Dossier | L’utopie, une féerie du présent ?

Aline Caillet

L’utopie, une féerie du présent ?
Par Aline Caillet

Si l’âge d’or de l’utopie en art et en architecture est le 20e siècle, ce même siècle, dans l’histoire du concept, marque aussi son déclin. En effet, le débat philosophique autour des discours utopiques culmine un siècle auparavant. Débat, mais aussi procès et, en partie, liquidation. C’est pourquoi le succès relatif d’un discours sur l’utopie dans le premier 20e siècle – qui se prolonge jusque dans les années 1960 (1) – ne va pas de soi, si l’on prend la peine de se rappeler les suspicions dont elle a fait l’objet.

Ce n’est qu’à l’époque contemporaine que les arts visuels et plastiques mettent en œuvre un discours critique à l’égard de l’utopie, soit en la rejetant et en la déclarant définitivement périmée, soit en tentant de la décliner de façon plus modeste à l’échelle du «micro», soit enfin en cherchant à la rendre «concrète». Dans tous les cas, il s’agit de libérer l’utopie de son aspect idéal et abstrait qui l’empêche d’être véritablement opératoire et féconde.

Et de fait, la question est légitime : que faire d’une pensée de l’utopie au 21e siècle? Car outre son discrédit, la pensée utopique est par définition moderne et séculière : le discours utopique n’a de sens, stricto sensu, qu’adossé à un projet d’émancipation, à une croyance dans le progrès. L’utopie tombe sous le joug de cet ajournement, elle marque cette fin des grands récits. Dès lors, faire aujourd’hui de l’utopie un concept opératoire appelle surtout une renégociation de notre rapport au temps et à l’histoire et non centralement de notre rapport au topos.

Si l’utopie peut avoir un sens et une légitimité à l’ère contemporaine, c’est dans le rapport fécond au futur, lointain ou immédiat, qu’elle est susceptible de produire.

Du «macro» au «micro», une utopie de plus ?
Discréditée et ajournée par la fin des grands récits, l’utopie en art a toutefois bénéficié d’un regain d’intérêt à l’orée des années 1990, dans un discours en lien avec une problématique du territoire et de l’expérimentation à l’échelle du «micro». L’idée de l’œuvre comme lieu de nulle part, se voit requalifiée et d’une certaine manière resituée. On la présente dorénavant comme interstice social, comme modélisation d’univers possibles (2) plutôt que comme idéal : une enclave, proposant, par exemple, de nouveaux modèles de zones d’échanges ou encore de gratuité (3). Ainsi «les utopies sociales et l’espoir révolutionnaires [auraient] laissé la place à de micro-utopies quotidiennes (4)».

Directement inspirée de l’analyse de Deleuze et Guattari des micro-agencements, que vaut une telle reprise que l’on constate aussi bien dans l’art que dans la politique (5) ? La fin du «macro», des «grands récits», des idéologies confère-t-elle ipso facto une légitimité à cette requalification de l’utopie en «micro» ?

Rien de moins sûr… Il semble au contraire que cette dénomination revête plutôt – au delà même de son caractère contradictoire – des allures de flash-back, qu’elle ne constitue plus qu’une planche de salut pour un concept en pleine débâcle.

Que l’on se rappelle en effet la critique que Marx et Engels adressaient au socialisme utopique de Saint-Simon, Fourier ou Owen, lesquels prônaient déjà précisément l’idée de micro-territoire, de terrains d’expérimentation imaginés comme enclaves. Ce n’était pas tant le caractère idéal et abstrait de l’utopie que Marx remettait en cause que sa «forme théorique immature», «formule a priori» et «science régénératrice» (6), qui repose sur l’invention et l’improvisation de systèmes par des théoriciens, certes géniaux, mais qui échafaudent au mépris du sens de l’histoire et de son mouvement dialectique : «à l’activité sociale, ils substituent leur propre ingéniosité; aux conditions historiques de l’émancipation, des conditions fantaisistes; à l’organisation graduelle et spontanée du prolétariat en classe, une organisation de la société qu’ils ont fabriquée de toutes pièces (7).»

