Dossier | Le modèle artistique n’est plus une référence

Nicolas Thély

Le modèle artistique n’est plus une référence
Par Nicolas Thély

Collectionner, écrire un poème, jouer d’un instrument de musique, faire de la photographie – les pratiques amateures concernent les activités artistiques.

Elles sont dites « amateures » parce qu’elles sont pratiquées pour le plaisir, à des fins personnelles ou pour un cercle proche. Depuis le début des années 1980, les productions amateures connaissent une visibilité exponentielle, notamment les photographies et les films personnels. Ce mouvement a été initié par la démocratisation de l’équipement audiovisuel et informatique qui a profité de la simplification des logiciels de montage et de traitement graphique de l’image. Depuis 1995, avec Internet, l’informatisation des pratiques amateures apparaît comme un fait culturel majeur qui se manifeste par un élargissement de la sphère domestique et privée : la mise en réseau des données personnelles s’exprimant par la publication des premières pages personnelles et l’utilisation domestique de la webcam.

Cette situation pose problème tant d’un point de vue artistique qu’esthétique. En effet comment penser ces réalisations qui circulent sur le web, qui connaissent un auditoire considérable et deviennent parfois des références dans des communautés d’internautes, alors même quelles sont de facture non professionnelle et sans qualités artistiques sciemment assumées ? Comment penser ces objets temporels atypiques et déconcertants auxquels les internautes accordent toute leur attention, liant intimement leur conscience à leur expérience esthétique personnelle (1) ? Quelle qualité leur accorder et surtout quel avenir leur réserver ? Pour la plupart, ces objets sont amusants, plaisants, à l’image de ces vidéos lip sync dans lesquelles des adolescents doublent avec virtuosité des chansons populaires ou des génériques de dessins animés. Comment penser ces parodies qui ont un air de ressemblance avec certaines vidéos d’artistes des années 1990, notamment celle de Serge Comte, I Love Mickey, dans laquelle l’artiste reprend sous forme de karaoké la chanson d’un crooner ; ou encore celle de Pipilotti Rist dont, par exemple, le traitement visuel épuré de I am victim of this song est saturé de l’interprétation vocale très énervée de l’artiste qui se met à hurler les paroles de la chanson Wicked Game de Chris Isaak, exprimant clairement le souvenir encore vif d’une rupture amoureuse ?

La thèse de l’artialisation énoncée par Alain Roger en 1978 dans Nus et Paysages (2) pourrait s’avérer d’un grand secours : dans le contexte de la société occidentale, elle confère à l’art la fonction d’embellir le regard et la nature, de modéliser les mœurs et les comportements. Les films Super 8 d’Elke Krystufek, les vidéos de Joël Bartoloméo et les photographies de famille de Vibeke Tandberg permettraient alors de servir d’alibis théoriques, de justifier la tentation de penser que les pratiques artistiques annoncent les pratiques amateures, de soutenir que la distinction entre l’artiste et l’amateur serait affaire de talent et de savoir-faire, bref d’affirmer que les artistes seraient capables de sublimer, de transcender les matières autobiographique et domestique. Or, si on rapporte la thèse de l’artialisation à la notion d’extimité, cela revient à affirmer que l’art a une incidence esthétique sur les pratiques amateures et sur la formation du goût. L’hypothèse est séduisante, mais dans le cas des phénomènes d’expression de soi diffusés sur le web, il paraît évident que les modèles artistiques ne sont pas des références pour les amateurs. Ainsi en allait-il pour Jennifer Ringley, aux États-Unis, et Corrie Gerritsma, en Europe, égéries féminines du phénomène webcam. Dans une étude consacrée à l’usage des webcams dans un environnement domestique conduite en 1998 et 2001, j’ai montré que ces deux jeunes femmes issues d’univers culturels différents ne faisaient jamais allusion à l’art contemporain. Elles développaient au contraire une esthétique personnelle exprimant leur culture – une culture triviale – qui transite par les médias de masse (cinéma et télévision) faisant au mieux référence à Amélie Poulain ou au Truman Show... Leur seule revendication concernait l’expression de leur savoir-faire : « Je ne suis ni une actrice ni une danseuse, expliquait Ringley sur son site Internet. Je suis juste une fan d’ordinateur qui a la chance de pouvoir travailler à la maison (3). » De son côté, Gerritsma et son ami Rickert reconnaissaient humblement : « Nous voulions nous faire connaître à la communauté des internautes ; nous voulions lancer la mode des webcams aux Pays-Bas ; enfin nous voulions montrer nos capacités à concevoir des sites Internet (4). »

