Dossier | Irrévérence et dégradation : une mise en perspective culturelle

Paul Ardenne

Irrévérence et dégradation : une mise en perspective culturelle
Par Paul Ardenne

Dans les années 1990, l’artiste américain Richard Kern se fait connaître par diverses productions vidéos ou photographiques à fort quotient de dégradation. Ses dernières, Hardcore, New York Girls…, présentent l’American Way of Life comme une vie de violence et de sexe brutal. Abonnement aux plaisirs sensuels les plus invraisemblables, exhibitionnisme tordu, bondages délirants, séances orgiaques débridées, crimes sadiques et quête du meurtre distrayant : tel serait à présent le quotidien de l’Américain ou de l’Américaine moyens, leur meilleur passe-temps pour conjurer l’ennui. Exemples ? Sur telle photographie, un homme fait l’amour à sa compagne en lui soufflant dans l’anus au moyen d’une paille. Sur telle autre image, une jeune femme nue portraiturée en pied nous dévisage, une casquette de cop sur la tête et un énorme godemiché fixé sur le ventre, tout en braquant dans notre direction un 357 Magnum. Autre cliché signé Kern : une jeune femme, là encore nue, s’est couchée sur le dos à même un drapeau américain, jambes relevées et fesses en l’air : elle nous montre ses charmes une bougie allumée fichée entre les fesses. Encore ? Un cadavre qu’on devine féminin, dans une morgue improvisée, rougit d’un sang éclatant la bâche transparente qui le recouvre : double hommage appuyé à la beauté du meurtre et au steak, ce symbole par excellence de la culture U.S.

Irrévérence ? Pas si sûr. Kern, plasticien, à l’évidence, prend les choses trop à la légère. Dans les images de ce bad boy facétieux, tout porte à rire, en effet : jamais méchant (1). L’« irrévérence », s’il faut en croire le dictionnaire, c’est autre chose – le manque de respect, surtout. Quelque chose nous est dû, le respect, et cette chose nous est indûment enlevée. « Irrévérencieux », en vérité, Kern l’aurait été à cette condition : nous humilier. Ce n’est pas le cas.

Salir le sujet
Le cas offert par Richard Kern est intéressant parce que symptomatique. Kern, d’une certaine façon, vient trop tard. Il n’est pas le premier à déshabiller de jolies filles et à humilier la féminité ; il n’est pas non plus le premier à imposer au beau sexe des actes difficilement justifiables au nom de la sexualité ordinaire et plus encore de la morale puritaine. Kern, en l’occurrence, fait les frais de l’accoutumance à l’irrévérence devenue de mise dans l’univers occidental. Trop d’irrévérence tue l’irrévérence.

Il y a à l’irrévérence, cependant, une histoire. Sous la forme légère de la moquerie ou de la parodie, celle-ci est immémoriale. Ses lettres de noblesse, l’irrévérence les trouve cependant avec la modernité. Celle-ci non seulement systématise l’irrévérence mais encore elle la banalise, en plus d’en faire un spectacle (celui du pétomane du théâtre de boulevard, celui de l’âne qui fait des tableaux abstraits avec sa queue trempée de peinture, celui de l’insulte au public surréaliste ou du readymade duchampien…, dans une liste bientôt prodigieuse) (2). Être irrévérencieux, avec l’âge moderne, devient une façon d’exister. Non pour rire ou sourire. Il va plutôt s’agir, résolument, de « dérespectabiliser » l’homme. Pourquoi ? Parce que le moi est haïssable, sans doute, selon la formule pascalienne. Parce que le moi, alors, se proclame libre, et libre en conséquence de se vandaliser, de se délecter de sa souillure, de faire de ses turpitudes un spectacle euphorisant, sur le mode du « lâchez tout » (le modèle Dada, à la postérité considérable). Parce que la nature humaine, aussi, sur fond d’argument hégélo-nietzschéen de la mort de Dieu, se révèle alors à sa solitude ontologique, solitude dont une des traductions possibles est la figure de l’être abandonné, sans pouvoir d’accroche suffisant au monde, mais aussi de l’homme négligeable – un homme en conséquence à dégrader, comme fait pour ça, de même que la femme à barbe du cirque Barnum est là pour être couverte, par le public, d’épithètes peu gracieuses (3).

