Article | La médiation de la musique et du politique

Eric Lewis

La médiation de la musique et du politique
Par Eric Lewis

Les questions politiques et sociales font plus rapidement surface que le gras dans l’omniprésente poutine au Festival international de musique actuelle de Victoriaville. Quel sera l’accueil accordé par les résidants à l’afflux d’amateurs de nouvelle musique? Dans quelle mesure le Festival doit-il se plier aux goûts de la communauté? Quel rapport un festival engagé corps et âme dans les formes de musique subversives doit-il entretenir avec les structures de pouvoir existantes au sein de la communauté? Compte tenu de la diversité des musiciens présents, issus de milieux culturels, sociaux et économiques variés, quelles seraient les interactions possibles? Si la musique improvisée porte sur le dialogue, quelles sortes de dialogues ont cours à Victoriaville? Et si elle engendre des modèles manifestes de dialogue, des façons d’interagir ayant une signification sociale et politique évidente, que peut nous révéler la 20e édition anniversaire du Festival au sujet de la communication sociale et politique dans «l’après 11 septembre»?

Le formalisme qui a depuis si longtemps caractérisé la plupart des théories au sujet de la musique ne peut accepter que la musique puisse offrir de tels choix, car, selon les partisans de cette doctrine, la musique se suffit à elle-même et se limite au rapport temporel des timbres. Dès que nous rejetons cette interprétation stérile de la définition et des fonctions possibles de la musique, nous sommes libres de constater que les contextes variés dans lesquels se déploie la musique, c’est-à-dire le contexte de la prestation, les relations entre les musiciens, entre les musiciens et le public, entre les musiciens et leurs instruments, à plus forte raison l’enchâssement social, culturel et politique de tous ces éléments, lui permettent d’évoquer une signification autre que musicale. Si le contexte détermine la signification, et que la signification est souvent politique, nos jugements esthétiques de la musique sont-ils en même temps des opinions politiques? En réfléchissant aux nouvelles formes d’expression musicale à Victoriaville, sommes-nous effectivement en train d’évaluer et de juger de nouvelles formes d’interaction sociale et politique? Victoriaville est en effet un laboratoire pour l’expérimentation de nouvelles structures sociopolitiques, dont le but premier est de remettre simultanément en question l’opinion la plus répandue au sujet de la musique en tant qu’art et ce que seraient des structures sociales et politiques efficaces.

Le guitariste australien Oren Ambarchi (guitare préparée) et l’artiste montréalais Tim Hecker (ordinateur) ont donné un excellent exemple de la façon dont le contexte peut influer sur notre évaluation de certains sons en tant que musique. C’était, dans une certaine mesure, un exemple à la manière postélectronique de l’injonction de John Cage d’entendre la musique du monde. Le duo a produit des sonorités minimalistes qui se développaient lentement, dont plusieurs reposaient sur des échantillons. Ce qui est particulièrement intéressant, à mon avis, c’est que les échantillons utilisés étaient pour la plupart des enregistrements de sons constituant eux-mêmes des dérivés de reproductions musicales et sonores. J’ai discerné notamment les échantillons d’une aiguille de tourne-disque à la fin d’un sillon, le sifflement d’une lampe amplificatrice, le ronflement d’un transformateur de 60 Hz, une conversation dans un radiotéléphone mobile et le fonctionnement d’un disque dur. Ces sonorités, en réalité des timbres éphémères de la production électronique du son, ont été transformées en musique par la simple magie d’une salle de concert et d’un public captivé prêt à considérer tous les bruits produits comme de la musique. Ce faisant, nous constatons sans difficulté que notre attitude envers ces sons, lorsque nous les entendons dans leurs contextes non musicaux habituels, est à jamais modifiée. N’était-ce pas le but recherché par John Cage?