Et quand la fiction organisatrice de la société vient se substituer à son organisation graduelle et spontanée, l’utopie devient stérile, voire nocive, en ce qu’elle freine le processus historique : «ils [les inventeurs de ces systèmes] repoussent toute action politique […], essaient de frayer un chemin au nouvel évangile social par la force de l’exemple, par de micro-expériences qui échouent naturellement toujours (8).»

En voulant participer au mouvement social, la pensée utopique en empêcherait donc le développement. On pourrait objecter que l’idée de micro-utopie, telle qu’elle investit le champ de l’art contemporain, ne s’entend pas tant comme fiction que comme possible, lequel peut concourir à faire l’histoire. L’utopie ne serait plus cette chimère sortie d’une imagination créatrice, mais l’expérimentation d’un monde possible à l’échelle d’un territoire. Sans présumer de l’intérêt de ce type d’expérimentation mis en place par ces pratiques artistiques, on peut contester un usage quelque peu abusif du terme : à bien y regarder, l’emploi du mot micro-utopie ne rénove en rien celle-ci. Car ce n’est pas tant la question de l’échelle et de l’expérimentation qui est en cause, que le fait que l’utopie se présente toujours par définition comme une négation de l’histoire et de son processus dialectique, alors même que son discours n’est pas uniquement esthétique, mais articulé sur un projet concret. Telle est la tension/contradiction qui travaille au corps l’utopie en art : Une œuvre qui s’affiche sur le terrain du possible et qui pour se maintenir comme telle doit rester monde clos. Ou, pour le dire autrement : la possibilité de la réalisation de l’utopie marque sa dissolution. Mais qu’elle soit fiction ou expérimentation, elle ne permet pas un dépassement de cette contradiction.

Ainsi, l’expérimentation à l’échelle du micro ne permet pas de concrétiser l’utopie. Locale ou globale, elle reste tout autant abstraite, du fait même de sa définition de territoire autonome, séparé. On comprend dès lors, au passage, l’engouement de la modernité pour l’utopie, engouement qui ne témoigne pas tant d’un engagement – au sens d’un souci de l’Autre – que d’une quête inexorable d’un espace d’autonomie de et pour l’art. Ce qu’il y a d’utopique dans les créations modernistes qui s’en réclament n’est pas leur programme, mais l’idée même qu’il existe un espace neutre et séparé depuis lequel on peut s’adonner à une création a priori pouvant valoir comme réalisation potentielle.

Autrement dit, le caractère abstrait de l’utopie tient de son lien avec l’idée même de territoire, lien par ailleurs constitutif de son concept. De tout temps, l’utopie s’est présentée comme une fiction d’un lieu de nulle part, mais un lieu sans doute aussi pour nulle-part… Un espace que l’on ne doit pas chercher nécessairement à faire exister… Mais qui peut en revanche être simplement anticipé.

Une pensée dans et pour le présent…
On a coutume de toujours considérer l’utopie dans son rapport à l’espace, c’est-à-dire comme u-topos, oubliant aussi qu’elle est aussi u-chronos. Elle met en scène un hors-temps, une sorte de présent perpétuel ou d’avenir rêvé. Pour autant, quand l’utopie se présente selon un axe chronologique et non géographique, elle engage un tout autre rapport avec sa possible réalisation mais aussi avec le lecteur ou spectateur.

Ironie ou vérité du concept ? Les utopies en art qui ont opéré une telle substitution sont les fictions émanant de la littérature de science-fiction. Ces contre-utopies ou distopies, présentant le futur dans sa face la plus sombre et la plus terrifiante (9), sont aussi celles qui ont eu la plus grande acuité critique et dont la force décisive tenait précisément dans ce déplacement de paradigme : récits d’anticipation, elles mettaient en scène non plus un ailleurs – lointain, abstrait – mais un futur immédiat, un-pas-encore-présent-en-phase-d’advenir.