L’irrévérence, toujours, tire parti d’un principe de provocation et d’un désir de minoration. Ce qui est là, établi, posé dans sa toute puissance, il va s’agir de le caricaturer, de l’insulter, de le rendre plus fragile, de l’effondrer. L’irrévérencieux n’est pas irrespectueux par hasard. Il a une visée, toujours, celle du désordre mis dans l’ordre. Il est un subversif dans l’âme : ce qu’il insulte, il espère le disqualifier et, partant, le faire disparaître, en précipiter l’amendement, le voir jeté aux poubelles de l’histoire. Enfin, la dimension sociale de l’irrévérence : on peut gager que l’irrévérencieux, le plus clair du temps, n’est pas seul. Il serait plutôt, dans une quotité délicate à établir mais non négligeable, attendu. L’irrévérence est possible, tout bonnement, parce que certains la veulent pour défouloir ; parce que certains autres aussi sont prêts à l’affronter, devraient-ils en faire les frais en priorité – non par pur masochisme individuel et social, quand ils en sont les victimes ; par bravade, plutôt, pour signifier qu’ils peuvent faire front à la pire critique qui soit. On connaît le ressort institutionnel de la bouffonnerie des cours médiévales. Le monarque rétribue le bouffon, il le met en gloire quoique ce dernier le désigne sans se gêner à la vindicte populaire ou de ses plus proches serviteurs (un temps seulement, il est vrai : le temps de la distraction) (4). À l’irrévérencieux, dans ce cas, est signifié sa servitude : il peut critiquer, mais il n’est pas le chef. Ce que signale ainsi l’irrévérence, dans ce cas avec un éclat paradoxal, c’est autant le lieu du pouvoir (ici, le monarque) que la force suprême de ce pouvoir. Le plus grand pouvoir, en effet, n’est pas celui qui proscrit l’irrévérence quand elle lui est désagréable. C’est au contraire celui qui se montre apte à encaisser les pires vilenies proférées à son sujet sans vaciller. Hier la monarchie autoritaire, aujourd’hui le capital.

Quand tous les coups sont permis
Quelque réalité ambiguë qu’elle révèle, l’irrévérence n’en est pas moins opératoire – opératoire, s’entend, ès destruction, et non pas seulement en ce qu’elle viendrait à son corps défendant, en le calomniant, cimenter en retour tel ou tel pouvoir. Exemples.

En 1996, le peintre Ronald Ophuis présente un tableau intitulé Latrin, des plus édifiant. Sans afféterie aucune, cette toile montre trois déportés en vêtement rayé qui défèquent dans les latrines d’un camp de concentration. Ophuls ne dramatise pas la scène : ces hommes chient, voilà tout. Veut-on plus fort, plus culotté ? Spécialisé dans le détournement d’images ou de clichés « historiques » (la mort du Che ; la petite Kim Phuc brûlée au napalm courant nue photographiée au Vietnam, en 1972, par Nick Ut…) qu’il transforme en blagues visuelles, l’artiste polonais Zbigniew Libera réalise simultanément le remake photographique d’une vue de libération d’un camp nazi par les Alliés. À cette importante nuance près : dans l’image revisitée par Libera, les personnes qui posent devant l’objectif sont bien portantes, souriantes, hilares – les heureux pensionnaires d’une colonie de vacances où l’on porterait le vêtement rayé des Nacht und Nebel comme on porte le string à Copacabana. Le même Libera, en 1999, crée une ligne de maquettes dont le thème est le Koncentration Lager, le camp de concentration nazi. Pour ce faire, l’artiste s’inspire ouvertement des modèles Lego. L’imitation est parfaite. Si l’on en croit une estampille apposée sur l’emballage du Concentration Camp de Libera, la célèbre firme de jouets danoise aurait même sponsorisé cette création (5).

