américain Robert Storr), sans compter les 26 représentations d’États et les 34 événements parallèles disséminés dans la ville : non contente de multiplier les niveaux d’emboîtement, cette exposition gigogne essaime à travers tout le territoire de la Sérénissime. Comme si cette Biennale multiple et tentaculaire redoublait par sa pléthore le plan labyrinthique de la cité où elle se tient.

Cette démesure ne gênerait pas si on sentait l’événement animé d’une parole singulière, habité par la volonté d’élaborer une hypothèse sur la production actuelle ; or il manque justement à cette Biennale un ton qui lui donnerait son souffle propre. En résulte une variété de bon aloi, propice au consensus plutôt qu’à la ferveur ou à l’acuité du choc, qui ne privilégie nulle tendance ni ne risque aucune interprétation du présent.

À cet égard, le mot du commissaire – laisser parler les œuvres elles-mêmes au sein du médium de l’exposition – est peu utile, renvoyant le spectateur à sa propre capacité de les rencontrer sans lui fournir beaucoup de clés. Comme si Storr feignait d’oublier que s’interpose toujours, entre le spectateur et les œuvres exposées, la présentation même de ces œuvres en tant qu’elle est agencement et donc médiation. Le titre de l’événement, Think with the Senses, Feel with the Mind – formule frisant le slogan publicitaire qui incite à nous méfier de la dichotomie entre plaisir esthétique et pensée critique – ne saurait prétendre à la nouveauté ni suppléer à une nécessaire position éditoriale sur l’art aujourd’hui. Les choix se révèlent assez convenus et l’exposition, au final, décevante : trop de redites ou de valeurs sûres diluent l’éclat des œuvres fortes et des bonnes surprises (puisqu’il y en avait, tout de même), et le frémissement du présent pourtant annoncé par le sous-titre (Art in the present tense) peine à se faire sentir.

Cette curieuse inactualité de la Biennale résulte aussi de la sélection des œuvres, qui remontent jusqu’aux années 1990 et 1980. Le pavillon des États-Unis, tout entier consacré à un artiste décédé en 1996, Felix Gonzalez-Torres, est exemplaire à ce propos. Certes, les piles et les tas de l’Américain d’origine cubaine choisis par la commissaire Nancy Spector trouvent une actualité renouvelée en même temps qu’ils se voient consacrés comme des classiques : près de 20 ans après leur création, Veteran’s Day Sale et Memorial Day Weekend font résonner de façon percutante l’accent martial de l’actuelle politique américaine, rappelant combien la déférence aux anciens combattants se prête aisément à l’exploitation idéologique.

Mais malgré tout l’intérêt de l’œuvre de Gonzalez-Torres, que ne manque pas de confirmer cette exposition, privilégier ainsi la représentation d’un travail passé au détriment d’une création actuelle est une stratégie qui étonne dans le contexte d’une biennale. Ce parti pris traduit-il une difficulté à repérer des tendances émergentes ? Témoigne-t-il d’une frilosité face au présent (où en est par exemple la création états-unienne contemporaine) ? Ou s’agit-il plutôt d’assumer le fait que tout présent s’étend aussi dans un passé qu’il réactive et réinvente, si bien que le commissaire serait désormais en droit de présenter des œuvres d’avant-hier (comme le fait aussi Roger M. Buergel dans la documenta 12 qu’il signe) ? Sans vouloir trancher, on notera que si la marge de manœuvre du commissaire de « grande exposition » s’accroît, en revanche la spécificité de sa contribution (l’exposition d’art vivant ou actuel), se réduit face à celle de l’exposition de vocation muséale.

Mais l’inactualité de l’événement concerne aussi sa situation de communication : en disséminant dans la cité plusieurs de ses expositions, la Biennale donne à voir des œuvres certes adaptées à leur lieu de présentation pour l’occasion mais, curieusement, peu d’artistes ont saisi l’occasion de travailler la réalité sociale de la ville, d’aller à la rencontre de Venise elle-même. Si l’art est partout dans cette ville, sur ses campos comme dans ses palais ; la ville, elle, est paradoxalement absente des œuvres. Venise est bel et bien exploitée, mais comme écrin ou comme scène, et nullement comme sujet ou interlocutrice : les œuvres s’y montrent sans la regarder ni engager de dialogue avec elle.

