Dossier | L’artiste et l’engagement politique à l’ère du monde raté
L’artiste et l’engagement politique à l’ère du monde raté
Par Paul Ardenne
Confiscation des richesses naturelles par les nations nanties, creusement tous azimuts des inégalités sociales, dégradation écologique accélérée pour cause de surexploitation des milieux de vie, arrogance du G8 et impuissance onusienne récurrente, forcing intégriste ou communautariste, migrations nées de la misère, banalisation du terrorisme, des guerres, des famines, des pandémies... Bienvenue dans un monde raté.
Raté, notre monde l’est, sans aucun doute. D’abord, par la catastrophe matérielle qu’il incarne. Par cette autre catastrophe, aussi bien, culturelle celle-ci, l’échec des mises en formes modernes de l’«humanité» : le projet libéral des Lumières, le culte de l’utopie possible cher au socialisme essentialiste, l’un comme l’autre, font long feu. Pour raté qu’il soit, ce monde, ceci admis, n’est pas perdu, et nous ne saurions longtemps y tenir le rôle passif de ces «retraités de l’histoire» dont Marcel Gauchet se plaît à nous tailler le blème habit mortuaire (1). Son ratage même, ainsi, rend aussi propice que nécessaire de faire retour à la politique, en théoricien, en praticien. La «politique» ? Le gouvernement de la cité, enseigne l’étymologie, sur fond de gestion négociée et de maîtrise du pouvoir; par extension, le gouvernement de cette cité élargie qu’est dorénavant, devenu notre horizon territorial, le Village global.
Le sujet d’étude de ces lignes est l’artiste à l’ère du monde raté. Plus précisément dit – en vertu de la logique propre à un créateur qui est aussi citoyen de ce Village global –, l’artiste d’abord soucieux, en ce monde raté, de faire de la «politique», d’adopter, par le biais de ses propres travaux, une position de principe faisant de sa création, au-delà d’une fourniture pour l’esthétique commune, un combat : combat pour plus de solidarité et moins d’iniquité, plus de transparence et moins de manipulation. Si toute création artistique est d’essence politique (quand bien même voudrait-elle échapper à cette fatalité ontologique : Flaubert tancé par Sartre pour n’avoir pas écrit un mot sur la Commune de Paris, un silence évidemment suspect... (2)), il arrive aussi que l’artiste souhaite donner à son travail ce tour «engagé» qui va désigner l’œuvre d’art non d’abord comme forme «signe» (primat de l’apparaître) mais comme une forme où se superpose au «signe» un «énoncé» (primat du point de vue exprimé sur les choses). Telle est au demeurant, au sens classique, de David à Courbet et des avant-gardistes russes à John Dugger ou à la «Peinture politique» des années 1960-1970, l’essence de l’œuvre d’art «politique» se reconnaissant sous ce label : ajouter à la proclamation de la forme l’intensité d’une parole qui l’excède, faisant passer l’esthétique au rang d’éthique et la composition au rang de l’affirmation didactique.
Wide Wild World
C’est autour de 1989 que se constitue le monde au sens strict contemporain, ce «Wide Wild World», dit bien le chanteur altermondialiste Manu Chao (3), où nous vivons aujourd’hui. Chute du mur de Berlin et faillite du communisme à la soviétique, drames technologiques de Tchernobyl et de la navette spatiale Challenger, internationalisation du sida, massacre pékinois de la place Tian An Men, première guerre du Golfe, mise en phase de la bio et de la cyberculture, mondialisation économique d’esprit néolibéral, retour en force du religieux sous l’espèce de la culture New Age ou du fondamentalisme musulman, en vrac, dessinent ici le paysage d’une réalité chaotique, aussi insaisissable qu’imprescriptible (4). «Une chose se montre, irréfutable, relève en 1992 le prix Nobel de littérature Élias Canetti, on ne peut prévoir le cours de l’histoire. Celle-ci est toujours ouverte. Personne n’agit sur son sens, puisque personne ne le connaît. Il est probable même qu’il n’existe pas (5).»
