Dossier | Par hasard et en passant. Sur quelques oeuvres rencontrées en marchant.
Par hasard et en passant. Sur quelques oeuvres rencontrées en marchant.
Par Patrice Loubier
Un matin d’automne, en sortant de chez moi pour faire des courses, j’aperçus une ligne blanche tracée à la craie sur le trottoir. Soigneusement tendue au centre de l’allée, elle semblait se poursuivre tout le long du pâté de maisons; sa longueur trahissait une intention bien déterminée et, dès ce moment-là, intrigué par la présence de ce signe inusité, par la netteté élégante avec laquelle il se détachait sur le béton, je me surpris à penser qu’il s’agissait peut-être d’un geste artistique (1).
Je pris mon vélo et partis mais, deux coins de rue plus loin, en arrivant à l’avenue Mont-Royal et en constatant que la ligne courait toujours sur le trottoir, la curiosité fut trop forte : je décidai de la suivre pour voir où elle me mènerait. De chez moi, rue Fullum, où je l’avais aperçue, la ligne filait jusqu’à la rue Gilford, tournait pour prendre Chabot, montait vers le nord jusqu’à Masson, se dirigeait vers Papineau qu’elle traversait pour se rendre rue Saint-Grégoire, empruntait ensuite la rue Saint-André en tournant vers le sud, pour prendre les rues Boucher, puis Henri-Julien. Le tracé semblait traverser le Plateau Mont-Royal et faisait maintenant quelques kilomètres; j’étais déjà assez étonné par cette découverte, amusé aussi par l’aventure dont elle me fournissait l’occasion quand, arrivant au coin de la rue Henri-Julien, en suivant la ligne des yeux, j’eus la surprise d’apercevoir une jeune femme qui était justement en train de la tracer, accompagnée d’une amie.
En les abordant, je leur racontai que je suivais la ligne depuis mon domicile, et l’instigatrice du projet, Michelle Lacombe, me dit réaliser ce travail dans le cadre d’un de ses cours d’arts visuels à l’Université Concordia. Son action, m’explique-t-elle, consiste à effectuer à pied un trajet qu’elle fait habituellement par les transports en commun : partie de chez elle, coin Frontenac et Ontario (dans le quartier Centre-Sud), elle se rend au domicile de son ami, avenue du Parc (2); ce trajet, elle a décidé de le marcher pour en éprouver physiquement la distance et le matérialiser par une ligne tracée au sol. L’itinéraire emprunté n’est évidemment pas le plus court chemin, et elle me dit improviser sa route en évitant les rues commerciales ou trop passantes, pour maintenir, tout au long du parcours, l’intimité du lien qui le sous-tend, sans trop attirer l’attention. Mais sans doute aussi pour le simple plaisir de marcher sans but, de multiplier les zigzags et les détours, comme si elle jouait à s’égarer, à errer à travers la ville et à se distraire de sa route tout en se rendant à destination. Le tracé qui en résulte rappelle évidemment les trois lignes de peinture que j’avais pu observer deux ans auparavant (3), mais sans tracer comme elles de silhouettes à l’échelle des quartiers; la ligne à la craie s’en distingue par la visibilité un peu plus nette que lui confère le contraste du blanc; elle ne se laisse pas seulement percevoir en plongée mais peut être vue à une certaine distance.
