Article | Quand faire c’est dire : l’acte artistique dans l’espace urbain
Quand faire c’est dire : l’acte artistique dans l’espace urbain
Événement Le lac des castors du collectif Pique-Nique, 4 septembre 2004.
Par Julie Bélisle
Face à l’ensemble de la ville, engorgée de codes dont l’usager n’a pas la maîtrise mais qu’il doit assimiler pour pouvoir y vivre, face à une configuration des lieux imposés par l’urbanisme, face aux dénivellations sociales internes à l’espace urbain, l’usager parvient toujours à se créer des lieux de repli, des itinéraires pour son usage ou son plaisir qui sont les marques qu’il a su, de lui-même, imposer à l’espace urbain (1).
Les pratiques artistiques qui prennent forme dans l’espace urbain composent avec la même surcharge de significations que peut côtoyer l’individu, c’est-à-dire avec le même contexte spatio-temporel saturé de codes et d’objets. La ville est un matériau spatial fait de constructions, d’accumulations, de déambulations, de vides aménagés, de trajets empruntés, de territoires inventés. La production de traces est ce qui transforme l’espace urbain en lieu compréhensible où se joue la trame du quotidien, car sa signification est tributaire de la relation que nous entretenons avec lui. La ville nous organise, mais elle est aussi un espace à topographier et à rapprocher de nos activités journalières. Si la cité est devenue au fil du temps une sorte d’image chiffrée construite (2) par des générations successives de collectivités humaines, l’art qui élit résidence dans son enceinte pose un regard sur sa configuration et s’intéresse aux usagers qui s’y promènent pour apparaître et, du coup, façonner l’espace une autre fois.
Est-il question de mettre au jour la perception de certains sites ou s’agit-il plutôt de révéler les interactions sociales qui peuvent s’y produire ? Travailler l’usage d’un espace donné, c’est partir de ce que nous pourrions nommer le «lieu trouvé». Son contenu est multiple et inclut autant ses usagers que ses usages (l’ensemble de ses pratiques sociales), ses fonctions (zones de travail, d’habitation, de loisir, de commerce, etc.), son mobilier, son aménagement paysager, son environnement architectural. Les pratiques artistiques qui s’y déploient donnent donc à vivre une expérience de la réalité urbaine (3).
La ville est devenue progressivement un matériau de prédilection amenant les artistes à tirer parti de cette accessibilité immédiate aux autres et, au même moment, à se préoccuper davantage de leur médiation. Car se délocaliser des lieux institutionnels de l’art, qui offrent une valeur de reconnaissance et un contexte de mise à vue, force à s’inventer selon de nouveaux schèmes. L’espace urbain peut, suivant cet ordre d’idées, contenir les multiples situations qu’orchestrent les pratiques artistiques. Mais plus qu’un lieu exposé, cet espace est un lieu pratiqué. Or, l’un des moyens possibles de s’y inscrire et de se rendre visible consiste à utiliser l’action. C’est la stratégie qu’ont empruntée les artistes du collectif Pique-Nique (4) lors de leur dernier événement.
À l’inverse des énoncés performatifs (5) – où dire une chose à l’intérieur d’un certain contexte, c’est la faire –, ces interventions dans l’espace public renversent l’opérativité des actes de discours et font en sorte que faire une chose, c’est dire. Seulement, l’énoncé par l’action, tout comme l’action que l’on vise à faire par l’utilisation de la parole, exige le concours d’un certain nombre de données extérieures pour se produire, à savoir la formulation d’un projet de départ, la présence d’individus, les circonstances appropriées à son exécution, de manière à susciter des sentiments et une pensée et, enfin, à induire des comportements. Il faut par conséquent envisager l’acte artistique dans son contexte pour voir comment, du performatif, il peut passer au discursif. La ville devient ainsi circonstance (6) à l’énonciation et permet à la performativité de devenir opératoire.
Tel est donc ce que convoque et manipule le collectif Pique-Nique qui, à travers ses manifestations éphémères, s’articule à l’espace public et au quotidien des passants. Prenant en charge l’ensemble de son organisation – financement, infrastructure matérielle, diffusion, médiation, documentation –, ce regroupement d’artistes fait le choix de s’inscrire en dehors du milieu institutionnel de l’art. Un champ d’expérimentation s’ouvre de cette volonté d’autonomie, créant ainsi un laboratoire où essayer des stratégies pour s’arrimer à la vie urbaine.