À la décharge du commissaire, on doit remarquer qu’un autre signe suggère la complexité, sinon de la production actuelle, du moins du réel qu’affrontent les artistes : la récurrence des figures du labyrinthe et de l’accumulation, de la liste et de l’entropie, qui connotent un certain désordre du monde ou du moins une difficulté à le lire et à s’y orienter. À partir de ces lignes de force, nullement exclusives il va sans dire, il est possible de tracer quelques trajectoires au sein de la Biennale.

Labyrinthes
On trouve ainsi un exemple littéral de dédale dans le Palais des glaces et de la découverte d’Éric Duyckaerts, qui transforme le pavillon de Belgique en un labyrinthe de verre et de miroirs où le spectateur doit s’orienter pour visionner des extraits de ses conférences-performances dans de petits moniteurs vidéo. Éminent représentant de l’humour belge, Duyckaerts est un clown grave qui adopte la persona du professeur cérébral : il progresse dans ses conférences en équilibriste entre élucubration bouffonne et maîtrise habile de savantes notions théoriques. Car ce Palais des glaces est aussi un labyrinthe de mots, celui des propos de l’artiste qui déballe le plus sérieusement du monde théories échevelées et développements délirants, où l’auditeur même le plus attentif est assuré de perdre pied. Duyckaerts redouble ainsi la signification symbolique du motif (le labyrinthe, métaphore de l’accès au savoir) par la pragmatique de réception de l’œuvre (le labyrinthe comme installation à parcourir) : le caractère ludique de l’épreuve fait habilement corps avec la métaphore de la connaissance que l’œuvre élabore.

Plus baroque et abracadabrant, mais plus mélancolique aussi, est le labyrinthe conçu par le Québécois David Altmejd, qui tire habilement parti de la forme irrégulière du pavillon canadien en en démultipliant l’espace exigu par des jeux de miroirs et d’emboîtements. Regorgeant de détails – représentations animalières et figures en proie à la métamorphose – dans ce qui participe du cabinet de curiosités, du fatras de bibelots et du mobilier disco, l’installation d’Altmejd exige une minutieuse exploration. L’artiste réussit ici un mariage détonnant (mais dont la discordance rafraîchit, justement) entre l’ironie clinquante du kitsch et la gravité de la Vanitas.

Les labyrinthes de Leon Ferrari et de Nipan Oranniwesna, eux, s’inspirent de la ville. Dans des héliographies des années 1980 qui -montrent schématiquement le parcours du citadin dans la fourmilière de la ville, l’artiste argentin évoque avec une belle économie de moyens le vertige de la cité et le fonctionnalisme aliénant qu’elle inflige au vivant. Tout autre est l’image de la ville que présente Oranniwesna avec son installation City of Ghost, dans l’exposition de la Thaïlande. L’artiste utilise comme pochoirs des cartes de grandes villes telles Manille, Rome, Venise et Londres, en y découpant les pâtés de maison. Juxtaposant plusieurs de ces cartes sur un vaste plateau rectangulaire, Oranniwesna y laisse tomber de la poudre de talc pour faire apparaître en creux les tracés des rues, qui forment alors l’immense et lilliputien réseau d’une cité imaginaire et composite. La délicatesse du matériau, la précarité de la représentation, la lumière tamisée dans laquelle elle est plongée, tout force ici l’émerveillement. Image éloquente de l’expansion de la mégapole contemporaine en même temps qu’apparition fabuleuse qui incite à la contemplation, l’œuvre semble cependant curieusement indifférente à la conscience critique à laquelle nous convie le titre de l’exposition où elle est présentée, Globalization... Please Slow Down. À mille lieues du bidonville – destin, pourtant, de nombre de villes du Sud – cette City of Ghost semble plus encline à fasciner le spectateur qu’à le faire réfléchir à la croissance effrénée de l’urbanisation.

Plus proche de la réalité sociale et architecturale de l’urbanité contemporaine apparaît le modèle réduit d’une favela proliférante que le collectif brésilien Morrinho (à l’origine un groupe de jeunes de la rue de Rio de Janeiro) a été invité à élaborer au beau milieu des Giardini, une des belles audaces du commissaire. Dans d’autres œuvres, le labyrinthe fait d’ailleurs place à des procédés accumulatifs plus ou moins chaotiques, tels Tijuanatanjierchandelier (2006) de Jason Rhoades, amas d’objets et de néons suspendus traduisant l’animation bigarrée des fêtes latino-américaines, ou encore le très réussi EVX-07 du Taïwanais Shih Chieh Huang, désopilante ménagerie électronique.