En marchant
Cette simple ligne blanche, aperçue à l’improviste dans des circonstances tout à fait quotidiennes et ayant réussi à me détourner de ma route, montre bien la capacité de cette sorte d’interventions, aussi anodines puissent-elles sembler, à ouvrir des voies de traverses fortuites. Elle participe aussi, je pense, d’une certaine actualité. Car si l’oeuvre créée en marchant, ou consistant dans l’acte même de déambuler, n’est pas nouvelle (en témoignent, au cours du dernier demi-siècle, ces multiples précédents qui vont des situationnistes à Francis Alÿs en passant par le land art), elle connaît aujourd’hui un engouement renouvelé. Pensons, en nous limitant à la seule création québécoise, aux Promenades que Sylvie Cotton accomplit avec des inconnus dans des villes qu’elle visite (actions qui consistent à se faire conduire par un passant choisi au hasard); aux activités de l’Atelier Sÿn- qui, sans prendre la forme expresse de la marche, impliquent fréquemment un déplacement pédestre dans la ville, comme en témoigne leur récent Prospectus – Randonnée dans l’hyperbâtiment, réalisé pour le Centre canadien d’architecture et présenté lors de la dernière Biennale de Montréal; à cette traversée en largeur de l’île de Montréal qu’effectuait Loly Darcel en 2004 (Trait d’union, du fleuve à la rivière, centre Optica), en arpentant dans toute sa longueur le boulevard Saint-Laurent, artère centrale de la ville, du nord au sud; ou enfin aux déambulations avec objet ou sculpture de Virginie Chrétien, qui provoquent souvent un télescopage entre territoires urbain, naturel et régional.
Or, bien que ce type de pratiques soit déjà l’objet d’investigations théoriques (4), celles-ci se fondent le plus souvent sur le projet et le discours de leurs auteurs comme source d’information première, voire exclusive, si bien qu’elles laissent curieusement dans l’ombre l’un des traits les plus spécifiques de leur objet d’étude : le fait que de telles oeuvres créées en marchant sont justement aperçues et découvertes par des observateurs eux-mêmes en train de marcher, au hasard de la promenade ou de trajets journaliers. (Il n’y aurait qu’un pas à franchir pour dire que ces oeuvres font marcher leurs observateurs : littéralement, en les entraînant à cheminer dans la ville, et métaphoriquement, en les incitant à accorder crédit à la fiction qu’elles projettent sur le corps concret de la cité.) C’est justement au hasard de mes trajets journaliers que j’ai découvert (en ignorant alors tout de leurs tenants et aboutissants) les interventions dont j’aimerais parler ici – outre la ligne blanche de Lacombe que je viens d’évoquer, le mot «amour» tagué dans Paris par Jean-Luc Duez, et les pochoirs du Montréalais Roadsworth.
Ces trois initiatives ont pour trait commun de marquer la chaussée ou le trottoir, c’est-à-dire d’exploiter les voies piétonnières de la ville, comme pour surgir inopinément sous les pas des promeneurs et des citadins. Une part cardinale de la signification de ces oeuvres s’accomplit dans l’expérience qu’en feront leurs «observateurs incidents», c’est-à-dire dans l’étonnement qu’elles suscitent, avant de les apprécier comme formes ou discours dotés d’un quelconque sens. Nombre d’entre eux les éprouveront immédiatement comme des espèces d’hapax ou de morphèmes récalcitrants à toute intégration à la syntaxe urbaine.
Or ce qui fait le plus souvent défaut dans la connaissance de ces pratiques, c’est la réponse effective – dans toute son indétermination – du contexte à leur présence, c’est l’histoire vivante de la réception dont ces oeuvres sont faites, dès lors qu’on les envisage comme dispositifs pragmatiques aptes à catalyser des turbulences cognitives passagères, à ménager des occasions de dérives et de digressions au sein des espaces publics. Si le projet des artistes a jusqu’ici été bien mis en lumière par l’histoire et la critique récentes, en revanche la part du récepteur effectif – ce témoin passager grâce auquel ces initiatives prennent vie et s’actualisent – s’est peu manifestée (5). Or c’est pourtant ce récepteur multiple et anonyme qu’interpellent des initiatives comme celles de Michelle Lacombe, de Roadsworth ou de Jean-Luc Duez; c’est précisément cet «homme de la rue» qu’elles vont rejoindre dans le lieu et les circonstances mêmes de ses activités.
Public/domestique
Non seulement font-elles saillie au coeur du temps vécu le plus banal, mais une intervention comme celle de Lacombe, par exemple, est rencontrée dans un environnement urbain qui reste éminemment familier et proche : c’est en sortant de mon appartement que j’aperçois son tracé et que je me mets à le suivre, et cela sans quitter des rues résidentielles; c’est pour aller de chez elle au domicile de son ami que l’artiste l’a accompli. À la différence de maints projets in situ qui investissent les centre-ville ou les zones denses pour optimiser leur visibilité, l’extra-muros thématisé par cette ligne, c’est le quartier en tant qu’espace quotidien et intérieur de la cité.
