Dossier | Mensonges de l’autoportrait : mirages d’un projet autobiographique

Nathalie Garneau

Mensonges de l’autoportrait : mirages d’un projet autobiographique
Par Nathalie Garneau

Parmi les œuvres contemporaines qui prétendent révéler la vie personnelle des artistes, l’œuvre de Félix Gonzalez-Torres se démarque, car il s’articule presque entièrement autour d’un projet autobiographique, et la grande majorité des articles et des textes écrits à son sujet convoque la biographie de son auteur.

Or, ces deux phénomènes peuvent étonner si on considère que plusieurs des œuvres de l’artiste se rapprochent formellement de la tradition minimaliste. Comment en effet des œuvres qui se présentent sous la forme d’un rideau de billes, d’une photographie de deux chaises, de deux miroirs posés côte à côte ou encore d’une guirlande d’ampoules électriques ont-elles pu arriver à faire faire à la critique l’équation quasi parfaite entre la vie de l’artiste et sa production, à rendre son œuvre et sa biographie aussi indissociables ?

L’autoportrait le plus connu de l’artiste, Untitled (1989-1995), permet d’appréhender la façon dont le projet autobiographique de l’artiste se révèle dans l’œuvre. Gonzalez-Torres a fait très peu d’autoportraits au sens strict du terme. Untitled consiste en une liste de mots et de dates alignés et présentés sous forme de frise murale peinte sous le plafond (1). Cet autoportrait consiste ainsi en une simple liste de lieux, de personnes et d’événements, dont certains sont tirés de l’histoire personnelle de l’artiste et d’autres de l’histoire publique, sociale. Lorsqu’il apprend que l’œuvre constitue un autoportrait, n’importe quel spectateur peut déduire que ces lieux, ces personnages et ces événements ont marqué la vie de l’artiste. Cependant, seul un spectateur qui connaît personnellement l’artiste peut saisir la véritable signification de ces mots. Il y a une certaine parenté entre cette œuvre et un journal intime où seraient cryptés des faits de toutes sortes notés au fil du temps et dont un lecteur ignorant la vie de l’auteur ne pourrait saisir la portée des noms et des lieux évoqués (2). Aussi, ces mots ne sont accompagnés d’aucune explication ; ils demeurent chargés de mystère pour quiconque n’a pas eu le privilège de recevoir les confidences de l’artiste. Il s’agit d’un autoportrait opaque, presque hermétique, qui non seulement refuse de représenter l’artiste mais dans lequel tout évoque une vie sans jamais la raconter, en laissant à l’imagination du spectateur le loisir d’en combler toutes les carences. L’« artiste » est donc créé par chaque spectateur d’une façon nouvelle. Son image, en pleine mouvance, est instable, changeante et refuse de se soumettre à tout principe d’unité. Dans son essai « Se dépeindre, disparaître », René Payant soulignait :
[l’]Étrange spécificité de l’autoportrait : l’autoportraitiste ne s’y inscrit qu’à perdre sa personnalité, qu’à se neutraliser par la disparition de l’anecdotique, diluant sa fin première pour finalement transformer le (plus ou moins) désir de (se) représenter en pur jeu de peinture. Autrement dit, l’autoportraitiste ne chercherait peut-être pas à (se) communiquer, représenter ou décrire, mais davantage à instituer, à faire une trace, une marque aux limites des genres pour en signaler la systématique, l’historicité, et aussi la fragilité (3).

Une perte est ainsi intrinsèque à l’autoportrait de Gonzalez-Torres : perte de sa personnalité, de ses souvenirs, des anecdotes de sa vie. Demeure une œuvre qui, en effet, laisse « une trace, une marque » mais qui agit bien davantage comme index d’une existence, pointant l’existence d’un sujet-auteur bien plus qu’elle n’en révèle l’identité ou l’histoire.