Si l’art contemporain ne semble pas avoir de réelle incidence esthétique sur les pratiques amateures, qui semblent davantage être le produit d’une alphabétisation culturelle issue des médias de masse, les productions amateures ne sont pas dénuées de qualités esthétiques et plastiques. Ces pratiques s’inscrivent dans un contexte technologique incitatif dans lequel « l’ordinateur crée les conditions nécessaires à la survenue d’autres événements (5) » plastiques. Ainsi Gerritsma et Ringley ont mis en place des dispositifs de captation d’images et leurs journaux personnels à la disposition des internautes (6) ; elles ont intégré dans leur production d’images l’impératif du renouvellement et de l’enrichissement des données. Chaque semaine, Gerritsma inscrivait sous l’image diffusée : update news scrapbook, que l’on pourrait traduire par « mise à jour des nouvelles dans le journal personnel ». Elle invitait ainsi les internautes à consulter son journal, c’est-à-dire à rester un peu plus longtemps sur son site, en livrant des informations, des détails et sa vision personnelle de la semaine que les internautes avaient déjà plus ou moins observés en regardant sa webcam. Gerritsma a su de façon originale contrarier l’ennui inhérent au dispositif de la webcam domestique en multipliant les modes de communication, les points de vue offerts et les façons d’apparaître (7), jusqu’à se faire remarquer par une communauté d’internautes, à la fidéliser et à suggérer à ses observateurs les plus attentifs que sa pratique semble bien moins naïve et neutre qu’elle n’en paraît. Cette posture que la jeune femme assume et expose sans équivoque correspond à une acception plus affirmée de la figure de l’amateur telle que l’entend Antoine Hennion. Pour le sociologue, un amateur est « virtuose de l’expérimentation esthétique, technique, sociale, mentale, corporelle. Loin d’être un “idiot culturel”, le grand amateur, sur lequel nous avons mis l’accent, est le modèle d’un acteur inventif, réflexif, étroitement lié à un collectif, obligé de mettre sans cesse à l’épreuve les déterminants des effets qu’il recherche... (8) ».

Cette inventivité s’exprime dans le domaine des usages d’un bien de consommation très spécifique : le logiciel, c’est-à-dire ce programme qui permet d’animer un ordinateur, d’accomplir des tâches et de mettre en forme des données numériques. Les sociétés Adobe et Macromedia ont normalisé et banalisé les manipulations liées au traitement graphique de l’image et à l’édition de pages Internet. Comme le remarque Lev Manovitch : « Les opérations informatiques encodent des normes culturelles dans leur conception. Ce qui était autrefois un ensemble de pratiques et de conventions économiques et sociales est maintenant encodé dans le logiciel même. [...] Finalement, établir dans une bibliothèque ou un menu une sélection d’éléments constitue une opération clé à la fois pour les producteurs professionnels de ces nouveaux médias et leurs utilisateurs. Quant aux utilisateurs, ils ont ainsi l’impression de ne pas être simplement des consommateurs mais des “auteurs” qui créent, avec des nouvelles technologies, des objets ou des expériences inédites (9). » Le « volontairement bien fait » est certainement ce qui singularise le mieux les productions de Gerritsma et de Ringley, exprimant avec brio les potentialités désormais communes et standardisées des logiciels tels que Photoshop.

Circulant sur le web, visibles d’ordinateur à ordinateur, d’espace domestique à espace domestique, des images sont donc fabriquées et diffusées sans connaissances ou expériences professionnelles. Ces productions extimes manifestent une tendance à la déprofessionnalisation de l’économie de l’audiovisuel. Au début des années 1970, Jean Cloutier avait étudié sous le nom de self-média (10) des entités individuelles capables de produire et diffuser des informations, court-circuitant le schéma monopolistique des médias de masse. Un temps au service d’artistes proches de l’art vidéo, cette notion a été réactualisée à bon escient en France par le critique d’art Pascal Beausse afin d’analyser les procédures de recyclage de Wang Du et le travail photographique de Bruno Serralongue (11).

