Dossier | S’exposer dans le monde : l’image vidéo et la représentation de soi
S’exposer dans le monde : l’image vidéo et la représentation de soi
Par Mathilde Roman
Visages filmés dans l’épreuve de leurs présences, récits sur soi, corps exposés dans leurs intimités : les modes de mises en scène du soi dans les vidéos d’artistes sont plurielles et étonnantes.
En alliant l’épreuve du miroir, l’épreuve de la durée et celle de la parole, la vidéo se révèle un biais particulièrement fécond de réflexion de soi. Dès les premières explorations de cette technique dans des visées artistiques, les images furent nombreuses à porter la trace de la présence de leur auteur. On parla beaucoup alors du narcissisme constitutif de ce médium, dont les capacités technologiques invitaient à construire des œuvres sur soi. Vito Acconci se fit face en avançant son visage vers la caméra, accaparant ainsi le cadre de l’image ; et Rosalind Krauss assimila sa posture à une démarche narcissique, et la systématisa. Mais Acconci s’engageait aussi avec ses vidéos dans un dialogue avec les spectateurs, cherchant à s’avancer hors de l’écran à la rencontre de celui à qui il faisait face.
L’hypothèse d’un narcissisme autarcique résiste ainsi rarement à l’épreuve des bandes construites sur l’expérimentation de l’image de soi. L’artiste affirme sa présence, filme ce qu’il est, ce qui lui appartient, évoque des souvenirs et montre des parts de lui-même, mais ces enregistrements prennent sens dans une confrontation à ce qui est autre. Ils sont le point d’accroche de digressions sur le monde, sur cette extériorité qui est l’horizon constituant de l’identité. Les œuvres résonnent alors avec des quêtes psychanalytiques, phénoménologiques, sociologiques, et même politiques. Les images immergent les spectateurs dans des regards sur des identités personnelles, les renvoient vers leurs propres expérimentations de leurs subjectivités, mais les projettent aussi vers l’extériorité.
Extériorisation de l’image de soi
L’image de soi se construit au sein de l’altérité, celle qui est en dehors et qui la regarde, et celle qui est en dedans, qui surgit dans l’auto-confrontation. Lorsque Jean Otth fait sa série de portrait-vidéo, dès 1973, il imagine un dispositif fort simple qui lui permet de dégager des aspects essentiels de nos relations à nos images. Il met son modèle à l’épreuve de la perte de l’image de soi, le questionnant sur ses capacités à s’en distancier. Il branche caméra et moniteur en circuit fermé, ajoute un miroir à ce jeu de surfaces réfléchissantes. Otth va alors intervenir plastiquement sur le miroir, donc sur l’image du modèle, en agissant avec un spray noir. Il provoque ses réactions en cernant sa silhouette, en l’enfermant dans un contour, puis perturbe la visibilité de son reflet en noircissant complètement des parties de son image. Le modèle est invité à exprimer ses réactions, à donner à entendre les émotions psychiques que provoque cette mise en crise de son image. L’exploration de l’intime se concentre ici dans les ressorts de nos rapports à nos images, dévoilant les difficultés à vivre sa disparition, et les efforts déployés pour sauvegarder le face-à-face avec soi. L’autre a une position centrale puisqu’il est celui qui regarde, celui qui cerne notre individualité de son trait-jugement, et celui qui peut mettre en péril nos sentiments d’adéquation intime en nous ôtant notre image.
Les vidéos qui sont construites dans cette perspective des rapports à l’image de soi jalonnent les différents moments de l’histoire de ce médium. Pourtant, c’est un questionnement qui se pose de façon particulièrement centrale aujourd’hui. Depuis le début des années 1990 on parle beaucoup de l’art de l’intime, de l’ordinaire, du banal, et les artistes sont en effet nombreux à revendiquer une approche centrée sur le micro-événement, sur le presque rien qui est à la base de nos existences. Associée au questionnement de soi, cette approche se retrouve dans des postures centrées sur le subjectif, sur l’histoire personnelle. Par exemple, Valérie Pavia nous livre ses confessions dans C’est bien la société (9 min, 1999), vidéo où elle se met en scène dans un cadrage en buste et coiffée d’une perruque blonde. L’image de soi qui apparaît dans cette autofiction est centrée sur la position du corps et du mode de discours qui y est associé. Le récit se construit autour d’associations d’idées, d’aveux ou de révélations, comme cette déclaration initiale, « je n’ai jamais lu Spinoza », ou encore celle où elle affirme que « les hommes barbus ont une odeur de cacahuètes ». Pavia incarne parfaitement le portrait de la femme-objet. Les épaules découvertes, les escarpins roses, le sourire naïf dessinent les traits de la femme archétypale du désir masculin. Le corps n’est pas seulement un support de projections fantasmatiques servant l’ambiance narrative, il est véritablement un lieu où se nouent et s’expriment des ressorts de l’identité, et des rapports de sexe. Il est envahi par des images produites par soi et par les autres, intégré ou rejeté dans le sentiment de soi, manipulé ou accueilli. Ici, les schémas sexuels avilissants qui sont projetés sur l’image du corps féminin sont mis en scène clairement, et montrent en quoi ces images du corps piègent les narcissismes qui se construisent avec elles. Pavia joue non seulement le rôle de la femme-objet dans son corps, mais aussi dans son esprit. L’idéal du « c’est bien la société » nous fait gentiment sourire. Pavia interprète la figure naïve associée à une féminité tout en surface, en dévoile quelques rouages et en suggère beaucoup d’impasses. Dans cette vidéo, l’image de la femme est utilisée pour introduire des interrogations sur la façon qu’a l’individu de se laisser enfermer dans des schémas de vie et de pensée réducteurs, qui l’empêchent de comprendre la complexité de son corps et le restreignent dans une position idéologique étroite et figée.