Dans son œuvre, Gonzalez-Torres refuse presque totalement la représentation du corps, ou du moins, il fait preuve d’une immense réserve face à celle-ci. Pour l’évoquer, il met plutôt en place un éventail de figures de rhétorique. Ses œuvres fonctionnent ainsi habituellement sur les modes de la métaphore (les objets manufacturés présentés en couple), de la métonymie (les tas de bonbons, les piles de papier) ou de l’index (les photographies de traces de pas dans la neige, dans le sable, ou révélant l’ombre d’un couple). La question cependant demeure : si la biographie est si discrète dans l’œuvre, pourquoi le recours à la biographie de l’artiste pour expliquer les œuvres est-il si marqué, voire systématique dans la fortune critique ? Une partie de la réponse à cette question réside dans le titre des œuvres de Gonzalez-Torres. En effet, beaucoup d’information sur le sens des œuvres est d’abord donnée par le biais de ceux-ci. Toutes les œuvres que Gonzalez-Torres a créées à partir de 1988 sont intitulées Untitled et la grande majorité de celles qu’il a réalisées avant cette année porte aussi ce titre. Cependant, de façon assez paradoxale, environ les trois quarts de ces œuvres ont un autre titre qui se trouve à l’extérieur des guillemets, entre parenthèses. Ce deuxième titre donne souvent des informations précises sur la signification de l’œuvre, tout en pointant vers son contenu personnel ou politique. C’est d’abord dans cet espace symboliquement en retrait, contenu par les parenthèses, dans ce « péritexte » de l’œuvre, que se manifeste la biographie de l’artiste. La dimension autobiographique de la production de Gonzalez-Torres ne réside donc pas dans les œuvres en elle-mêmes qui, vues seules, peuvent être rattachées par un visiteur à la tradition minimaliste (4). Cette dimension se situe plutôt d’abord dans les titres des œuvres  : c’est souvent grâce à ces quelques mots que le spectateur comprend que l’objet devant lui est chargé d’un sens symbolique.

Si les titres des œuvres donnent des indications qui aident les spectateurs à deviner le « biographique » dans les œuvres, ces indices demeureraient cependant flous et extrêmement fragmentaires s’il n’en tenait qu’à eux de dévoiler la vie de l’artiste. L’information qui permet de mieux saisir la dimension autobiographique de l’œuvre vient soit d’un élément extérieur à l’œuvre et à son contexte de présentation, soit des propos de l’artiste, qui appartiennent, dans la famille des concepts du paratexte chez Gérard Genette, à la catégorie de l’« épitexte » de l’œuvre. Ce phénomène trouve une démonstration exemplaire chez Gonzalez-Torres : l’artiste a confirmé à plusieurs reprises la dimension autobiographique de sa production lors d’entrevues ou sous forme de « confidences » relatées plus tard (surtout après sa mort) par des gens de son entourage. Une tradition critique s’est établie autour de son œuvre pour que le public en saisisse la dimension autobiographique et puisse reconnaître les autoportraits. Les déclarations de l’artiste jouent d’une certaine façon le rôle des préambules dans les autobiographies traditionnelles : elles annoncent le projet de l’artiste, son intention, ses objectifs, en indiquant par le fait même la façon dont le « texte » doit être « lu ». De telles déclarations ont permis à l’artiste d’établir avec les spectateurs un « contrat de lecture », contrat qui prend la forme de ce que Philippe Lejeune appelait un « pacte autobiographique » où il s’engage à parler de sa vie.

Chez Gonzalez-Torres, le pacte autobiographique est signé « implicitement ». D’abord, certains titres ne laissent « aucun doute sur le fait que la première personne renvoie au nom de l’auteur (5) », par exemple : Untitled (Me and My Sister). Ensuite, les propos de l’artiste publiés dans des revues ou des communiqués de presse, donc à l’extérieur des salles où les œuvres sont exposées mais tout de même à l’intérieur du réseau qui en permet l’exposition et la diffusion, agissent comme la « section initiale (6) » de Lejeune. Gonzalez-Torres ne se nommant jamais, ni dans ses œuvres, ni dans les titres de celles-ci, le pacte n’est jamais suggéré de manière patente. Toutefois, les noms propres que l’artiste utilise sont les noms véritables des personnes auxquelles il se réfère, et cela contribue à renforcer ce pacte.