L’usage individuel des outils informatiques et vidéographiques permet donc d’éprouver le monde autrement ou plus exactement d’éprouver le monde en accompagnant son expérience avec des données personnelles qui nous sont chères (musique, image). La question qui se pose est celle de l’organisation, de la gestion, bref de la mise en forme de ces données personnelles : la galerie se présente alors comme la forme créative qui va venir structurer la sensibilité – galerie composée uniquement de photos ou bien de textes et d’images (blogue). C’est aussi une forme communautaire et participative tel le site Internet unjourdanslavie.org. Non lucratif et fonctionnant sur le bénévolat de leur créateur (Thomas et Bridget Jung (12)), ce service a proposé aux internautes, durant trois ans, de déposer chaque jour quatre photographies de leur choix qui seront respectivement mises en ligne à 8 h, 12 h, 16 h et 20 h. Entre l’album en ligne et le journal personnel, ce service connut très vite un franc succès, si bien qu’au bout de six mois de fonctionnement, les internautes devaient patienter plus d’un an pour réserver le jour de diffusion de leurs clichés. Depuis octobre 2004, le site n’est plus actualisé, car sa gestion prenait trop de temps à leurs créateurs.

D’un point de vue économique, les programmes amateurs sont pourtant une aubaine, notamment pour l’industrie des médias, car ils garantissent un flux et assurent un contenu exempté de tout coût de production. Ainsi, succédant à des initiatives amateures telles que celles de Thomas et Bridget Jung, des services tels que Flickr, You Tube, ou encore Skyblog prennent le relais de la diffusion et permettent la visibilité des productions amateures. Mais derrière ces services offerts par des start-up se cachent les acteurs économiques du monde de l’information et de la communication : Flickr a été racheté par Yahoo ; Skyblog, qui regroupe aujourd’hui près d’un million et demi de blogues, a été lancé par la radio Skyrock en 2003 ; quant à Daylimotion, il vient d’être choisi par TF1 et Neuf Télécom pour leur prochain service vidéo en ligne. La déprofessionalisation de l’audiovisuel prend la forme de l’auto-publication. Instantanément visibles, les productions amateures sont exposées à une logique darwinienne : seul un bon auditoire assure sa pérennité.

L’industrie des médias donne donc les moyens à chacun de produire des images et de manipuler des produits culturels (musique, films, et œuvres d’art). Sommes-nous dans le scénario catastrophe imaginé par Philippe Vasset dans son dernier roman Bandes alternées ? En imaginant une société où tout le monde serait artiste, l’écrivain propose une satire de la démocratisation de la création qui conduirait à une domestication de l’expérience esthétique : « La distance, le piédestal n’étaient pas dans nos habitudes. Chez nous, les œuvres étaient de plain-pied et ressemblaient à des photos de famille : avec un peu de perspicacité, on y reconnaissait facilement les lieux et les visages derrière les poses et les conventions. Lire nos livres, écouter notre musique, c’était non pas déambuler dans un monument depuis longtemps déserté, où tout était mort et étiqueté, mais circuler dans une maison encore habitée, avec des vêtements laissés sur les chaises, des plats fumants sur la table, des magazines ouverts et la télévision allumée (13). » En d’autres termes, le défi lancé à l’art contemporain n’est plus celui de la « transfiguration du banal », mais celui de reconsidérer la pratique et les déplacements symboliques opérés habituellement.