L’ancrage de la manoeuvre au domestique peut rappeler cette performance d’Éric Létourneau, qui, le matin du 10 octobre 2000, entreprenait de dévider un fil de nylon noir depuis le lit de sa chambre jusqu’au sommet du Mont-Royal (6). Tentant d’effectuer le trajet le plus rectiligne possible entre ces deux points (ce que les géomètres qualifient de «transect», comme nous le rappelle Thierry Davila dans Marcher, créer), Létourneau suspendait ce fil à divers éléments de mobilier urbain, de façon à ce que, tout en étant presque invisible, il donne lieu à une expérience tactile en surprenant le promeneur ou le travailleur qui en découvrait la présence quand il s’accrochait à lui et en éprouvait momentanément la résistance. Dans cette action, le lieu privé (la chambre comme point de départ) est lié à un lieu naturel (le point le plus élevé d’une montagne) par la médiation de l’espace public (la ville et le réseau des rues, lui-même thématisé par l’heure comme lieu de circulation des travailleurs).
Vignes, lassos et barbelés
Même pénétration de l’environnement quotidien et résidentiel avec les pochoirs de Roadsworth. Réalisés entre 2001 et 2004 sur la chaussée ou les trottoirs du centre-ville, des quartiers du Mile-End et du Plateau à Montréal, ces interventions visuelles se destinent elles aussi à la découverte par piétons, cyclistes et, peut-être, automobilistes attentifs ou immobilisés au coin de rue (7).
Les motifs que prise Roadsworth (pseudonyme par lequel Peter Gibson a signé plusieurs d’entre eux) sont nombreux, mais on peut les subdiviser en deux groupes : certaines images sont des représentations d’objets (barrières d’attente, appareils électroménagers, prises de courant, etc.), alors que d’autres tendent vers le décoratif (vignes ou fils barbelés qui se greffent aux passages piétonniers ou aux lignes blanches ou jaunes du milieu des rues). Alors que les premiers jouent souvent d’un humour du déplacement ou du jeu de mots visuel, l’effet des seconds est davantage ornemental. Ainsi de ces lassos qui, aux coins des rues Saint-Laurent/Prince-Arthur (nord-ouest) et Prince-Arthur/Sainte-Famille, paraissent sortir de bouches d’égout ou les entourer. Apparition loufoque et insolite dès qu’on la remarque, clin d’oeil lancé au promeneur attentif, ils insufflent vie à un élément du décor urbain en transgressant sa fonctionnalité prosaïque.
À l’inverse, un motif récurrent comme celui des vignes s’écarte de la représentation pour tendre à l’ornement : en s’enroulant autour des lignes blanches ou jaunes des rues, il se greffe à un détail de l’environnement urbain pour rimer formellement avec lui et en dynamiser la perception. Le caractère organique et harmonieux du motif peut faire penser à la sensibilité arts and crafts d’un William Morris – mais réapparaissant ici dans le champ du tag postmoderne. Le succès du travail de Roadsworth réside assurément dans sa capacité à faire surgir le plaisir serein de la beauté au coeur d’une pratique caractérisée par sa clandestinité et son insubordination à la loi; à conjuguer l’audace d’une appropriation rebelle de l’espace public avec la quête d’une intégration harmonieuse qui, dans les meilleurs cas, contribue à un surprenant embellissement du décor urbain; à dérouter le citadin en parvenant à faire du bitume le lieu d’une délectation esthétique imprévue.
Loin de nuire à la signalisation ou de déparer la voie publique, comme pourrait le faire croire la malencontreuse poursuite judiciaire de la Ville à l’endroit de Roadsworth, ces pochoirs s’en font les commensaux : ils coexistent avec elle sans contrarier sa fonctionnalité, ils l’exploitent et la rehaussent, provoquant étonnement et jubilation face à la manière par laquelle un fragment du réel est simultanément souligné et métamorphosé par le geste artistique.