Babels
On peut voir dans le conflit politique et l’incompréhension entre peuples un autre avatar du labyrinthe, abordé par plusieurs œuvres et dénoncé par le Congolais Chéri Samba dans une toile intitulée Les tours de Babel dans le monde (1998), qui évoque par une série de vignettes l’histoire tourmentée de nombre d’États au 20e siècle.

Il n’est d’ailleurs pas étonnant que le langage soit un thème névralgique de cette Biennale. D’un côté, la langue constitue un système signifiant global, qui permet aux locuteurs de rendre compte de la totalité de leur expérience ; de l’autre, il n’y a pas de langue unique, puisque le langage s’incarne plutôt en une multitude d’idiomes, qui nomment le réel à partir de leur perspective chaque fois singulière. Si sa langue est, pour le locuteur, facteur d’ordre et d’organisation du monde, la pluralité des langues, elle, peut être source de dissensions. C’est cette stupéfiante diversité linguistique de l’humanité que révèle une œuvre d’Ignassi Aballi, Inventory (Language A-Z), qui énumère sur un papier peint couvrant tout un mur, la liste complète des quelques milliers de langues toujours vivantes aujourd’hui.

Dans les vidéos de Yang Zhenzhong, cette multiplicité est plutôt un ressort soulignant le partage d’un destin commun. Chacune des dix projections montre une série de passants anonymes auxquels l’artiste a demandé de prononcer la phrase Je vais mourir dans leur langue maternelle. Tout en puisant à une diversité humaine qui s’avère inépuisable (vieillards et enfants, militaires et travailleurs, Noirs, Asiatiques, Européens, Américains...), l’œuvre révèle l’universalité de la mort à l’échéance de laquelle chacun est soumis. Par la variété des mimiques et des élocutions par lesquelles chaque participant fait d’une seule et même phrase une énonciation chaque fois différente, l’œuvre fait mouche, faisant sourire et réfléchir.

Listes
Je ne sais trop que penser du projet de Sophie Calle, Prenez soin de vous, pour le pavillon français : l’artiste fait d’une lettre de rupture qu’elle a reçue le matériau de son projet, invitant plus de 103 femmes à la commenter selon leur compétence respective. Une cartomancienne, une psychanalyste, une romancière, une juriste, une danseuse, une linguiste – pour ne nommer qu’elles – se livrent à l’exercice. La lettre est tour à tour interprétée, mesurée, transposée, démontée (jusqu’à être littéralement mise en pièces par un perroquet femelle !). Ici, le ludisme oulipien est conscrit à un exercice vindicatif qui peut provoquer le malaise autant qu’il captive. En absorbant et en repoussant par leurs analyses respectives la violence émotive ressentie par la destinataire de la lettre, ces interprètes partagent le choc subi par Calle tout en désamorçant la charge agressive de la lettre – l’herméneutique servant de bouclier affectif. Mais on peut aussi, bien sûr, y voir un jeu, avec le détachement convenant à un exercice d’autofiction et de génération littéraire. En recourant à la variation, le travail de Calle participe d’un autre paradigme de la Biennale, celui de l’inventaire, qui révèle ici sa dimension cognitive et affective : énumérer le monde, c’est amorcer un balisage et tenter d’en réduire la part de désordre – comme le montrent les Lists d’Ignassi Aballi, vastes inventaires de mots comme Money, Deaths, Animals ou Casualties découpés par l’artiste dans les titres de divers journaux, écho de la rumeur médiatique et entreprise d’échantillonnage de faits divers.

Désastres
C’est que la mort et l’entropie, on l’a dit, sont omniprésentes dans cette Biennale, qu’il s’agisse de l’image littérale du cadavre (squelettes des broderies élégantes et drolatiques d’Angelo Filomeno, par exemple), de la destruction de la ville ou de sa hantise.