Cette différence d’impact sur les consciences s’explique en partie par le rapport qu’entretient l’être humain avec le temps et avec l’espace, ce dernier se faisant sur un mode beaucoup plus abstrait (10). La vertu d’un axe temporel est de permettre une coïncidence, ou si l’on veut une superposition – présent-futur/réel-fiction –, concrétisant la fiction utopique et la rendant par là même stratégique, selon le concept avancé par le philosophe Henri Maler. Quand précisément «comme telle, l’utopie abstraite n’est jamais opérationnelle (11)».

Concrétisation pour le lecteur-spectateur, cette utopie conçue comme anticipation apparaît dès lors aussi réalisable. La démarche originale de la commissaire du pavillon français de la Biennale d’architecture de Venise, Françoise-Hélène Jourda s’inscrit tout à fait dans ce transfert de paradigme. Lançant au printemps 2004 un appel à projets, intitulé Utopies Concrètes, sur le développement durable, la commissaire inscrit d’emblée sa recherche sur un territoire, proposé comme support d’application des contributions, situé aux confins des communes de Paris, d’Aubervilliers et de Saint-Denis. Seule mention incontournable dans l’appel : «les contributions doivent seulement pouvoir devenir des "utopies concrètes", c’est-à-dire réalisables demain (12).»

L’intérêt et l’ambiguïté de la démarche tiennent dans la superposition qu’elle opère entre le réel et le possible, mais aussi entre le présent et le futur. La démarche en effet mixe la procédure usuelle en matière de projets d’aménagement public – un site, un appel à projets, une sélection puis une réalisation – et la dimension proprement utopique : imaginer la ville en 2012, 2034, 2064… Dimension utopique qui s’inscrit clairement dans la dimension temporelle, quand le territoire, lui, est bel et bien situé et, en aucun cas, séparé. Cette coexistence du réel – un site retenu – et du possible – imaginer des scénarios pour l’avenir – permet de surmonter la contradiction relevée précédemment, dans la mesure où le projet, se présentant comme projection, peut tout à la fois se maintenir en soi – un futur utopique imaginé – et comme un possible réalisable qui ne l’anéantit pas – un site à réaménager – : «Notre objectif était de plancher virtuellement sur une parcelle de 144 hectares, à cheval sur Paris et la Seine-Saint-Denis, en montrant les possibles évolutions des cadres de vie en 2014, 2034 et 2064, partant du principe que les tâtonnements d’aujourd’hui seront techniquement réalisables demain (13)», explique la commissaire Françoise-Hélène Jourda.

Une telle approche, ouvrant l’espace de la ville à la fiction et à la simulation utopique, permet de renouer avec un véritable engagement de la pratique artistique : en l’obligeant à se discipliner, d’une certaine façon en lui imposant les contraintes d’un territoire – une superficie, une localisation, une population… –, elle lui offre aussi l’occasion de se décloisonner, de s’ouvrir et de rompre avec l’idée de l’utopie comme monde clos, correspondant à une approche plus formaliste de l’art. «Cette posture, à l’opposé de mes préoccupations, revient à cloîtrer l’architecte et l’architecture dans des fonctions esthétiques. C’est très dangereux, et en même temps très significatif de notre époque. J’ai cherché au contraire à replacer l’architecte dans son rôle social, celui de créateur de mode de vie meilleur (14).»