En novembre 2003, Pierre Joseph a été le premier à identifier le problème : « Dans l’art contemporain, il y a quelque part l’envie d’élever les formes issues de la culture populaire, de les ramener à soi, l’idée de les sauver. Mais moi, je ne sauve rien. Si je le faisais, ce serait un contresens (14). » Joseph occupe une place capitale dans l’art des années 1990 en France ; la plupart de ses interventions et de ses écrits ont contribué a poser les fondements de l’esthétique relationnelle théorisée par le critique d’art Nicolas Bourriaud. À l’occasion de l’exposition « Action Restreinte » au palais de Tokyo (15), Joseph a repositionné le débat en évoquant la « responsabilité esthétique du spectateur ». Une manière pour Pierre Joseph, après avoir demandé au spectateur d’activer l’exposition Ozone (1989), de lui demander de réfléchir sur l’incidence plastique de l’expression de ses goûts. L’exposition se présentait de la manière suivante : sur trois murs d’une alcôve du palais de Tokyo, l’artiste a fait exécuter trois immenses fresques sur lesquelles sont installées des moniteurs vidéo. Les fresques représentent des images déconnectées de toute filiation artistique : un fragment pictural agrandi du logiciel de musique iTunes, un paysage de bord de mer inspiré d’une image synthétique captée sur Internet, un tag... Tandis que les moniteurs diffusent des phrases de l’écrivain Mehdi Belhaj Kacem, des extraits de textes de Jacques Lacan ou de Catherine Millet sur le plaisir et la jouissance : « En juxtaposant le goût moyen à des œuvres plus expérimentales, je les interroge : vont-elles se rejoindre ou sont-elles définitivement sur deux trajectoires différentes ? Il y a quelques années, j’avais envie de parler du collectif, mais aujourd’hui je ne vois plus que de la séparation. À travers cette pièce, je renvoie le spectateur à son propre comportement. À sa propre responsabilité esthétique (16). » En d’autres termes, sous la pression de la visibilité croissante des pratiques amateures et de la manipulation d’objets culturels (film, vidéo), c’est bel et bien la manière de penser l’art, c’est-à-dire la manière d’identifier un artefact comme un objet artistique, qui est remise en cause. Cela interroge par là même les manières de faire dans le champ de l’art.

NOTES
1. Voir Bernard Stiegler, « Les enjeux de la numérisation des objets temporels », dans Cinéma et dernières technologies, sous la direction de Franck Beau, Philippe Dubois, Gérard Leblanc, INA – DeBoeck Université, Paris-Bruxelles, 1998.
2. Alain Roger, Nus et paysages (essai sur la fonction de l’art), Paris, Aubier, 1978.
3. Traduction libre de la rubrique FAQ du site de Jennifer Ringley.
4. Traduction libre de la rubrique FAQ du site de Corrie Gerritsma.
5. Sherry Turkle, Les Enfants de l’ordinateur, Denoël, Paris, 1986, p. 10.
6. Les deux jeunes femmes ont mis fin en 2004 à leur expérience de la webcam au quotidien. La première en fermant son site, et la seconde en opérant une transition en douceur vers le blog.
7. Voir le chapitre « L’intime comme contexte » dans Nicolas Thély, Vu à la webcam (essai sur la web-intimité), Dijon, Les presses du réel, 2002.
8. Antoine Hennion, « Ce que ne disent pas les chiffres… Vers une pragmatique du goût », dans Donnat Olivier, Tolila Paul, Le(s) public(s) de la culture, Paris, Presses de Sciences Po, 2003.
9. Lev Manovitch, The Language of New media, Cambridge, MIT, 2000. Traduction française extraite de Lev Manovitch, « Logique de la sélection », dans Connexions Art Réseaux Media, sous la direction de Nathalie Magnan et Annick Bureaud, Paris, Ensab, 2002.
10. Jean Cloutier, La communication audio-scripto-visuelle à l’heure des self-média ou l’ère d’Emerici, Montréal, Les Presses de l’Université de Montréal, 1973.
11. Pascal Beausse, « Petite histoire du self média », dans In media res, Information, contre-information, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003, p. 45-50.
12. Extrait du FAQ : « Pourquoi avoir créé www.unjourdanslavie.org ? » Le concept d’unjourdanslavie.org était dans l’air du temps. Nous avons créé le site en juillet 2002. À cette époque, les journaux intimes sur Internet, comme les blogues, et les galeries d’instantanés se développaient très rapidement. L’idée nous est venue de créer une plate-forme d’échange sur laquelle tout le monde pourrait s’exprimer, sans contrainte. Le principe est simple : chaque jour, un photographe différent raconte sa journée en quatre clichés pris la veille, à des heures fixes. Ces photos, en provenance des quatre coins du monde, en disent souvent plus long sur leur auteur qu’un journal écrit du bout du clavier. Lorsque nous avons lancé le projet, nous étions loin d’imaginer qu’il aurait un tel succès. »
13. Philippe Vasset, Bandes alternées, Paris, Fayard, 2006, p. 11.
14. Nicolas Thély, « Pierre Joseph : Moi, je ne sauve rien », dans Aden Le Monde, 24 septembre 2003.
15. Exposition du 1er octobre au 23 novembre 2003. Le titre de l’exposition fait référence au titre d’un des essais de Stéphane Mallarmé, recueillis dans Divagations en 1897. Cette formule désigne les limites, mais aussi la concentration de l’action poétique.
16. Nicolas Thély, ibid.

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