Mettre en situation le regard et inciter au geste, voilà ce qu’a su réaliser l’événement Le lac des castors (7), tenu le 4 septembre 2004 dans le parc du Mont-Royal à Montréal. Ce projet, qui réunissait 25 propositions artistiques, se caractérisait essentiellement par son lieu d’apparition, qui lui servait de point d’ancrage, ainsi que par sa modalité de présentation pensée en fonction d’un critère de mobilité. Comme il s’agissait de pratiques artistiques éphémères et «hors-les-murs», le matériel utilisé devait faciliter non seulement la logistique, mais aussi le déplacement en raison du postulat qui est à la base de toutes les interventions du collectif, à savoir que les lieux publics sont de véritables lieux partagés appartenant à tous. Quoique aucune autorisation ne soit nécessaire pour les investir momentanément, lorsque la présence de l’art dérange certains usagers, c’est toute la manifestation qui se déplace pour élire domicile dans un nouvel espace (8).
Le lac des castors a donc fait événement en partant d’un lieu circonscrit – le pourtour du lac et sa colline – et en relevant les usages et les traces qui le marquent. C’est-à-dire que les artistes avaient à l’esprit l’utilisation du Lac des castors comme un espace convivial où sont réalisés des promenades, des fêtes d’enfants, des excursions à vélo, des ballades en pédalo, des bains de soleil, des moments de détente, de lecture; un espace où la nature a été aménagée, où, entre autres choses, des sentiers pédestres ont été dessinés et des sculptures d’art public installées. Les performances, interventions et installations ont donc été planifiées pour rappeler le site, car leur compréhension n’allait se faire qu’à travers celui-ci. La question de l’accès physique du public à l’art contemporain se trouve donc déplacée, et est alors posée celle de son accès «culturel» où, cette fois, c’est celui qui produit qui est en charge de sa propre médiation, c’est-à-dire des informations et des explications qu’il communique (9). L’énonciation performative doit impérativement être reconnue par d’autres individus pour exister, ce qui signifie donc que la réception est un terme essentiel, car c’est à partir d’elle qu’il y a adhésion ou participation ou, pour le dire autrement, c’est à partir d’elle qu’il y a œuvre performative.
Ainsi en est-il des gestes inventés par Pique-Nique, qui se sont faits à l’endroit ou à contresens de la déambulation urbaine. L’effet de groupe et de cohésion importait pour saisir l’attention d’un public occupé à autre chose, de même que la création d’un impact visuel pouvant faire naître le désir de s’approcher. Produire un effet de stupéfaction (10), par une intrusion de l’inédit dans l’ordinaire, peut amener les différents publics à participer, à agir et à s’insérer dans l’énonciation de la manifestation. Certaines interventions consistaient ainsi en de véritables mises en scène, comme le reboisement d’un morceau de terrain arpenté avec de petits sapins parfumés en carton; le prélèvement d’échantillons éoliens pour le compte d’une compagnie fictive; l’installation du décor d’un beach party et la simulation de l’événement – y compris l’organisation de jeux et la distribution de rafraîchissements; ou encore l’organisation de séances de Taï Chi à toutes les heures sur une chanson réalisée avec un karaoké. Les passants rencontrés relevaient bien sûr l’artifice, mais se prêtaient tout de même au jeu, peut-être pour mieux connaître les intentions sous-jacentes ou tout simplement pour se joindre aux autres.
Ailleurs, des entreprises invraisemblables et étonnantes se mettaient en branle. On gonflait des ballons roses pour faire s’envoler un faux banc de parc. On tentait d’attirer les oiseaux avec des tranches de pain pour en faire le matériau d’une sculpture vivante. On faisait passer les gens à travers un tourniquet et on leur assignait une place dans le paysage. On demandait aux passants de réaliser des portraits photographiques de soi avec un appareil jetable pour en faire le matériel d’une éventuelle exposition. Enfin, on applaudissait l’ascension des cyclistes, des coureurs et des marcheurs au sommet de la montagne. Ces propositions soulignaient d’une certaine façon la poésie que peut apporter à notre existence le rapport à autrui. Ces projets seraient restés lettre morte sans participants ou flâneurs avec qui interagir.
En ce qui concerne les installations éphémères qui s’articulaient au site, elles procédaient peut-être moins d’une co-énonciation avec les différentes personnes rencontrées, mais devenaient rapidement un prétexte à la manipulation et à l’étonnement. La fabrication d’un étang en utilisant une couche de peinture transportable; la construction d’un condo flottant pour les castors; l’aménagement d’un espace de plantation et de narration à partir de matériaux trouvés et apportés; la suspension de formes molles aux arbres; la confection de champignons sauvages avec des filtres à café; ainsi que le port d’une immense robe et la documentation de tout ce qu’elle peut contenir du site sont autant d’illustrations offertes au regard de ce qui compose le lieu et de ce qui l’altère, de ce que nous reconnaissons et de ce qui fait en sorte que nous nous approchons.