Se raconter, se façonner
Le récit sur soi est ainsi un lieu où s’exprime un mode de rapport au monde, et il est constitutif de l’identité. Paul Ricœur parle à ce sujet d’« identité narrative », dégageant ainsi l’importance de la mise en récit dans la construction identitaire : on assiste à « une genèse mutuelle entre le développement d’un caractère et celui d’une histoire racontée (1) ». En se posant comme narrateur, en développant des regards subjectifs sur l’extériorité, l’individu s’approprie ce qui l’entoure et se retrouve lui-même, dans son identité personnelle, mis en intrigue et affirmé dans ses traits. De nombreux artistes travaillent dans cet espace du récit de soi, explorant ses stéréotypes, ses mécanismes, comme Valérie Mréjen qui focalise notre attention sur la construction du souvenir dans ses Portraits filmés (14 souvenirs, 2002). Elle y observe le jeu social et psychologique que contient l’expression d’une histoire personnelle. D’autres s’emparent du narratif en tant qu’il permet de se mettre en scène dans une relation au monde, en le racontant et en dégageant ainsi des impressions, des jugements sur ses états. Dans Measures of distance (15 min, 1988), Mona Hatoum a ainsi mis en scène les lettres échangées avec sa mère pendant la guerre au Liban et son propre exil en Grande-Bretagne, s’emparant de son histoire pour participer à la construction de l’Histoire, de ses souffrances et de ses erreurs. Dans une tonalité plus faussement naïve, Sylvie Laliberté insère une dimension réflexive essentielle dans son personnage de femme-enfant en l’ancrant dans l’extériorité à travers les petites histoires qu’elle raconte. Les événements qu’elle met en scène prétextent leur ancrage dans la sphère du « petit », du subjectif, mais prennent sens en réalité dans leur implication dans un rapport à la pluralité. Les vidéos de ces artistes ont ainsi en commun de mettre en avant des anecdotes de l’intime, de s’approcher d’un certain voyeurisme, mais l’enjeu quitte vite ce terrain d’une curiosité possiblement mal venue. La singularité est en effet représentée dans ce qu’elle signifie d’un mode d’être et de penser.
L’image du corps
Dans la mise en scène de soi, un registre revient souvent qui n’a pas encore été abordé : celui de la représentation corporelle. Artur Zmijevski s’attache à des représentations atypiques du corps en filmant des personnes qui ont des déformations, des dérèglements : membres mutilés, déficiences auditives, maladies dégénératives où le corps s’autonomise face à l’esprit. Dans ses vidéos, les réalités corporelles s’affirment avec force dans le regard porté sur des individus ; elles accaparent même parfois toute la visibilité et deviennent omniprésentes dans l’attention que ces personnes se portent, et dans l’attention que nous leur portons. Le corps soumis, lissé, canalisé, celui que les société occidentales mettent en avant scène, s’expose avec Zmijevski dans ses caractéristiques refoulées. La bienséance invite à ne pas dévoiler le masque de la pudeur et de la norme, mais des vidéos nous projettent ce qui s’y dissimule, et ce qui s’y joue. Ainsi, Laëtitia Bourget filme son corps dans sa nudité et dans ses sécrétions biologiques habituellement maintenues dans le champ de l’intime. Dans ses vidéos, la particularité d’un corps disparaît face aux carcans sociaux qui maintiennent les corps dans un état de soumission aux esprits qui les habitent, et marque surtout la prise en charge de l’esprit par l’État. L’assujettissement hygiénique est en effet une facette des procédés panoptiques permettant à l’État d’étendre son emprise jusque dans l’intimité de ses sujets, en envahissant leurs représentations de soi et en y immisçant des conceptions sociales du corps.