Jeté dans le non-sens de l’histoire contemporaine – c’est-à-dire confronté à l’aberration que constitue la notion même de sens dans un monde évolutif mais sans destin bien assuré –, l’artiste «politique» a toutes les chances de se retrouver orphelin. Orphelin d’un discours et d’une forme, en bloc, et privé du même coup d’une position esthético-éthique tenable en dignité. Prix à payer à l’impureté contemporaine, au mélange ou à la réversibilité, toujours accrus, des valeurs. Si l’ennemi n’est plus clairement désigné (c’est le cas après la fin des Blocs et de son corollaire, la péremption de la bipolarité), s’il l’est mais si les moyens utilisés pour le combattre s’avèrent contestables ou mal appropriés (le terrorisme et la guerre dite «préventive» en guise de réplique à ce dernier; contre l’extrême-droite, la réponse républicaine autoritaire; au chevet de la misère du monde, la potion humanitariste...), l’artiste lucide ne peut épouser telle ou telle cause sans aussitôt faire l’épreuve de son assujettissement à une situation confuse voire contradictoire lui signifiant sa démission critique ou un point de vue complaisant ou trop court à l’égard de la réalité. Avec cette conséquence : sa production artistique a toutes les chances de tenir de l’esthétique manipulée (et manipulante, par rebond). Les pouvoirs publics, habiles, ne manqueront d’ailleurs pas d’exploiter à leur profit, durant la période considérée, le désir activiste d’artistes tout au souci de s’engager pour les causes dites «justes» telles que le renforcement du lien social, la lutte contre l’intolérance, la guerre ou le fanatisme, ou encore l’investissement écologique ou humanitaire – une exploitation lourde de sens en ce qu’elle se révèle à même de changer l’artiste de bonne volonté, outre en missionnaire d’une bonne conscience de circonstance, en rouage de l’idéologie d’État. L’atteste notamment, durant les années 1990, la vogue des programmes institutionnels d’art public, relais souterrains de cette «fabrique du consentement» (Alain Badiou) que tend à devenir la conduite des affaires en milieu démocrate (6). Jochen Gerz, de la sorte, élabore des monuments contre le fascisme, la guerre ou la précarité sociale, avec l’aval, sinon les subsides, des autorités. Clara Halter dresse sur le Champ-de-Mars, à Paris, un très plastique Monument pour la Paix. Alfredo Jaar, sur le toit de la grande arche de la Défense, expose des photomontages d’esprit conceptuel prenant pour thème la population souffrante du quart monde... L’artiste exprime-t-il dans ce cas un sentiment de révolte qu’on croira volontiers sincère, ce dernier ne l’absout cependant pas d’une collaboration douteuse avec le pouvoir, ce pouvoir fût-il en principe respectueux du droit humain et, en tant que tel, a priori respectable. Car l’artiste, pour le reste, fait aussi de la politique-spectacle, le voici insérant sa production dans l’économie symbolique de démocraties en panne d’inspiration politique, ne sachant plus comment combattre leurs ennemis et s’en remettant, faute de mieux, à une fantasmatique du signe salvateur-rédempteur.
– Rêver éveillé de ce rêve pieux mais sans avenir concret possible où l’on terrasse le fascisme, la guerre, la précarité sociale ou la misère en dressant çà et là, aussi iconiques qu’ils sont vains, des monuments d’artistes.
Dénoncer, documenter
L’artiste «politique» des années 1990, le plus clair du temps, considérera avec perplexité cette emblématique de figuration. Car les ficelles sont trop grosses, et les résultats nuls (le Monument de Clara Halter a du moins cette fonction sociale, à présent : il sert de pissotière improvisée, la nuit, aux amants de la Tour Eiffel toute proche, et parfois de cachette aux amants tout court...). C’est cette perplexité qui explique, contre la tentation déclamatoire, un recentrage de l’artiste sur les formules minorées, moins emphatiques. Relevons d’abord, dans la lignée d’un Hans Haacke, le recours à un art de dénonciation. Haacke, entre les années 1980 et 1990, va multipliant les propositions esthétiques où est offerte au spectateur une information de caractère immoral sur la conduite en matière de droits de l’Homme de tels ou tels société ou acteur de la vie politique. Mercedes-Benz, Mobil, FN, Alcan, entre autres, seront ainsi démasqués pour leurs liens avec le régime dirigeant l’Afrique du sud, promoteur de l’apartheid, et comme tels suspectés de complicité avec le gouvernement raciste de Prétoria. Continuité, présentée en 1987 dans le hall d’accueil de la Documenta 8, au rez-de-chaussée du palais Federicianum de Kassel, adopte cette forme binaire : d’une part, dans un cadre massif, la photographie grand format d’obsèques de militants anti-apartheid, barrée d’un trait noir faisant office de crèpe de deuil et surmontée de l’étoile Mercedes tournant sur un socle; d’autre part, inscrit comme un bilan d’entreprise sur des pancartes placées de chaque côté de cette image du malheur et de l’oppression, le détail méticuleux des activités de la firme Daimler-Benz en Afrique du sud. Les œuvres de Haacke, d’une facture indécise, hésitent entre l’affichisme et le monumental, elles brocardent sans nuance tout en se positionnant de manière à donner à penser au spectateur. L’artiste, toujours, s’y contient à des exemples concrets de malversation humaine sans vendre de concert un programme politique général. Ce faisant, il évite la pesanteur de l’enrôlement et de l’encartage, cette maladie infantile de l’art politique (David et la Convention puis le parti impérial, Courbet et le mouvement républicain puis la Commune, Picasso et tant d’autres le communisme, etc.).