À l’enfant désireux, par le biais du modèle réduit, de compléter son inventaire des lieux de vie archétypiques (après la ferme, la gare de triage, le campement indien, la station-service…), Zbigniew Libera propose, lui, diverses maquettes évoquant le monde concentrationnaire : un block, unité de logement pour déportés ; un camp complet avec miradors, four crématoire, enceinte électrifiée, bataillon de « musulmans » représentés sous l’espèce de squelettes vivants partant au travail sous escorte militaire (6)… Acquis par le Jewish Museum de New York, le Concentration Camp de Libera est exposé en 2002 dans le cadre d’une exposition collective d’œuvres d’art contemporaines affrontant la question de la Shoah (Mirroring Evil : Nazi Imagery/Recent Art, commissariat : Norman Kleeblatt). Il fait scandale. Réaction de la plupart des spectateurs : à quoi bon ? Plus, d’une manière lucide : pour servir et satisfaire quel maître ? 75 000 personnes, dont d’anciens déportés, défileront devant le musée durant l’exposition, à l’appel de nombreuses associations juives américaines. Menachem Rosensaft, directeur du Réseau international des enfants des victimes de l’Holocauste à Washington, parle d’« exposition répugnante ». Il faut sans doute reconnaître toute sa valeur à cette sentence sévère, qu’il profère alors : « Les œuvres sélectionnées ne sont pas seulement sensationnalistes, mais moralement répugnantes. [Les organisateurs de cette exposition] ne font rien de moins que rendre un hommage aux nazis en plein Musée juif. Personne n’irait proposer de mettre une statue d’Oussama Ben Laden au pied du World Trade Center… »

Veut-on plus fort encore ? Un autre artiste polonais, Artur Zmijewski, présente en 1999 The Game of Tag, une vidéo de 3’40’’ tournée dans un lieu qui ressemble à s’y méprendre à une chambre à gaz : des personnes des deux sexes, nues, s’y poursuivent en riant, y jouent à la balle, au chat et à la souris. « Je situe mes films ni tout à fait dans la fiction, ni tout à fait dans le documentaire », dit Zmijewski (7). Soit. Est-ce toutefois ce que retiendra de The Game of tag le spectateur ? D’une telle œuvre, parions que ce dernier gardera plutôt à l’esprit l’oubli qu’elle consacre – faux oubli d’ailleurs, dont l’artiste « joue » – sinon le mépris qu’elle exhale. Comme si le devoir de mémoire, à la fin, avait échoué. Et comme si plus rien, décidément, n’était sacré, même l’Holocauste.

Blagues douteuses
No limits, aucune limite. L’irrévérence s’apprécie toujours mieux quand elle s’en prend aux sujets tabous : la meilleure manière qui soit d’évaluer sa qualité. Du moment que l’homme perd, et s’affaisse symboliquement.

On s’étonne parfois, main sur le cœur, en un récrit moral, du fait que les humoristes les plus acides, ces libertins d’aujourd’hui, ne respectent plus rien, et que leurs sketches « vache » vont « trop loin ». Au lieu d’uriner au pied des calvaires, en carabins politisés remontés contre Dieu, eux font bien pire, en vérité : ils se rient de l’horreur vraie, tirent des sarcasmes des plus horribles et des plus douloureux de nos drames chéris. Pour choquante qu’elle puisse être, cette inflexion à l’irrespect total est cependant logique. Un outrage qui n’ébranle rien, ce n’est rien. Juste une mise en scène de l’outrage, son en deçà, le maintient à sa limite inférieure. Oser l’irrévérence totale, toujours, requiert d’affronter le consensus. L’irrévérence est « vraie », « réussie » quand elle se profile tout à la fois comme moralement inadmissible et comme symboliquement destructrice (« castratrice », pourrait-on dire, dans la foulée de Murielle Gagnebin (8)). Quand elle déroge jusqu’au rang de l’inadmissible absolu. Quand elle s’empare de l’interdit et le piétine vertement. Quand elle impose une violence qui ne semble pouvoir donner lieu à nulle réplique, sinon l’abattement pur et simple. Une blague, un witz, même cruels, ne laissent pas de séquelles irréparables. On suffoque de rire et de honte conjugués mais l’on reprend son souffle. L’irrévérence vraie, elle, doit étrangler, abattre, jeter à terre. Ce qu’elle dénigre, si possible, doit être majeur : drame « lourd », tragédie collective. Et la façon dont elle le dénigre, à la fois, impliquée et indifférente. Impliquée ? L’« irrévérencieux », pour être crédible, se doit d’être concerné par ce qu’il outrage. Indifférente ? Parce que l’« irrévérencieux » doit signifier que ce sur quoi il excite sa vindicte, serait-ce la chose la plus importante ou la plus précieuse au monde, n’est tout bonnement rien, et qu’il s’en fiche.