L’à suivre
L’expérience que nous avons d’interventions urbaines comme celles de Roadsworth ou de Lacombe, dès lors qu’elles induisent quelque curiosité ou perplexité un tant soit peu durable, peut se prolonger au-delà de la seule observation ponctuelle de l’occurrence, et subsister au long d’une certaine durée mentale. En d’autres termes, toute observation, même ponctuelle et anodine, est susceptible d’engendrer une intrigue; en perdurant comme curiosité vigilante dans l’esprit de l’observateur, elle se poursuit comme attente (d’un sens et d’une élucidation) et peut donner lieu à une histoire dès lors que la découverte subséquente d’indices vient alimenter ses conjectures ou l’éclairer de quelque manière. (L’industrie publicitaire ne fait pas autre chose qu’exploiter cette dynamique de l’attention mise en alerte lorsqu’elle fait paraître des «réclames-énigmes».) Apparaissent ici les thèmes de l’aventure, de l’enquête, voire de la filature sous l’angle de laquelle peut être vécue la découverte de ces signes. On pourra distinguer ici, à côté de l’à suivre spatial (du tracé que l’on entreprend de suivre, par exemple), un à suivre temporel, celui de l’attente et de l’anticipation, voire de la recherche active.
L’amour
De la même façon que les pochoirs de Roadsworth, mais de manière à la fois plus discrète et plus obsessive, peut-être, le mot «amour» a colonisé l’espace d’une ville, en étant quotidiennement tagué à Paris.
L’intervention (dont j’ai remarqué quelques occurrences lors d’un séjour en France à l’automne 2003) frappe par son caractère furtif et insistant à la fois; le mot est de taille réduite (pas plus de 8 ou 10 cm de long), le blanc de la peinture s’estompe rapidement, et de surcroît il peut passer inaperçu parmi les marques et taches multiples de la chaussée; par contre, l’intervention, en étant constamment reproduite et en essaimant dans toute la ville, acquiert une quasi-ubiquité. L’uniformité de l’écriture en fait une marque reconnaissable, et par ailleurs, le A majuscule avec lequel il est orthographié, le point qui le suit, et le fait d’être souligné, confèrent au mot une accentuation déclarative.
Le geste, anonyme et illicite (on a arrêté son instigateur à quelques reprises), a suscité une curiosité et un intérêt croissants, jusqu’à ce que des blogues et des articles en fassent mention et dévoilent le pot aux roses (8). L’action, amorcée depuis la fin de 2001, est le fait de Jean-Luc Duez qui, à la suite d’une déconvenue sentimentale, a fait de ce tag quotidiennement répété une méthode de catharsis. Duez, un ancien décorateur-lettreur commercial, raconte que, désespéré, incapable de se voir quitté par celle qu’il aimait, s’est d’abord obstiné à se rappeler à son souvenir en peignant des «Je t’aime» aux abords de son domicile et le long de ses trajets familiers. Puis, condamné pour harcèlement à la suite d’une plainte de sa malheureuse élue, mais néanmoins encouragé par tous ces piétons lui témoignant leur plaisir de trouver ces mots sur leur route, il décida d’écrire pour les autres, en multipliant cette fois le seul mot «amour» dans toute la ville.
Si le geste tire son origine d’une expression privée, à l’instar du graffiti, il s’en distingue en ceci que le scripteur, ici, se borne à reproduire un mot de la langue sans proférer un discours, sans véhiculer de message. En supprimant le je et le tu de son énoncé initial, Duez ne renvoie plus à des personnes précises et à une situation particulière, mais réitère le mot dans ce qu’il a de plus abstrait et universel. L’espace éminemment anonyme et collectif qu’est la rue est donc ici investi pour véhiculer à l’endroit de tous (de tous, c’est-à-dire de la collectivité dans son ensemble autant que de tout un chacun pris isolément comme confident éventuel) une énonciation émanant de l’émotion la plus personnelle qui soit – la détresse de la perte de l’être aimé, le sentiment de l’absence – mais laissée ouverte et en suspens pour que quiconque puisse y projeter son sens. Le travail du deuil donne donc lieu à un arpentage quotidien de la ville, comme si la mélancolie de la rumination et de la pulsion de répétition se négociait par une déambulation tonique, convertissant en don offert à tous l’expression initiale d’un désir adressé d’abord à une seule.