Par l’utilisation de ces sons éphémères dans la création artistique, on veut peut-être nous inciter à admettre toutes les possibilités de ce que pourrait être un «instrument» utile à des fins sociales et politiques. S’il est possible de transformer en art de «vieux» sons électroniques, sans valeur artistique proprement dite, qu’en est-il des manœuvres sociales et politiques que nous croyons peut-être inefficaces depuis longtemps? Il semble que le message à retenir est le suivant : «En réexaminant le passé d’une manière créative, nous pourrions découvrir des trésors dans le dépotoir des pratiques sociales et politiques».

Pour traiter de l’influence du contexte sur la signification de l’art, quoi de plus approprié que l’exploration de l’utilisation de la voix humaine, puisque l’expression vocale est paradigmatique de l’expression significative. En effet, nous sommes si habitués à considérer la voix comme le véhicule de la chanson que nous récusons immédiatement les «vocalistes» qui la rejettent. Autrement dit, que faire avec la forme chantée sans le contenu? C’est exactement ce que nous a présenté l’ensemble vocal très intéressant formé de Jaap Blonk, Paul Dutton, Koichi Makigami, Phil Minton et David Moss. La forme proprement dite peut-elle alimenter le contenu? Le fantôme du contenu, présent par l’articulation des phonèmes, l’expressivité des sonorités et la persistance de la forme conversationnelle, suffit peut-être. Nombreux sont les sons produits par ce quintette qui seraient considérés comme un signe de démence; ou pire encore s’ils étaient proférés par un passant sur la rue. Pourtant, sur scène, dans le cadre de ce festival, ces sons évoquent pour nous une signification, comme les signes sonores d’esprits non pas troublés, mais extrêmement sensibles à la force, au pouvoir et à l’influence de la voix humaine.

Leur conversation, menée dans aucune langue particulière, sinon dans la forme du langage même, démontre avec brio que le sens peut être médiatisé sans proposition, que le désir de coexister, de partager un but, d’entreprendre des projets en collaboration, peut éclipser le «problème» de l’absence d’une langue commune ou même d’une culture. N’est-ce pas un message capital dans l’ordre mondial actuel? Si nous sommes prêts à «chanter ensemble», nous pourrons non seulement surmonter les barrières linguistiques et culturelles, mais les intégrer à la construction de nouveaux paradigmes sociaux et politiques valables.

Le «jeu» de la pièce-jeu la plus connue de John Zorn, Cobra, comme ses autres pièces-jeu, nous oblige à réfléchir d’une manière non traditionnelle sur l’intentionnalité, la causalité, la composition et la prestation. En quoi les contextes de création modifient-ils ou devraient-ils modifier les façons dont nous évaluons les prestations musicales? Car les sonorités produites par l’ensemble étaient, pour être franc, les manifestations sonores de leur jeu. Pourtant, nous assistons à un jeu dont les règles, pour la plupart, nous échappent. Comment pouvons-nous alors évaluer les résultats? Le plaisir que nous éprouvons en tant que spectateurs n’est-il pas en grande partie tributaire de la connaissance des règles? S’agit-il de pièces-jeu déguisées en œuvres musicales, d’œuvres musicales déguisées en jeux ou d’autre chose? L’utilisation d’instruments traditionnels, en plus du cadre de concert, nous incite peut-être à employer des jugements esthétiques plus appropriés à la prestation de musique de composition. Cependant, à un niveau du moins, ce ne sont que des jeux! Et si le «jeu libre» et la prestation de musique de composition constituent les deux pôles d’un même continuum, qu’en est-il de la musique improvisée qui semble partager des caractéristiques de ces pôles? En évaluant les seules sonorités produites, sans connaître les règles, nous sommes forcés de réfléchir plus globalement au rapport entre les règles de la construction musicale et nos opinions sur la musique.

Il n’est pas étonnant de constater que les pièces de Zorn sont profondément américaines lorsqu’on les interprète comme des modèles politiques, car elles fonctionnent exactement comme des systèmes démocratiques fondés sur une direction centrale forte de type présidentielle, par opposition aux régimes parlementaires. Ce que les piècesjeu démontrent, c’est la possibilité, par l’improvisation, de respecter les demandes articulées du centre d’une manière nouvelle et imprévue. Il faut une collaboration intense pour exécuter et transgresser en même temps les commandes.