L’utopie ainsi entendue retrouve-t-elle ce sens perdu avec la fin de la modernité ? Comprise ainsi, elle apparaît non seulement réhabilitée, mais peut-être plus encore révélée dans son sens profond. Car la pensée moderniste, autoritaire, sûre de son fait, a, à bien des égards, dévoyé le concept d’utopie en en faisant une prédiction, c’est-à-dire une injonction nécessaire, un état devant impérativement se produire, à l’opposé de l’idée même d’invention et de possible. Le projet de Jourda, en tant qu’utopie concrète, répond à cette idée d’invention projective, associée à la pensée philosophique de l’utopie à l’idée d’utopie stratégique, c’est-à-dire qu’elle n’est ni un but fixé d’avance, ni destin, ni pour autant mouvement livré à lui-même. «Nous avons voulu présenter une contribution, une réflexion sur ce thème, plus qu’une exposition d’un savoir-faire. Nous avons voulu générer un processus de projet qui permette à l’Autre d’exister dans le futur, sans savoir par avance qui cela peut être (15).» Une participation créatrice à la «constitution de nouveau» pourrait-on ajouter à la suite de Castoriadis (16).

La ruine des grandes espérances utopiques s’est surtout traduite par «un affaiblissement de l’horizon d’attente, par un étranglement de la perspective temporel (17)», véritable «pathologie de l’avenir obscurci». Si le concept d’utopie peut avoir encore un sens et une pertinence, c’est peut-être dans la restauration de cet horizon, en se posant comme anticipation.

Est-il encore possible aujourd’hui de concevoir et d’exprimer par l’art cette valeur anticipatrice de l’utopie, ce «rêver en avant» comme l’écrivait Ernst Bloch ? Ce dernier voyait dans l’art ce qui nous mettait à la limite des possibilités actuelles du monde, «un espace de manifestation de ce qui n’est pas encore», un possible inclus dans le réel.

La requalification de la pensée de l’utopie comme futur à inventer, telle qu’elle est proposée de façon paradigmatique par le projet d’utopie concrète nous semble de bon augure pour une telle espérance.

NOTES
1. Pensons ici à Robert Filliou, dont l’œuvre se réclamait explicitement de l’utopie.
2. Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Les presses du réel, Dijon,1997, p. 16.
3. Cf. par exemple le groupe Bureau d’Etudes et son projet Free land dans lequel il s’agit d’expérimenter des zones de gratuité conçues comme enclaves. Pour plus d’informations, cf. leur site, Université tangente, http://utangente.free.fr/index2.html.
4. Nicolas Bourriaud, op. cit., p.31.
5. Les mouvements alter-mondialistes dans la mouvance de Tony Negri reprennent largement cette rhétorique des micro-agencements.
6. Karl Marx, Misère de la philosophie, Payot (petite bibliothèque), Paris, 2002, p. 125 et suivantes.
7. Karl Marx, Le manifeste du parti communiste, Union générale D’éditions, Paris, (10/18), 1962, p. 56-57.
8. Marx, ibid.
9. H. G. Wells, Orwell, Ray Bradbury… Et déjà d’une certaine façon le Candide de Voltaire au 18e siècle.
10. Alors que, ainsi que le montre Saint-Augustin, il n’y a pas dans notre appréhension du temps de différence de nature fondamentale, entre passé/présent/futur, lesquels, dit-il se tiennent dans «un même temps».
11. Henri Maler, «L’utopie, entre chimère et stratégie», Corps, Art, Société : chimères et utopies, sous la direction de Lydie Pearl, L’Harmattan, Paris, 1998, p. 285.
12. Extrait de l’appel à contributions lancé au printemps, disponible sur archi.fr/utopies-concretes.
13. Françoise-Hélène Jourda, in «Plans sur la ville» Michèle Leloup, L’Express du 27 septembre 2004.
14. Françoise-Hélène Jourda, entretien avec Cyrille Poy, l‘Humanité, 11 septembre 2004.
15. Françoise-Hélène Jourda, ibid.
16. Expression que Castoriadis oppose à l’idée de projection, à propos de l’imagination. L’imagination comme constitution de nouveau, ou quand la faculté atteint sa maturité et s’allie à la praxis.
17. Daniel Bensaïd, «Temps de la résistance, temps de l’utopie», dans Art, Culture, Politique, Actuel Marx, Paris, 1999, p. 138.

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