D’autres propositions mettaient davantage l’accent sur l’échange et le récit de soi, demandant aux personnes rencontrées de faire ressurgir à leur mémoire les mille petites histoires qui l’habitent. Cependant, si se raconter à un étranger n’est pas chose habituelle, le don, le support ou le thème choisis permettaient de contourner cette difficulté. C’est ainsi que du pain aux bananes était offert pour aborder le sujet de la mort; que des moments de bonheurs étaient mis en bouteille et troqués contre ceux d’inconnus, ou que les souvenirs des passants liés à la journée même pouvaient être enregistrés.
Enfin, d’autres projets exposaient à travers le site des détournements de sens : par exemple, une embarcation flottante sur l’eau portait Barbie et son acolyte dans l’attente d’une attaque des oiseaux; de l’information sur la tenue d’une fête d’enfants fictive était diffusée; et un terrain de fouilles archéologiques transportable ne contenant rien du site était déplacé d’un endroit à l’autre puis abandonné temporairement.
Le performatif convoque ainsi une activité, comme si la sociabilité pour naître avait besoin d’un support. Toutefois, une convention, voire une procédure, apparaît à l’intérieur de ce type d’événement qui semble gouverné en majeure partie par le hasard et le contingent. Il y a une manière d’agir, de se montrer et d’échanger. Les comportements induisent inévitablement d’autres comportements. Les pratiques éphémères de Pique-Nique demandaient aux usagers de s’arrêter, d’observer et de reconnaître ces gestes qui pouvaient ne pas être vus comme artistiques. Sans être prescriptif, ce type de pratique exige du spectateur qu’il sache quoi faire, à savoir qu’il sache comment entrer en relation et devenir partie prenante de l’œuvre. Le passant a une influence sur la réalité en train de se construire et sa conjonction devient prisée, engageante. L’usage de l’espace urbain doit par conséquent avoir un sens avec l’énonciation qui en procède, car il ne saurait s’agir d’y faire n’importe quoi.
L’objet à étudier est donc, relativement à la notion d’énoncé performatif citée plus haut, la manière dont s’énonce et prend forme un projet artistique dans un contexte choisi et des circonstances données sur place. Nous pouvons certes juger de son originalité, de sa forme visuelle, mais le critère essentiel consiste à savoir s’il y a ou non réception partagée, si la charge esthétique est heureuse ou alors malheureuse. Ici, l’artiste dépend d’un individu qui est libre de s’engager ou non dans l’acte. Nous relevons souvent l’aspect moral, éthique ou altruiste de ces pratiques, mais que faisons-nous du fragment de réalité dans lequel elles prennent forme ? Comment les artistes qui vont dans l’espace public parviennent-ils à négocier leur identité ? Peut-être posons-nous d’emblée la figure de l’artiste dans la sphère sociale. Néanmoins, il importe d’accéder à la perception du passant, pour qui l’art reste la plupart du temps rattaché à une définition romantique. Les pratiques artistiques éphémères qui se déroulent et s’infiltrent dans l’espace public veulent d’une certaine manière aller là où prend forme l’habitus et en faire partie intégrante, le quotidien étant la matrice à partir de laquelle se forment toutes nos représentations (11).
Si faire c’est dire autrement, ces pratiques rappellent aux usagers de l’espace urbain ce que peut être l’art qui leur est contemporain, leur faisant voir que sa valeur réside aussi bien dans une idée, un geste, un contexte, un déplacement que dans un dessin, une sculpture, une gravure, une architecture.
L’espace partagé est donc valorisé et son utilisation vient faire écho au monde dans lequel nous évoluons, lequel compose avec le temps, les itinéraires, les individus, les objets, la consommation. Ces pratiques artistiques conservent donc le geste, «l’agir» qui nous anime, mais qui ici devient ludique, absurde ou cynique. Les publics des lieux urbains peuvent donc rester dans le registre de l’action et ne pas être dépaysés, l’art venant s’inscrire en continuité avec leur existence. Le collectif Pique-Nique visait, avec cet événement, à susciter une pensée à travers différents actes artistiques configurés sur un même territoire et, de cette façon, à induire une co-énonciation. L’émission d’un constat ou d’une signification achevée ne mène pas à l’énonciation performative : elle la dissout.