La prestation du duo très empathique formé de Joane Hétu et de Jean Derome porte sur le continuum mot-son et instrument-bruiteurs. Derome, devant une petite table remplie de bruiteurs, tels des jouets d’enfants, de petites clochettes et des sifflets, estompe la distinction entre le jouet et l’instrument. Dans une salle de concert silencieuse, l’éventail japonais frotté contre un micro est-il un instrument adéquat? En fait, ces petits instruments sont intégrés dans une structure sonique globale comportant toutes les marques d’une œuvre musicale hautement artistique, avec une mélodie à l’unisson ayant un début, un milieu et une fin. Le jeu de flûte et de saxophone de Derome est riche et lyrique, sans aucune allusion au fait que nous devrions accepter ses créations sonores à la manière d’un jouet, comme une musique fortuite ou d’enfants. Les harmoniques élevées de Joane Hétu au saxophone se confondent à ses vocalisations, constituées d’un texte préconçu et d’improvisation vocale pure, souvent même dépourvues d’une référence phonétique. Ces sonorités prennent-elles une signification, comme les mots, lorsqu’elles accompagnent les mots et qu’elles font partie d’une entité structurale qui évoque un sens? Considérerait-on beaucoup de ces sons comme une invitation à l’évaluation esthétique s’ils étaient entendus dans un contexte différent?

Comme modèle d’action politique et sociale, ce duo fait la preuve, par l’entremise d’une collaboration étroite, qu’il est possible de mettre à profit la moindre chose. Le manque de ressources ou la disponibilité de ressources bizarres non standard (l’éventail d’enfant) n’empêchent pas la mise en place de structures politiques efficaces. Ces structures, pour ainsi dire «bon marché», peuvent effectivement accomplir la même chose que les structures plus riches (prenez bonne note, «pays industrialisés»), mais elles exigent beaucoup plus de travail et de planification.

Le quartette de Xavier Charles, Diane Labrosse, Kristoff K. Roll et Martin Tétreault, tous penchés sur des tables remplies de «dispositifs sonores», conteste les aspects performatifs de la conception de la musique traditionnelle de même que les «performances» de nombreuses interactions sociales et politiques. En général, les musiciens et leurs instruments interagissent d’une manière familière, dictée par la forme de l’instrument et les traditions historiques de jeu. Entourés de 10 enceintes acoustiques, ils forment un cercle sur une estrade surélevée au centre de la pièce, devant des tables couvertes d’objets électroniques bizarres et d’autres petits objets qui ne sont habituellement pas considérés comme des instruments, voire des générateurs de sons, si bien qu’on a l’impression d’être dans une usine d’électronique ou encore dans le laboratoire du Dr Frankenstein. Nous n’aurions pas été surpris outre mesure de découvrir qu’ils étaient en train de faire de la soudure. Cette mise en scène met l’accent sur les mécanismes de production sonore plutôt que sur les sons eux-mêmes. À la demande des musiciens, le public est invité à tourner autour de l’estrade, ce qui a effectivement permis à plusieurs spectateurs de suivre attentivement le travail de chaque artiste. Malgré l’omniprésence de l’électronique, la production sonore est passablement «traditionnelle» : pierres entrechoquées, froissement de feuille d’étain, fléchissement de pièces de métal, chute de billes, et ainsi de suite. Le seul instrument joué «correctement» est la clarinette, ce qui semble quelque peu ironique, compte tenu de son rôle traditionnel comme l’un des instruments les plus expressifs dans un contexte, celui de l’électronique, où l’on reproche souvent un manque d'expressivité. Mais en quoi le contexte de l’interaction musicien-instrument permet-il d’assurer la présence de la musique? Si le fonctionnement est l’objet primordial de notre curiosité et de notre attention, la musique est-elle vraiment le sujet de notre jugement esthétique?