Cette évolution est symptomatique. Elle entérine le déclin du principe d’adhésion à un parti, un déclin qui s’aboute pour l’occasion à cet autre déclin concomitant, celui enregistré alors par les partis politiques eux-mêmes, et dont vont profiter, en pleine croissance, associations ou regroupements autonomes (coordinations de salariés ou d’étudiants créées à l’occasion de luttes ponctuelles, regroupements périphériques, etc.). Pour qui veut s’en rapprocher, l’existence du parti suppose engagement obéissant et investissement sans contestation, avec cette conséquence prévisible, s’il s’agit de l’artiste encarté : la politisation assujettie de son propos plastique. Refuser l’affiliation, c’est substituer au point de vue du militant aux ordres, otage de la ligne générale, celui de l’observateur averti, lucide et critique. Qu’il participe à la vie politique, l’artiste œuvrant hors parti et selon la règle assumée de la ligne particulière s’y adonne quant à lui à sa mesure propre, comme individu responsable, en se tenant à l’écart des dispositifs d’appareil. Cette nouvelle donne, la confirme bientôt l’expansion du documentaire d’artiste, un mode créatif qui permet mieux qu’aucun autre cette expression politique déclinée au nom de la ligne particulière, véritable vogue culminant entre les années 1990 et 2000 et achevant de valider ce nouveau genre de l’art contemporain, le «document d’exposition» (de même qu’on a pu parler de «cinéma d’exposition» s’agissant d’œuvres cinématograhiques destinées non à la salle de cinéma mais aux cimaises des centres d’art). Utilisant massivement la photographie ou la vidéo, malléable autant qu’adapté au point de vue individuel, le documentaire d’artiste est en effet le vecteur par excellence où mouler dans une forme la conviction politique du soi, scénarisée à la mesure de l’observateur lui-même, sans dette ni loi plastique hétéronome. Son but le plus courant, sans surprise à l’heure advenue du monde raté, c’est de montrer les blessures, les failles du réel tel qu’on le vit au quotidien et non tel que les médias le travestissent, blessures et failles présentées par l’artiste sans filtrage ni spectacularisation. Montrer d’abord, avant d’exploiter, avant de chercher à expliquer ou proposer des solutions.
Un Allan Sekula (mais alors avec beaucoup d’autres : Ursula Biemann et Performing the Border, Florence Lazar et ses Femmes en noir, deux documentaires consacrés respectivement aux maquiladoras et aux femmes dans la guerre en ex-Yougoslavie, ou encore Kendell Geers avec Suburbia, à propos des dispositifs sécuritaires de l’habitat à Johannesburg, Chantal Akerman avec From the Other Side, sur le mur de séparation États-Unis-Mexique et les migrants Chicanos clandestins, dans une longue liste (7)) constituent un bon exemple de ce type de poétique. Sekula, dans Fish Story, porte son attention au monde de la pêche internationale, reflet de la mondialisation des affaires et du partage des tâches. Et dans Dead Letter Office, à la condition des travailleurs mexicains de la frontière étasunienne, ces soutiers de l’Empire. Soucieux de distanciation, Sekula n’enjolive pas son propos. Rejetant la manière douteuse, voire obscène, d’un Salgado, chantre appointé de la misère du monde, il conjoint de surcroît à la poétique d’enregistrement qui est sa signature un constant souci d’informer le spectateur, par insertion de textes explicatifs ou de notices. Le documentaire d’artiste, en substance, c’est l’œuvre d’art sans l’offre du supplément d’âme, sans cette sublimité en général attendue par le spectateur. Une création refroidie, à l’image de la manière dont nous considérons le monde raté dans lequel nous vivons – non plus tant en enthousiastes qu’en analystes dubitatifs sinon battus, en attente non de la révolution enceinte du bonheur pour tous mais d’un hypothétique et improbable thérapeute.