Ce que nous apprennent les quelques textes publiés sur le sujet, par ailleurs, c’est la façon dont les observateurs du tag relaient l’intervention dans l’ordre de l’oralité par la rumeur et le bouche à oreille; à quel point aussi le geste a vu son intérêt entériné par la reconnaissance d’autrui – certains se sont même mis à en chercher l’auteur, voire à disséminer eux-mêmes des signes afin d’entrer en contact avec lui. La présence furtive du tag dans le film Les Messagers de Helen Doyle (Canada, 2003), un documentaire québécois sur des artistes engagés, participe de cette fortune critique de l’intervention : au détour d’une vue des rues de Paris, on voit apparaître le mot «Amour» au bas du plan, sans qu’il soit mentionné par la narratrice ni que le film ne s’attarde sur lui de quelque manière – comme si la réalisatrice avait justement laissé le soin au spectateur de le remarquer par lui-même et de le lier au propos du film. Pour quiconque a déjà aperçu le tag, ce «détail incident» ne manquera pas d’éveiller à la fois la charge du souvenir et un sentiment de connivence, proche de ce plaisir d’être initié, de partager un secret, dont parlait Huizinga dans Homo Ludens.
Pragmatique
On le constate, ces interventions se vivent dans une relative proximité corporelle : on les aperçoit en marchant, sous nos pas. À l’inverse de maints monuments ou sculptures publiques occupant la troisième dimension et se voyant de loin, ces interventions impliquent plutôt une vue proche et en plongée; à la rigueur, elles se destinent au promeneur qui se regarde les pieds en marchant – curieusement, celui-là a toutes les chances de les apercevoir. Ces interventions, que n’annonce nulle médiation signalétique (tels le socle ou le matériau pour la sculpture publique par exemple), ont donc tendance à présenter un caractère de survenue pour qui les aperçoit.
Leur signification en tant que signes est précisément indissociable de la surprise relative qu’ils provoquent le plus souvent (dimension pragmatique, donc), due à cette façon de s’imposer à l’oeil de près. Si le monument ou la sculpture extérieure ont traditionnellement impliqué une distance publique, les interventions dont nous parlons ont, elles, tendance à investir et intensifier une distance proxémique et intime. Elles ont donc pour propriété d’aviver la perception du corps au sein même d’un espace extérieur et collectif; elles ouvrent, au sein de l’espace de la cité, un aparté momentané entre le passant et la rue.
Cette dimension pragmatique de l’oeuvre – susciter une expérience plutôt qu’être un objet ponctuel à simplement contempler – n’est nulle part plus patente qu’avec cette ligne blanche tracée par Lacombe : ce tracé continu n’a pas d’autre sens que celui d’être l’indice, au double sens de clé et d’index, d’un trajet que le «spectateur incident» est invité, au fond, à parcourir à son tour. L’efficacité particulière de telles initiatives serait donc de conjoindre le visuel au corporel, l’image à l’expérience : regarder, cela devient aussi marcher.
Ces interventions, comme maintes autres pratiques actuelles, thématisent un prisme plus large de problématiques contemporaines : nouveaux usages de l’urbanité et mutations de la notion d’espace public; conflit entre le Droit et la liberté de la création, entre investissement clandestin de l’espace public et légitimité du don de sens offert par l’oeuvre d’art; et peut-être aussi affirmation d’une pratique piétonnière de la cité résistant à la logique de la circulation automobile, encore et toujours dominante. Mais nul doute aussi qu’en induisant des détournements de routine, en semant dans la cité des occasions de digression, de pause et de détour, ces initiatives visent à intensifier l’expérience vive, et cela, au sens littéral et fondamental d’une épreuve de l’espace et des signes au ras du corps même.