Enfin, le «lieu trouvé (12)» est, pourrions-nous dire, un artefact absolu en constante redéfinition. Les pratiques actuelles le modèlent à travers sa praxis sociale, ce qui d’une certaine façon dénote la réflexion sur l’espace qui s’est mise en place dans la seconde moitié du 20e siècle. Il s’agit moins du désir utopique de changer notre époque que d’embrasser les lieux qui nous sont imposés. Réenchanter l’existence quotidienne à travers ce qui est commun à tous, s’en accommoder par l’éparpillement de faits minuscules et converser à une échelle locale, telle était l’une des expériences offertes par Pique-Nique aux usagers de la ville qui se sont promenés dans l’espace public. La création de traces éphémères est peut-être ce que notre mémoire peut le mieux transporter.
NOTES
1. Michel de Certeau, Lucie Giard et Pierre Mayol, L’Invention du quotidien. 2. habiter, cuisiner, Gallimard, Paris, 1984, p. 20.
2. Voir à ce sujet la réflexion encore actuelle de la spécialiste du patrimoine Françoise Choay et son article «Sémiologie et urbanisme», Le sens de la ville, Seuil, Paris, 1969, p. 11-30.
3. Daniel Arasse, «Du lieu au site. Les zones de l’art aujourd’hui», Revue d’esthétique, no 39 (2001), p. 36.
4. Ce collectif d’artistes a été fondé en 2001 et il invite de nouveaux participants à chacun de ses événements. Ses membres permanents sont Jason Arsenault, Patrick Bérubé, Guillaume La Brie, Mathieu Lacroix, Véronique Lépine, Josée Longuépée, Marie-Hélène Plante, Édouard Pretty, Janick Rousseau, Pascal Simard et Mathieu Valade.
5. Tels que John L. Austin les théorise dans Quand dire, c’est faire, Seuil, Paris, 1970, 183 p.
6. Ce qui n’est pas sans rappeler la programmation spéciale, Les Commensaux, qu’avait présentée le Centre des arts actuels Skol en 2000-2001.
7. Outre les membres réguliers de Pique-Nique, l’événement réunissait également Simon Banville, Médéric Boudreault, Isabelle Chevalier, Éric Cardinal, Marc Dulude, Sawëai Dumont, Amélie L. Fortin, Anne-Marie Fortin, Yannick Géguen, Kathleen Kelly, Frédéric Lavoie, Thierry Marceau, Christian Messier, Julie Morazain, Noélie, Annie Paquette, Valérie Pastor, Stéphanie Pelletier, François Simard, Jérémie Saint-Pierre, Sophie Turcot et Alexandre Tremblay.
8. Notons que les autorités des sites extérieurs de la Place des Arts (2002) et du Vieux-Port de Montréal (2003) ont fait expulser de leurs espaces respectifs le collectif. Vu le nombre important de touristes, la proximité du centre-ville et le flot de circulation humaine à gérer, l’usage inhabituel des lieux et les pratiques à contre-courant du quotidien restent souvent perçus comme subversifs.
9. Chacun des artistes était disposé à situer l’événement aux passants, et un court dépliant sur les motivations des participants était distribué.
10. Je fais référence ici à une communication de Daniel Vander Gucht intitulée «Figures de l'engagement citoyen de l'artiste : entre activisme politique et art relationnel» prononcée lors du colloque Énonciation artistique et socialité organisé par Le Soi et L'Autre (en collaboration avec le CELAT et la chaire de recherche du Canada en esthétique et poétique) et le Groupement de recherche CNRS Œuvres, Publics, Sociétés qui s'est déroulé les 3 et 4 mars 2005.
11. Consulter à ce sujet Michel Maffesoli, Le temps des tribus. Le déclin de l’individualisme dans les sociétés postmodernes, La Table ronde, Paris, 2000, 330 p. Ce sociologue a d’ailleurs fondé, à la Sorbonne (Paris V), un centre de recherche fort intéressant sur le sujet – le Centre d’étude sur l’Actuel et le Quotidien.
12. Je me réfère ici à l’auteur Anne Cauquelin qui, dans son ouvrage Essai de philosophie urbaine, Presses Universitaires de France, Paris, 1982, 195 p., montre comment les lieux urbains dictent de manière implicite les comportements et pratiques sociales de la ville. Elle utilise toutefois la dénomination de «lieu propre» qui provient de l’Antiquité grecque et qui a accompagné la réflexion théorique sur la cité athénienne et son citoyen. Par la formule de «lieu trouvé», je renvoie donc aussi à un lieu qui remplit un rôle précis dans l’espace urbain et qui est qualifié par l’expérience humaine. Cependant, j’enlève la référence explicite à l’exercice d’un pouvoir politique. Le «lieu trouvé» est un espace investi d’une importante charge sémantique et c’est sa construction individuelle et personnelle qui retient mon attention.