Entre les récents exemples d’irrévérence « vraie », le plus perturbant, récemment, est sans nul doute celui des blagues cruelles relatives à la Shoah proférées par des humoristes juifs au sein d’Israël même. Problématique sous-jacente à ces plaisanteries macabres : est-il souhaitable de rire de la mise à mort d’un peuple dans le lieu même où vivent survivants et autres descendants des victimes ? Autant dire de braver depuis l’intérieur un des tabous les plus absolus qui soit ? En 2004, la journaliste Sarah Blau publie dans Ha’Aretz, quotidien de Tel-Aviv, un article appelé à susciter sur ces questions de vives réactions, « La Shoah ? Même pas drôle » (l’article de Blau, le plus lu du site du journal, sera bientôt retiré dans sa version anglaise, par peur du scandale et par souci de respect pour les survivants de la Solution finale) (9). Sara Blau y fait ce constat : en dépit des années qui passent (plus d’un demi-siècle à présent après le retour des camps), la Shoah reste un sujet d’humour sensible. « Cela fait 56 ans qu’Israël existe, mais le thème de la Shoah est toujours un passager clandestin de notre humour national, en dépit de quelques vaines tentatives d’immoler cette vache sacrée », écrit-elle. Si la Shoah est « le plus gros tabou de la société israélienne, continue Blau, elle est également une source intarissable d’humour noir mais refoulé ». Non qu’il ne soit pas question de rire de la Shoah. On en rit en Israël même, de fait. Certains humoristes s’en sont même fait une spécialité : ainsi, la troupe de théâtre Cameri, dont les sketches ont été diffusés sur Canal 2, l’œuvre d’auteurs impertinents tels qu’Assaf Tzippor, Uzi Weil ou Etgar Keret (10). Mais attention : si l’on en rit, ce devra être « en s’excusant aussitôt », « en prétendant que c’est un rire désespéré », se doit de préciser Sarah Blau : « la seule excuse pour justifier que l’on puisse rire en entendant ceci : où se trouvait la plus forte concentration de Juifs pendant le génocide ? Réponse : dans l’atmosphère. »

D’un côté de la balance, six millions de morts juifs dans les usines de mort du Reich, des souffrances considérables, une humiliation de masse. De l’autre côté, quelques mots pour rire, une bonne soirée passée dans un cabaret ou devant l’écran de télévision à écouter un histrion, un peu de détente. Les deux termes sont à l’évidence si inégaux que le second, la blague, paraîtra ne rien peser par rapport au premier, la Catastrophe ? Il n’en est rien, en dépit de ce préjugé. En brisant le tabou, la blague caustique brise plus que celui-ci : elle minimise l’importance même de la Shoah en la rapportant à un événement risible (étymologiquement, « digne de risée » et, par extension, de rien d’autre). En faisant de l’évocation de cette dernière une opportunité de décontraction, elle inaugure en conséquence la victoire de la dégradation sur le respect. Pis encore, de manière pernicieuse, elle est comme ce blanc-seing rétrospectivement donné aux nazis, sorte d’absolution. La Shoah, mais qu’est-ce au juste ? Un événement programmé par l’Histoire pour finir dans un éclat de rire. Le rire serait-il libérateur, comme Bergson nous l’enseigne ? L’irrévérence, pour autant, est totale. Profère-t-on la blague irrévérencieuse, ne reste alors dans ce cas miné, en effet, qu’à s’excuser après coup. Sinon, l’ignominie, la honte (11).