NOTES
1. À l’époque, en novembre 2004, je terminais, dans le cadre de ma participation au projet de recherches AGGLO, la rédaction d’un journal dans lequel je consignais l’observation de tout détail ou objet insolite dont le sens m’échappait, et dont je pouvais me demander s’il ne s’agissait pas d’un geste artistique. Mon but était d’examiner le champ des interventions furtives par l’autre bout de la lorgnette que celui du critique qui, parce qu’il est au fait des projets des artistes, est toujours un spectateur averti de ces manifestations, mais se voit en conséquence privé de la surprise ou de la perplexité réellement vécue par l’observateur lambda de telles interventions. Il s’agissait donc pour moi, en étant vigilant, de me donner l’occasion d’éprouver ce que pouvait être l’expérience vive du témoin non prévenu qui tombe sur tel ou tel détail sans être au fait de la nature de ce qu’il perçoit. En me préparant ainsi, paradoxalement, à me laisser surprendre, je voulais aussi tester la visibilité, ou l’effectivité, de ce type de pratiques : en d’autres termes, ces interventions parviennent-elles à être vues et remarquées, arrivent-elles à surprendre, ou se perdent-elles tout simplement dans l’indifférence et la non-visibilité? La découverte d’une ligne blanche tracée juste au pied de mon immeuble ne fut qu’une preuve parmi plusieurs autres que les interventions furtives parviennent bel et bien à se manifester auprès d’observateurs un tant soit peu attentifs. On pourra lire le compte rendu de cette observation dans le site AGGLO (www.agglo.info), au titre RADAR.
2. Je l’interromps alors qu’elle n’a pas encore achevé son itinéraire; pour moi, «observateur incident» comblé par ce deus ex machina providentiel – tomber sur l’initiatrice d’une manoeuvre au moment même où je suis en train de la découvrir –, comme ayant remonté le cours de l’énigme jusqu’à sa source, j’en goûte le sens par anticipation, et je cesserai là mon trajet. Pour elle, auteure de la manoeuvre, cette rétroaction montre que son geste a déjà commencé de vivre et de produire des effets avant même d’être terminé.
3. Voir le compte rendu de cette observation dans le Coranto 2, «De mystérieuses lignes peintes apparues sur les trottoirs de Montréal» (décembre 2002).
4. Je pense entre autres aux travaux de Thierry Davila (Marcher, créer, Paris, Flammarion, 2003) et à ceux de Paul Ardenne sur les pratiques contextuelles (notamment Un art contextuel, Paris, Flammarion, 2002).
5. Et pour cause : en raison de leurs modalités d’exécution (anonymat relatif, furtivité, éphémérité) et de réception (réception impromptue, anonyme et entropique, atomisée en une myriade de perceptions et de réponses cognitives pour la plupart évanescentes, qui échappent au cadre de médiation), il est difficile d’observer ou de mesurer leur portée et leurs résultantes. Il faudrait pour cela emprunter à l’anthropologie ou aux techniques de sondage, sans pour autant interférer avec l’expérience elle-même. Les rapports périodiques que fournit, dans son site Internet, le collectif Sÿn- de l’état des différentes tables de pique-nique qu’il a disséminées dans Montréal en 2001 pour le projet Hypothèses d’amarrage, en est un bon exemple (www.amarrages.com).
6. Cette action était réalisée dans le cadre d’un événement diffusé par Articule; sous le commissariat de Rachel Echenberg, Sept heures quatre rassemblait cinq artistes autour du thème du lever du soleil prévu à cette heure ce jour-là.
7. Pour plus de détails, voir T’cha Dunlevy, «Artist gets his show on the road», The Gazette, jeudi, 21 octobre 2004, p. D10; http://zekesgallery.blogspot.com/2004/12/free-roadsworth/.html; Nathalie de Blois, «Roadsworth : un enlumineur public au banc des accusés, Coranto 17 (février-mars 2005).
8. Voir l’article d’Ondine Millot, «Petits maux d’amour», paru dans la rubrique «Portraits» de Libération, 3 décembre 2003. Merci à Isabelle Vodjdani qui m’en transmit la référence.