Si la réflexion sur le passage de vie à trépas est occasionnée chez Sophie Calle par une expérience toute privée – le décès de sa mère annoncé le jour même où elle apprenait qu’elle était choisie pour le pavillon français, captée sur vidéo (Pas pu saisir la mort) –, la plupart des œuvres l’abordent comme risque ou conséquence des conflits et tensions géopolitiques auxquels elles l’articulent. Ainsi les photos de Tomer Ganihar suggèrent à quel point le climat oppressif dans lequel baigne Israël depuis l’embrasement de la seconde Intifada a pénétré la vie civile. Hospital Party montre les mannequins affligés de diverses blessures utilisés par un hôpital israélien pour entraîner son personnel médical à affronter des situations d’urgence – entendre celles découlant d’attentats ou d’attaques de roquettes. Emily Prince dresse quant à elle depuis 2004 un accablant mémorial des milliers de soldats américains décédés en Irak et en Afghanistan, croquant leur visage à partir de photos diffusées sur le web et les plaçant au mur selon leur lieu de résidence. Même critique acerbe dans le travail de Jenny Holzer, qui depuis 2003 reproduit en grand format des extraits de rapports gouvernementaux déclassifiés sur les interrogatoires à Guantanamo et en Iraq : l’iniquité des détentions préventives s’y révèle à la fois par ce qu’ils montrent (des détails sordides ou terrifiants sur les sévices infligés aux détenus) et par ce qu’ils persistent à cacher (l’ampleur des passages barrés montrant l’étendue de la dissimulation et du secret). Airplanecrashclock (1997) de Charles Gaines, maquette reconstituant un crash d’avion dans un quartier d’affaires rappelant Manhattan, ne paraît pas déplacée dans ce contexte, tant elle semble une illustration presciente des attentats du 11 septembre.

Au sein de l’accumulation pléthorique qu’est devenue la Biennale de Venise, il n’est pas étonnant de rencontrer diverses figures du labyrinthe et de l’accumulation mais aussi, comme contrepoints, celle de modèles d’organisation (la langue, la liste, la ville) eux-mêmes soumis à la déconstruction dans plusieurs œuvres évoquant la guerre ou la catastrophe. Cette récurrence de la liste s’explique peut-être par la nécessité de baliser un monde que son abondance complexe ou sa déraison rend difficilement saisissable. Tendances à la mise en ordre ou à la fuite en avant (dans le nombre et le quantitatif), qu’on trouvera d’ailleurs reflétées dans la Biennale elle-même. Ainsi l’expansion spatiale et numérique de l’événement est-elle contrebalancée par le statut relativement traditionnel des médiums privilégiés, procédant surtout de l’image (fixe ou animée), de l’objet et de l’installation. Pas ou peu de nouveaux médias ou d’œuvres interactives (sinon notamment celles du Mexicain Rafael Lozano-Hemmer), encore moins d’art d’intervention, à l’exception du duo Vincent + Féria au pavillon vénézuélien.

Certes, aux visiteurs qui prenaient le temps d’y flâner, Venise réservait d’étonnantes découvertes. Une roulotte brinquebalante dérisoirement pourvue d’ailes de bois apparaissait-elle sur un campo en laissant voir un intérieur orné de tableaux au goût douteux ? Une affiche indiquait qu’il s’agissait d’une œuvre du Russe Konstantin Bessmertny pour la première participation de Macao à la Biennale. Un artiste s’adonnait-il à quelque exercice de peinture en direct sur une bâche étendue au bord d’un canal ? Les badauds bénéficiaient d’une action du collectif asiatique Migration Addicts réalisée en public dans la ville. Mais ces projets étaient peu nombreux, et l’absence de toute documentation dans les espaces d’exposition semble confirmer leur statut marginal pour les organisateurs.

Le caractère bien matériel et l’ampleur des moyens techniques de la plupart des œuvres exposées contrastent d’ailleurs avec le nomadisme et le métissage de l’identité de plusieurs artistes, pourtant énoncés par Storr comme caractéristiques de la globalisation de l’art d’aujourd’hui. Même dans le cas de productions qui s’écartent de ces médiums consacrés (telle la BD d’Eyoum Nganguè et de Faustin Titi, Une éternité à Tanger, sur les clandestins d’Afrique, d’une terrible actualité), les codes de la mise en exposition suffisent à contenir l’écart qu’elles marquent. En dépit de son énormité, cette Biennale demeure donc fort sage, et le visiteur devra se tourner, pour atteindre à l’expérience, vers la rencontre avec les œuvres individuelles – dont l’éclat était dans plusieurs cas heureusement au rendez-vous.

NOTES
1. Aux pavillons des Giardini s’ajoutant pour cette édition ceux de la Chine, de l’Afrique, de l’Italie et de la Turquie à l’Arsenale.

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