Une culture de l’irrévérence calculée
L’irrévérence, cela posé, ne va jamais de soi, encore faut-il la pulser. Et, pour gagner ce challenge médiatique, la travailler, en amont. L’irrévérence calculée, pour grossières qu’en soient les ficelles, est un ressort ordinaire de l’esthétique contemporaine. Chaque festival de cinéma, par exemple, se doit d’avoir « son » scandale, autant que faire se peut : un jour Portier de nuit, voyant l’héroïne principale, une ancienne déportée, devenir la maîtresse de son bourreau nazi et entretenir avec lui une passion sado-masochiste ; un autre jour Max mon amour, où une bourgeoise s’éprend d’un singe et en devient l’amante comblée ; un autre jour Gummo, version réactualisant sur un mode glauque et sous-prolétarisé, en remplaçant l’univers du cirque par celui de la bicoque où l’on boit et se drogue, le fabuleux Freaks de Tod Browning, et dont la moitié des acteurs sont des déficients mentaux ; un autre jour encore, The Great Ecstasy of Robert Carmichael, où de jeunes désœuvrés anglais massacrent sauvagement quelques-uns de leurs semblables par ennui (12). Chaque rentrée littéraire, pareillement, va générer son lot de romans plus licencieux que la moyenne, dont on attend qu’ils fassent du tapage. De cette mécanique d’agitation concertée, la polémique suscitée par la parution, à l’automne 2002, du roman de Louis Skoreki Rose bonbon, fournit un exemple d’école, le plus ordinaire qui soit, à la limite du caricatural. Rappel : 1, la parution d’un roman aux accents pédophiles, 2, le haut-le-cœur de moralistes qui s’émeuvent de son contenu, 3, la montée au créneau des partisans de la liberté d’expression, 4, le législateur sommé par les partisans de la censure de prononcer un avis d’interdiction aux mineurs, 5, rien : le livre incriminé continue d’exister publiquement, le soufflé retombe, on passe à autre chose.

Ce genre de feuilleton sociologique, à faire bâiller d’ennui, doit être interprété comme un hoquet nécessaire. Sans ces fièvres brèves, le système s’étiole, un système malade en vérité de sa trop bonne santé. Le mécanisme en est dialectique, comme l’a alors finement rappelé Philippe Murray : le roman de Skoreki, écrit-il, est « si remarquablement dépourvu de toute réalité qu’il ne peut en recevoir que de l’extérieur, c’est-à-dire de la sanction juridique qu’il recherche désespérément ».

« Une demande pathétique de censure », ajoute Murray en enfonçant le clou, sur le mode « J’ai une provocation, qui a une persécution (13) ? » Où le sujet séditieux invoque la persécution (je demande à être puni), le persécuteur, de son côté, réclame la sédition (merci de me permettre de montrer que je suis celui qui punit). Pas de dupes, deux opérateurs tenant chacun un rôle complémentaire. Cynisme ? Effet de la psychologie sociale, plutôt. La société libertariste, sans cesse, se doit d’éprouver sa valeur dans deux sens opposés mais pourtant solidaires : d’un côté, la capacité à la licence ; de l’autre, la capacité à l’interdit. Sinon, l’impression d’une perte de contrôle, d’une incertitude des rôles en termes d’expression et de régulation du pouvoir.

Benetton et les assassins (rentabiliser le dégoût)
Être aussi irrévérencieux que possible : l’époque présente, en la matière, ne saurait réellement innover – le fond a été touché, et depuis longtemps. Faute d’inventer, du moins y multiplie-t-on les entrées, les manières de faire, sur un double arrière-plan de crise durable de l’humanisme et de multiplication des réseaux et des modes d’expression médiatique.