On peut également considérer ces prestations comme un exercice d’expérimentation sociale portant sur le processus d’émergence des structures sociales et politiques au lieu de la structure proprement dite. C’est une invitation à évaluer non seulement les résultats de nos systèmes sociaux et politiques, mais aussi leur fonctionnement. Par ailleurs, c’est un plaidoyer en faveur de l’essai de nouvelles structures, avec l’espoir qu’elles s’avéreront efficaces.

Le quintette formé de Kazue Sawai, Michel Doneda, Kazuo Imai, Le Quan Ninh et Tetsu Saitoh, qui jouent d’instruments traditionnels, soulève également des questions au sujet de la prestation. Dans ce cas, les instruments étaient familiers, mais les méthodes utilisées pour les faire «entendre» ne l’étaient pas. L’attitude générale envers les instruments, les poses adoptées et les actions exécutées étaient violentes. Kazue s’est penchée sur ses deux kotos à la manière d’un savant fou, comme si elle les disséquait. Le bassiste Tetsu a littéralement démonté son archet pour le refixer à la basse, et a consacré autant de temps à explorer le potentiel de percussion de son instrument qu’à pincer les cordes ou à utiliser l’archet. Le percussionniste Le Quan a été incapable de percer la peau de son tambour malgré ses efforts répétés : chute d’objets, grattements, frottements. Le guitariste Kazuo s’est servi de chaînes de vélo et de toutes sortes d’autres moyens pour écorcher son instrument. Seul le saxophoniste Michel Doneda a fait usage de son instrument de la manière habituelle, sans même avoir recours à des techniques étendues. Comme les compositions de piano de George Maciunas ou celles d’Annea Lockwood, produites dans les années 1960 et qui impliquaient la destruction de pianos, ce quintette attire notre attention sur les suppositions profondément enracinées quant à la fonction des instruments dans la conception musicale; ainsi que la tendance à vénérer l’instrument dans le contexte plus général de la musique occidentale. Le quintette a toutefois soulevé ces questions en produisant de la musique artistique et, en dernière analyse, «musicale». Contrairement aux compositions de Maciunas et Lockwood, qui ne sont vraiment que des œuvres conceptuelles, dont les descriptions occupent pratiquement la même fonction que la prestation, on a exploré ici le potentiel sonore de violence envers les instruments.

La nécessité d’une action violente pour réaménager nos structures sociales et politiques existantes est certes le message politique le plus manifeste. Nous devons déconstruire avant de pouvoir reconstruire. Il y a peut-être un message plus subtil, car les instruments utilisés sont des instruments traditionnels, et Doneda, du moins, n’a pas fait violence à son instrument. Sans doute suggère-t-on que les structures politiques actuelles peuvent être efficaces, malgré la nécessité d’un réaménagement radical. Nous devons réfléchir soigneusement à toutes les façons dont nous pourrions utiliser les structures existantes pour comprendre que nous n’avons pas épuisé toutes leurs possibilités. La violence envers une structure ne nécessite pas sa destruction; elle peut toutefois la renouveler en lui permettant d’être au service de nouveaux buts.

Ce sont là quelques suggestions sur la façon dont on pourrait interpréter plusieurs prestations à Victoriaville en tant que processus médiateur d’un contenu social et politique. Elles ne sont pas conçues pour faire autorité; comment le pourraient-elles? Cependant, on doit entreprendre de tels efforts pour que les nombreuses prétentions à faire de la musique, et notamment de la musique improvisée, un site d’interactions sociales et politiques, ne soient pas simplement des promesses. Le Festival proprement dit, la communauté locale, les musiciens, le public et les divers milieux de l’art représentés dans cette petite ville pendant cinq jours chaque été s’engagent dans des actes de médiation créative. Alors que la musique peut nous révéler ce qui est possible avec l’effort, il nous appartient de prendre les messages de ces «sonorités actuelles» et de les transformer en actions dans l’espace et dans le temps.

[Traduction : Isabelle Chagnon]

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