Les propos de Gonzalez-Torres ont donc opéré sur le mode d’un tel pacte. En déclarant à plusieurs reprises qu’il existait une symbiose entre sa vie et sa production et qu’un lien bien réel, voire physique, l’unissait non seulement à ses autoportraits mais à l’ensemble de sa production, il a incité la critique à interpréter ses œuvres par le biais de sa biographie. De ce fait, les auteurs n’ont pas eu à chercher ou à constituer dans son œuvre une intentionnalité. L’artiste, en confirmant qu’une veine autobiographique nourrissait son œuvre, contrôlait pour une large part les interprétations que l’on faisait – et que l’on fait toujours – de sa production. Deitcher Elger mentionne avec justesse « son extraordinaire degré de contrôle qu’il maintient jusqu’à la fin sur chaque détail de la création, de l’installation allant jusqu’à informer la réception critique de son art (7) ». [Trad. libre] Rares ainsi sont les auteurs, avant ou après la mort de l’artiste, qui n’ont pas puisé à même sa biographie pour interpréter son œuvre : la critique a ainsi suivi à la lettre le programme dicté par l’artiste. Comme le projet de Gonzalez-Torres englobe toute sa production, toutes ses œuvres se sont vues en quelque sorte transmuées en autoportraits, quel que soit le sujet qu’elles abordent. Pour reprendre les termes de Philippe Lejeune, Gonzalez-Torres est devenu la « réponse » à la question que pose son œuvre :

L’auteur est, par définition, quelqu’un qui est absent. Il a signé le texte que je lis – il n’est pas là. Mais si ce texte me pose des questions, il est bien tentant pour moi de dériver en une curiosité sur l’auteur, et en un désir de faire sa connaissance, l’état de trouble, d’incertitude ou d’éveil engendré par la lecture. C’est ce que j’appellerai l’illusion biographique : l’auteur apparaît comme la « réponse » à la question que pose son texte. Il en a la vérité : on aimerait lui demander ce qu’il a voulu dire… Il en est la vérité : son œuvre « s’explique » par sa vie. Au moment où je produis ma lecture, je vais m’imaginer remonter vers une source qui la garantit, et m’enfoncer dans un mirage plus ou moins tautologique, puisque le plus souvent la « vie » est reconstruite à la lumière de l’œuvre qu’elle doit expliquer. Mirage d’autant plus insidieux qu’il n’est pas tout à fait un mirage : on est souvent encouragé à réagir ainsi par l’auteur lui-même, qui tend plus ou moins directement à se représenter dans son œuvre, ou donne à penser qu’il s’y est représenté (8).