En termes d’« entrée » irrévérencieuse, on s’en voudrait de ne pas évoquer en ces lignes, pour finir, une des plus notoires propositions qui soit : celle, initiée par l’Italien Luciano Benetton, magnat du prêt-à-porter, des « condamnés à mort ». Fi des sexes multicolores, des religieux de races différentes s’embrassant sur la bouche, des t-shirts de snipers yougoslaves tachés de sang requis jusqu’alors par l’entrepreneur italien du textile, avec la complicité du photographe Oliviero Toscani, pour faire valoir son universel slogan United Colors of Benetton. Le début de l’année 2000, aux murs de nos villes, offre cette fois une campagne publicitaire plus excitante encore parce que plus irrévérencieuse encore, comme le veut le « style » de la maison italienne. L’affiche publicitaire, ici, exhibe au passant stupéfait le visage de condamnés à mort. Des individus photographiés en prison, cadrés par l’affiche en très gros plan, jeunes et beaux, de toutes les couleurs de peau en effet (United Colors…), dont on décline au grand jour identité et nature du crime qu’ils ont commis. Des êtres réels, qui attendent l’exécution de leur sentence dans le « couloir de la mort » mais soudainement jetés en pâture à la masse des consommateurs (14).

Tout commence donc par la réquisition d’une esthétique de l’assassin et son exposition publique. Le scandale viendrait de là ? Étonnant. Cette esthétique de l’assassin, faut-il le rappeler, est fort banale. Le killer est un des objets de séduction classiques de l’âge contemporain. Objet (plus que sujet) dont médias ou supports de fiction tels que littérature, théâtre, cinéma et arts plastiques, tous confondus, s’emparent depuis longtemps pour cette raison même : un fort potentiel d’attraction, évidemment estimable. Le killer, cette plaie sociale, n’est jamais malvenu. Il sert à tout comme à tous. Donner à réfléchir sur la condition particulière du criminel (le énième reportage d’Envoyé spécial). Raviver le travailleur flapi (le polar du vendredi soir à la TV, avalé de concert avec le plateau repas). Offrir une entière gamme de frissons en variant les sauces : aux vrais durs le killer style American Psycho sorti de l’esprit troublé de Bret Easton Ellis ou de James Ellroy ; aux déprimés le style Roberto Zucco de Koltès ; aux lacaniens Le Silence des agneaux de Jonathan Demme ou une variante raffinée pour psychanalysants délicats, du type Les Voyages de Felicia filmés par Atom Egoyan ; aux clowns exhibitionnistes, adeptes du « à la manière de... », le style fun de l’artiste Philippe Perrin avec pistolets en plastique, etc. Au tueur échoit cette double mission : éliminer son prochain (c’est bien le moins) ; entretenir de quoi justifier sa récupération psychologique, esthétique et marchande, le tout marchant de concert. Sachant que le marché, comme l’inconscient, goûte moins la nuance que le maximalisme, l’extrême ou le tordu : plus et mieux le tueur tue, plus il se révèle prodigue d’attraction. L’horreur du crime comme garantie de la plus-value. Avec, dans le cas de Benetton, cette situation bienvenue : la réquisition publicitaire convoque ici de vrais tueurs, authentiques criminels estampillés Made in Reality. Aux assassins le capital reconnaissant.

Luciano Benetton « utilisateur » de l’irrévérence est moins un cynique qu’un très classique entrepreneur. Sa méthode publicitaire, d’autre part, est recevable selon ce que commande la logique fonctionnelle du capitalisme. Benetton exploite-t-il la mort plutôt que s’adonner aux rituelles déclinaisons de la vie merveilleuse chères aux publicitaires lambda ? Le coup n’est pas mal joué. Trop de bonheur promis anéantit jusqu’à la promesse du bonheur. Convoquer le malheur, par effet dialectique, c’est re-ouvrir une perspective positive. Benetton publicitaire fait-il de l’ombre aux habituels exploitants de la mort (les philosophes, les religieux...), c’est en effet moins en terroriste du symbolique qu’en praticien scrupuleux, en capitaliste besogneux se cassant la tête à ajuster, comme il se doit pour prospérer, capital et désir. Et, pour l’occasion, désir d’irrévérence. Ray S..., Josuah W..., des salauds ? Certes, mais aussi des figures au destin excitant, des êtres hors normes, autant de modèles fantasmatiques que l’on peut exploiter pour exciter le chaland, comme les banderilles excitent le taureau de l’arène.