Le rempart du soi
Ghazel réalise depuis 2000 une série vidéo intitulée Me, où elle se sert de son identité personnelle, iranienne résidant en Occident, pour représenter les lieux symboliques auxquels elle se confronte. Elle se filme habillée de son tchador, et se sert de cette marque différentielle pour maintenir à l’image une position d’altérité. Sans entrer dans des débats culturels et religieux, elle tourne de courtes saynètes où elle se représente dans de petites actions qui invitent le spectateur à questionner certains aspects de nos manières de vivre en communauté. L’extériorisation de ses sentiments personnels et la mise en avant de son identité dans le titre même de l’œuvre est emblématique d’une posture que l’on retrouve souvent chez ces artistes qui explorent le soi : la revendication d’une posture subjective pour déjouer une lecture politiquement engagée de l’œuvre. L’individualisme, le rejet d’un sens collectif et d’une responsabilité personnelle dans le devenir commun sont des aspects qui prédominent dans les sociétés occidentales. À l’image de cette évolution sociologique, marquée par la chute des croyances en l’avenir et le rejet moderne de l’autorité du passé, les artistes baissent les armes, peu enclins à véhiculer des messages et à revendiquer des croyances. À la place, ils se racontent, s’exposent et explorent leur présence au monde dans une approche parfois assez phénoménologique. Est-ce alors la fin de l’enjeu politique de l’art et le début de son cloisonnement dans ce que l’on a appelé « la sphère de l’intime (2) » ?
Enjeux collectifs
En réalité, cette interrogation perd son sens face au contenu des œuvres. Le biais de l’image de soi n’est pas seulement, comme on le dit souvent, une facilité pratique de tournage et un repli narcissique, mais un lieu de cristallisation de croyances et de volontés d’habiter le monde. Les modes d’apparaître à soi et à l’autre sont enracinés dans des cultures de l’identité et de la pluralité. Les façons d’exposer son visage et de gérer son image sont des bases du « vivre ensemble ». Certaines œuvres montrent les dérives dans les courants de l’égocentrisme et du consumérisme, pour mettre ensuite en avant les dimensions essentielles à la construction de communautés équilibrées, offrant à la fois un lieu d’épanouissement des individualités et un lieu d’ouverture vers des horizons collectifs. En accentuant la singularité de la personne filmée ou de l’artiste, lorsqu’ils ne sont pas identiques, ces vidéos évitent l’écueil de la généralisation des désirs et des caractéristiques. Il n’y est question que de particularités, qui permettent certes de se projeter vers une pluralité, sans que cette dernière ne se confonde dans un amas collectif indifférencié. La distinction est maintenue, ce qui est essentiel pour respecter la conception communément partagée de l’irréductibilité de l’individualité et le souci constant de la position d’une différence personnelle à l’intérieur de l’appartenance à un groupe. Les « nous » qui émergent de ces réflexions sur les identités s’efforcent de tendre vers des communautés différentes de celles qui s’enracinent actuellement, en proposant des intervalles entre les hommes qui soient sources de compréhension et de partage, et non de séparation et de rejet. Marie José Mondzain, philosophe française, éclaircit cette idée dans son interprétation de la parole de Jean-Toussaint Desanti : « Car dans le voir ensemble ce qu’il [Desanti] vise c’est la composition d’un écart dans la circulation des signes et non un régime d’identification sociale, culturelle. Parler ensemble suppose un réglage subtil entre le partagé et le séparé (3) ». Il s’agit alors de créer un face-à-face tout en introduisant un troisième terme qui donne sens aux images : cet invisible qui est désir d’être ensemble et désir d’être soi tout en étant avec les autres. C’est ce qui rend l’entreprise plus difficile. Lorsqu’on refuse le modèle de la fusion, le bénéfice de la résorption des diversités dans un tout s’évanouit du même coup. La réflexion sur l’articulation à trouver entre les singularités pour créer des significations partagées est alors complexe et perpétuellement à recommencer. Elle s’inscrit dans un moment donné et évolue dans les temporalités qui se succèdent. Les œuvres artistiques participent à cette quête en définissant des sites où visible et invisible apparaissent aux regards attentifs dans leurs enjeux mêlés. Elles s’adressent à chacun et incitent à s’avancer sur le chemin qui lie le « soi » aux « nous ».
NOTES
1. Paul Ricœur, Soi-même comme un autre, Seuil, 1990, p. 171.
2. Voir La sphère de l’intime, catalogue de la manifestation du Printemps de Cahors, 1998.
3. Voir ensemble – autour de Jean-Toussaint Desanti, douze voix rassemblées par Marie José Mondzain, L’Exception, Paris, Gallimard, 2003, p. 188.