Relativité et micropolitique
Une autre forme d’activisme artistique politique consiste en l’invite, par l’artiste, à participation. En 1988, à New York, Krzysztof Wodiczko met au point avec les services municipaux et les principaux intéressés, les homeless, son Véhicule pour sans-abri. L’artiste, dans ce cas, adopte le principe utilitaire, useful, dirait l’artiste catalan Antoni Muntadas, celui-là même qui crée en 1995 le File Room, un terminal électronique relié à Internet où tout un chacun peut venir enregistrer un cas de censure dont il aurait eu vent ou qu’il a subi. Joël Hubaut, au même moment, crée ses CLOM-Trok, où le spectateur vient déposer des objets d’une couleur décidée à l’avance, tandis que prolifère bientôt le troc-art (Matthieu Laurette, Jean Kerbrat, collectif Cambalache...) ou les comptoirs d’artistes (Hybertmarché de Fabrice Hybert, Everything NT$ 20 de Surasi Kusolwong). Jose Orta, lui, met sur pied rencontres et ateliers de création autour de l’idée de vie sollicitant la participation de publics divers, dont des écoliers (Escuela 21). En termes politiques, cet art d’essence démocratique raccourcissant la distance entre artiste et spectateur est l’indice d’une volonté d’agora (l’art comme être-ensemble, comme facteur transitif), outre celui d’une dé-hiérarchisation (mise à niveau artiste-spectateur). On y décèle également l’acceptation par l’artiste de l’action modeste, de faible impact, tournant le dos aux propositions de contenu universel.
Ce glissement vers la «micropolitique» est significatif. Il suggère la fin de l’héroïsme de l’art politique, plus le goût de la relativité (8). En l’occurrence, l’artiste adepte de l’art micropolitique semble faire sienne cette appréciation du philosophe Jean-Paul Curnier, née du constat de la faillite des modèles utopiques que portaient en leurs temps de gloire idéologies socialiste (la fin de l’Histoire constituée dans le cadre de la société égalitaire, sans classe) comme libérale (la même fin de l’Histoire, mais acquise cette fois par l’harmonie smithienne du don individuel librement développé, des échanges équitables et de la souveraineté d’un Moi tolérant, volontaire et d’esprit positif) : «La culture d’aujourd’hui, note Curnier, reste fondamentalement la pensée d’un modèle où l’avenir n’a pas eu lieu et auquel il ne reste de consolation que celle de se persuader qu’il ne pouvait pas avoir lieu (9).» Agir ici et maintenant, sans se soucier du futur, voilà du coup de quoi accepter le présent pour ce qu’il est, à savoir le présent et rien d’autre. Agir comme on l’entend, de même, sans chercher l’accord général sur le produit artistique, voilà aussi qui prémunit opportunément contre la tentation des quêtes engageant l’humanité tout entière, pulsions trop ambitieuses de l’esprit moderne nées de son délire de soumission de l’Histoire. L’universel se consumant de surcroît dans le global et le global dans l’homogénéisation, la seule forme d’expression apte à dénoter dans ce paysage uniformisé est forcément de nature singulière. L’événement, dans un univers globalisé, c’est la singularité. Et par voie de conséquence, de manière prévisible, l’excentricité. Or l’excentricité, par définition, est minoritaire. Généralisée, elle devient la mode, un consensus sur le style de vie, autant dire la négation de la politique pensée comme acte d’affirmation. L’art micropolitique, en l’espèce, ne renonce pas sans raison à universaliser son propos. Excentrique, on capte mieux l’attention de ceux-là que n’a pas encore absorbés la machine à uniformiser à grande échelle, le capital mondialisé.
La technoculture, ferment révolutionnaire ?
Sans oublier, aujourd’hui de la première importance en termes d’art «politique», cette tout autre position, celle de l’acte d’appropriation. Une position dont la culture du sample (échantillon) et du mix, que propulsent au sommet les années 1990, va constituer la généralisation historique. La «technoculture» en émane, celle des video-jockeys, des disc-jockeys et de leurs aficionados, une tribu à ce jour planétaire adepte de l’emprunt des formes et du recyclage esthétique usant sans modération de l’ordinateur et des médias électroniques (10) – le triomphe du libre usage des signes et la consécration de cet individu politique plus libre et séditieux qu’il n’y paraît, dont on aurait pu croire que la société de consommation en ferait un abruti, l’usager.