En fait, il s’agit bien de remonter la chaîne, d’aller à cette racine même du capitalisme qu’est le désir. Le désir comme possibilité de la consommation, de la production et de la plus-value. Une économie fondée sur la seule satisfaction des besoins primaires ne garantit de plus-value que limitée. Insérer du désir dans les flux de l’échange, en contrepartie, c’est assurer la possibilité de ce désaxage entre offre et demande à même d’autoriser toutes les spéculations à la hausse. Le choc que je reçois à la vue de la publicité Benetton (« Ils ont osé », « Plus rien pour eux n’est sacré », etc.) n’est pas d’abord de nature économique. Il doit à un désaxage mental facteur de stimulation productive. Je réagis, je me cabre, je me suis mis en colère. Demeurer inerte, bovin, indifférent ? Rien à faire, l’individu gorgé d’éthique que je suis a déjà opté pour son camp, celui de la réaction outragée (« On ne peut pas sérieusement mettre en équivalence réclame publicitaire et peine de mort »...). Ce que Benetton publicitaire accomplit relève en fait du viol mental salutaire. Destruction d’un état de non-désir et d’apathie et remplacement de celui-ci par une réaction signalant une pulsion de vie. Dépassement du statique, convocation du dynamique. Destruction créatrice, donc, résonnant par analogie de la théorie schumpétérienne de la destruction comme processus nécessaire au capitalisme en action : régime de la production dont la continuité exige de temps à autre que l’acquis soit brisé pour que la production se relance. Que je ne désire plus, le système meurt.

Irrévérencieuse, la publicité Benetton ? Tout ce qu’il y a de plus légalement, Benetton publicitaire exploite sans minauder l’indicible de notre rapport au capitalisme, notre soumission à la fois aliénée et heureuse à son code. La grandeur du capitalisme ? Non pas tant sa capacité légendaire à se réorganiser (à ce jour, par exemple, la poussée vers le réseau ou vers l’initiative individuelle, comme le montre Le Nouvel esprit du capitalisme, étude roborative s’il en est de Luc Boltanski et Éve Chiapello (15)) que le désir insensé qu’il entend perpétuer vaille que vaille. À la différence du communisme, son illustre mais moribond contradicteur historique, le capitalisme n’est pas tant un système qu’une manière d’être de l’économie, un régime qualifié non par son but (oublions Adam Smith et ses rêveries d’accomplissement) mais bien par sa fonction d’excitation. Benetton publicitaire, en fait, joue moins avec nos nerfs qu’il ne les aiguise et les maintient à vif, dans cet état de violence symbolique qui seul permet le désir des signes et, par rebonds, le désir des objets où ceux-ci s’incarnent ou se donnent en représentation. Benetton publicitaire déclinant outrageusement le thème de la mort pour en tirer profit ? Autant dire rien de bien irrévérencieux. Une respiration logique, plutôt, celle du capital au travail contre sa propre mort autant que contre la nôtre. Pour le reste, tant pis si l’irrévérence l’emporte en apparence. Elle est aussi devenue, on le voit bien, économique (16).