Gonzalez-Torres, par son refus de s’auto-représenter, épargne au spectateur, à la critique, le jeu de la reconnaissance, leur évite d’entrer dans une dynamique où ils auraient à trouver les ressemblances et les dissemblances entre l’œuvre et son auteur. Le spectateur est placé devant des informations liées à la personnalité et à l’expérience vécue de l’artiste. Comment dire, alors, que le portrait n’est pas ressemblant ? Impossible : ces informations sont incontestables. Par la métaphore, Gonzalez-Torres réalise des portraits, des autoportraits qui ne peuvent qu’être acceptés comme « vrais ». On a ainsi toujours un effet de sincérité et d’authenticité. Cela ne demeure néanmoins qu’un effet. Il devient tout aussi incontestable, et un consensus général en témoigne, que la biographie est cette réponse aux questions que l’œuvre pose. Pourtant, les œuvres de Gonzalez-Torres révèlent très peu leur contenu biographique. Elles nomment, dans les portraits en mots, dans les titres entre parenthèses, des éléments de la biographie de l’artiste, mais ne les expliquent pas et ne les mettent pas en relation les uns avec les autres, de sorte qu’aucun ordre, aucune progression, évolution ou transformation ne peut être comprise par le spectateur. Les œuvres qui sont ouvertement et intentionnellement autobiographiques demeurent donc bien souvent impénétrables. Certaines permettent de connaître certains fragments de la vie de l’artiste, mais ces parcelles sont trop minces pour qu’un spectateur obtienne une image claire et cohérente de l’artiste. Gonzalez-Torres prétend mettre sa vie dans son œuvre, mais celle-ci demeure inaccessible. Devant l’œuvre, la critique est limitée à affirmer que l’œuvre est autobiographique – et elle le fait constamment –, sans pouvoir dire ce qui est révélé de la biographie de l’artiste. La biographie comme réponse aux questions que pose l’œuvre demeure ainsi une réponse illusoire, un « mirage tautologique ». Les œuvres de Gonzalez-Torres contribuent bien davantage à « l’aveuglement du spectateur », la critique comprise, qu’elles ne servent à l’éclairer, et créent cette boucle sans issue où « l’apparence renvoie sans cesse à l’apparence ». Les œuvres de Gonzalez-Torres « feignent la description », procurent un « effet de présence (9) » qui a somme toute très peu à voir avec la réalité.

NOTES
1. Cet autoportrait a changé considérablement depuis la première version, réalisée en 1989, et la dernière, exécutée en 1995. (Entre ces deux années, l’artiste a par ailleurs produit plusieurs autres versions.) La première se lit comme suit : « Red canoe 1987 Paris 1985 Blue Flowers 1984 Harry the Dog 1983 Blue Lake 1986 Interferon 1989 Ross 1983 ». Quant à la dernière, elle compte 45 fragments d’information.
2. Dans cet autoportrait cependant, le passage des jours est bouleversé : les événements ne suivent pas un ordre chronologique. On n’a donc pas affaire à un journal comme tel, mais plutôt à un regard rétrospectif jeté sur le passé, un regard qui imiterait un peu le fonctionnement aléatoire de la mémoire dans sa manière de faire surgir les souvenirs de façon désordonnée.
3. René Payant, « Se dépeindre, disparaître », VEDUTE. Pièces détachées sur l’art 1976-1987, Laval, TROIS, 1987, p. 105.
4. Notons que le minimalisme n’était pas exempt de références biographiques. Un retour de la biographie s’effectue dans la prise en compte des figures d’artistes rattachés à ce style. Anna C. Chave, dans l’article « Minimalism and Biography », se penche sur les œuvres minimalistes des années 1960 et montre que les références biographiques y abondent. (Anna C. Chave, « Minimalism and Biography », The Art Bulletin, vol. LXXXII, no 1 [mars 2000], p. 149-163.)
5. Philippe Lejeune, Le pacte autobiographique, nouvelle édition augmentée, Paris, Seuil, 1996 (1975), p. 27.
6. Pour Lejeune, la section initiale du texte est celle « où le narrateur prend des engagements vis-à-vis du lecteur en se comportant comme s’il était l’auteur, de telle manière que le lecteur n’a aucun doute sur le fait que le “ je” renvoie au nom porté sur la couverture, alors même que le nom n’est pas répété dans ce texte ». Ibid., p. 27.
7. David Deitcher, « Contradictions and Containment », dans Felix Gonzalez-Torres : Text, Ostfildern-Ruit, Cantz Verlag, 1997, p. 110.
8. Philippe Lejeune, Moi aussi, Paris, Seuil, 1986, p. 87.
9. Les quatres dernières citations sont tirées de , Payant, op. cit, p. 105 et 110.

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