C’est sans doute, mentalement, d’être restés modernes à l’excès que l’on ne sait penser la politique qu’en termes d’affrontement, de face à face. Jonathan Monk placardant la mention «Annulé» sur chaque annonce publique d’un spectacle (Cancelled Project, 1993); Santiago Sierra murant le pavillon espagnol des Giardini de Venise, lors de la dernière biennale, n’autorisant à y entrer que les seuls détenteurs d’un passeport espagnol, en une lourde métaphore des entraves mises à la libre circulation des hommes dans le monde contemporain (Muro cerrando un espacio, 2003), voilà qui nous paraîtra immédiatement «politique» : dans un cas, un art d’infraction porté par l’idée de désobéissance ou de provocation; dans l’autre cas, un art d’esprit altermondialiste que porte en sous-main une revendication No Border. Attention toutefois, le plus révolutionnaire n’est pas toujours forcément où on l’attend. Relisons, pour partie, le manifeste Negativland (1995), dont la revendication est celle de l’emprunt intégral et, partant, une nouvelle voie «politique», celle du piratage, du hacking des signes, sur le modèle d’un très peu solidaire mais en revanche fort rémunérateur «Je prends aux riches et à tout le monde» : «La libre appropriation est inévitable, soutient Negativland, dès l’instant où une population bombardée de médias électroniques rencontre des machines qui l’encouragent à les capturer[...] Artistes, notre travail consiste, entre autres, à prendre, déplacer et réutiliser des morceaux d’éléments d’informations disponibles publiquement et qui influencent le public, parce que ces médias envahissent notre environnement et qu’ils affectent notre conscience[...] Le besoin de faire quelque chose à partir d’autres choses est un élan artistiquement valable, socialement sain et tout à fait traditionnel (11)».
Recyclant les théories de Proudhon (posséder les biens pour soi, c’est en interdire l’usage à autrui, le voler : «la propriété, c’est le vol»), le principe d’appropriationnisme intégral que prône Negativland n’est pas sans effet politique pour peu qu’il sache résister aux menaces en tous genres des «propriétaires» de toutes sortes floués ou appelés à l’être. Aujourd’hui tant et plus généralisées, culture du copyleft (12) et pratique du piratage systématique (sons et images, grâce au scanner, au graveur et à Internet) jettent en tendance les bases d’une révolution permanente de l’usage. Devenue continue et non plus marquée par le soubresaut de la colère ou de la revendication urgente, cette révolution d’un nouveau genre voit l’artiste se servir à l’envi et selon ses besoins de tout ce que le monde recèle de signes. Où pressentir que l’art politique de l’avenir, si s’imposait à terme l’appropriationnisme intégral, sera moins que jamais celui de héros maîtres d’un point de vue supérieur, et s’exprimant pour la fratrie humaine réunie, que celui d’artistes d’un genre nouveau, pas propriétaires des signes où s’écrit le monde mais occupés pourtant d’en jouir à leur guise et selon leur humeur du moment, en locataires ne payant pas le loyer. Avec, à la clé, cette tout autre manière de faire de la «politique» : non pas tenir l’agora ou y chercher des fréquentations mais bricoler dans son coin avec le premier signe qui passe, en indifférent de la chose publique.
L’art politique comme jouissance onanique, individualisée et sans souci du monde comme périmètre collectif ? Curieuse voire aberrante perspective, pour le moins.
NOTES
1. Marcel Gauchet, La démocratie contre elle-même, Paris, Gallimard (Tel), 2002.
2. Jean-Paul Sartre, L’Idiot de la famille, Paris, Gallimard, 1988.
3. Manu Chao, album Proxima Estacion : Esperanza, 2001.
4. Sur ces données, et leur histoire, P. Ardenne, dir., 1989, Paris, éditions du Regard, 1995, notamment l’introduction, «1989 et après, la culture incertaine», p. 13 et suiv.
5. Élias Canetti, Die Fliegenpein [«Le Supplice des mouches»], Munich, éditions Hanser, 1992.
6. Alain Badiou, «Le balcon du présent», in Failles, n° 1, automne 2003, p. 26-35 (p. 33, cette remarque avisée : «il est aujourd’hui sentimentalement obligatoire d’être démocrate»).
7. Les Documenta 10 (1997) et 11 (2002) de Kassel, dont les commissaires respectifs sont Catherine David et Okwui Enwezor, offrent les meilleurs exemples de la période en matière de ferveur pour le documentaire d’exposition. Au point d’affadir la portée de ce dernier, dont l’esthétique, pour finir, ne diffère le plus clair du temps en rien de celle du documentaire d’actualité traditionnel.
8. Les Documenta 10 (1997) et 11 (2002) de Kassel, dont les commissaires respectifs sont Catherine David et Okwui Enwezor, offrent les meilleurs exemples de la période en matière de ferveur pour le documentaire d’exposition. Au point d’affadir la portée de ce dernier, dont l’esthétique, pour finir, ne diffère le plus clair du temps en rien de celle du documentaire d’actualité traditionnel.