NOTES
1. Richard Kern, Hardcore, vidéo, 1994 ; New York Girls, Munich, éditions Benedikt Taschen, 1996.
2. Il faudrait dire encore un mot, dans cette partie, du culte de la laideur, qui est un des vecteurs majeurs de l’irrévérence. Voir sur ce point Murielle Gagnebin, Fascination de la laideur, Paris, éditions Champ Vallon (L’or d’Atalante), 1994 (1re éd. Lausanne, éd. L’Âge d’Homme, 1978). Abandonnant, d’une façon générale, le monstrueux pour une catégorie plus universelle dans cette étude en large part consacrée à Goya, l’auteure tisse un lien étroit entre la laideur et la castration.
3. Sur cette histoire de la dégradation de la figure, Paul Ardenne, Extrême – Esthétiques de la limite dépassée, Paris, Flammarion, 2006, chapitre 4, « Un paysage de dégradations ».
4. Jacques Le Goff, Histoire de l’Occident médiéval, Paris, Flammarion (Champs), 1997.
5. C’est cependant peu vraisemblable : l’œuvre prend en fait la forme de sept boîtes avec des couvercles différents, où est présenté par fragments le camp dans son entier.
6. Sur Zbigniew Libera, qui se définit comme un artiste « intermédiatique », voir notamment la plaquette de présentation de l’exposition que lui a consacré l’Institut polonais de Paris en novembre-décembre 2004, intitulée Des corps désinvoltes dans l’histoire. On y trouve cette justification de Libera, à méditer (où l’irresponsabilité de l’artiste, en dépit de ses velléités à l’analyse, est totale) : « La culture, tout comme la nature, devient petit à petit l’environnement naturel de l’homme. Je considère mes œuvres comme un moyen de contrôle sur ce qui a modelé mon moi. » Une bonne idée du travail de ce photographe dérangeant est également fournie par Courrier International, édition française, n° 711, juin 2004, p. XIV-XV.
7. Cat. de l’exposition Mémoires du temps de l’immaturité, commissaire : Ami Barak, Passage de Retz, Paris, 25 juin-2 sept. 2004, non paginé.
8. Voir plus haut, note 2.
9. Sarah Blau, « La Shoah ? Même pas drôle », Ha’Aretz, Tel-Aviv. Repris dans Courrier International, n° 724, 16-22 sept. 2004, p. 50-51.
10. Quelques exemples de cet humour Cameri : « d’Assav Tzippor, le sketch Ha’Getto (« Le ghetto »). Shai Avivi explique à son partenaire Rami Heuberger quel itinéraire il doit suivre pour se rendre à une soirée à Tel-Aviv : il lui suffit d’emprunter l’avenue de Pendus, le boulevard Auschwitz et la place Dachau. Dans Ha’Shdula ha’yisreelit (« Le Lobby israélien »), écrit par le romancier Etgar Keret, deux responsables sportifs israéliens essaient de convaincre un juge de ligne allemand responsable d’une course d’obstacles de laisser un peu d’avance au concurrent israélien, eu égard au passé tragique » (Sarah Blau). Pour information, cette autre blague, signée Gil Kopatch : « Si la Shoah avait lieu aujourd’hui, alors, à côté des tas de chaussures et de vêtements, il faudrait ajouter une pile de téléphones portables. »
11. Cette remarque intéressante de l’humoriste Uzi Weil, pour clore la polémique : « La plupart des blagues sur la Shoah me font penser à ces gosses qui actionnent les sonnettes et s’enfuient. Nous savons que quelque chose ne va pas, que quelque chose fait mal, alors nous sonnons, nous chatouillons l’âme et nous nous enfuyons. Il y a là-dedans de l’adulte qui refuse de vieillir. Le résultat, c’est que 90 % des blagues israéliennes sur la Shoah ne dépassent pas le stade du pipi-caca et c’est très bien ainsi. C’est l’humour du faible. Plus une chose vous menace, plus l’humour qu’elle vous inspirera sera débile. »
12. The Great Ecstasy of Robert Carmichael, Royaume-Uni, 2004, réalisation de Thomas Clay. Présenté lors de la « Semaine de la critique » à Cannes, au printemps 2005. La presse, à propos de ce long métrage réalisé par un jeune cinéaste de 24 ans, originaire de Brighton, parle de « violence déchaînée » et de « beauté froide ».
13. Philippe Murray, Figaro Magazine, automne 2002.
14. Pour un développement à propos de cette campagne de publicité voir Paul Ardenne, « Le capital et la mort et inversement », Parpaings, no 11, avril 2000.
15. Luc Boltanski, Éve Chiapello, Le Nouvel esprit du capitalisme, Paris, Gallimard, 1999.
16. Une précision tout de même: aux États-Unis, cette campagne publicitaire a tourné court. Sur l’impulsion des familles de victimes des tueurs dont s’affichent en ville les portraits, des manifestations sont organisées aux portes des supermarchés Sears, qui distribuent la marque Benetton. Avec succès : Sears renonce à vendre les produits Benetton. La firme italienne, par la suite, se séparera d’Oliviero Toscani. Ses campagnes publicitaires se font dès lors plus consensuelles.

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