Théâtre de rue fait sur mesure. Antidote à la ville générique.
Théâtre de rue fait sur mesure. Antidote à la ville générique.
Écrit par Marie-Ève Charron
L'animation de rue est l'affaire de plusieurs festivals à portée populaire. Ils sont nombreux, parmi ceux que voit défiler Montréal, à avoir leur lot de troubadours et de saltimbanques nouveau genre qui déambulent sur les sites extérieurs. C'est encore plus vrai pour Le Festival Juste pour Rire qui aménage depuis quelques années une zone dédiée à des spectacles sur la rue, mêlant arts du cirque et théâtre.
Éléments de plus en plus prévisibles dans le paysage des festivals de la métropole, les animations de rue sont ainsi en passe d'avoir leur champ de spécialisation, ce qui annonce peut-être un désir de sortir ces manifestations artistiques de l'enclave du divertissement facile dans lequel on les situe. D'où la curiosité pour le Festival de théâtre de rue de Shawinigan (FTRS) (1), un événement - le seul du genre au Québec - tout entier consacré au théâtre de rue, « au vrai, au pur, au dur », disait le communiqué. Or, il y a tout lieu d'interroger, ne serait-ce que sommairement l'emploi de ce vocable, sachant que la priorité au FTRS, n'est pas nécessairement accordée au théâtre.
La programmation en effet était composée tout autant des animateurs de rue communs à bien des festivals (acrobaties, parades, musique et danse) que des interventions artistiques mieux connues du milieu spécialisé des arts visuels, telles que la performance Sushi or not Sushi? de Yves Sioui Durand et les vidéos de Nathalie Bujold. Or, c'est le théâtre qui devait recevoir une « attention particulière » parmi la variété et l'abondance des manifestations au menu. Le prouvent ces quelques chiffres (il s'agit d'un festival après tout) : allaient défiler plus de 350 spectacles rassemblant pas moins de 200 artistes provenant du Québec, d'Ontario, de France, d'Angleterre et du Mexique, le tout mobilisé sur la se 5e - rue, la Main de la ville - , de l'après-midi jusqu'aux petites heures de la nuit.
L'expression théâtre de rue a donc une portée englobante que les festivals de cette allégeance en France _ et desquels justement s'inspirent les organisateurs du FTRS, Yves Dolbec, Philippe Gauthier et Rémi-Pierre Paquin - désignent par « arts de la rue (2) ». Contrairement à ici, la tradition française des arts de la rue est bien implantée. Même si aujourd'hui elle a adopté une appellation générique englobant plusieurs véhicules artistiques (ceux-là même que présente le FTRS), cette tradition est d'abord issue d'une remise en question du théâtre qui s'est façonné, au cours du XXe siècle et surtout dans les années 1960, à coup de petites révolutions qui avaient pour toile de fond les tensions entre les classes sociales.
Les mouvements d'agit-prop (3) et de théâtre radical (4), par lesquels s'est incarnée cette période de turbulence, avaient pour résultantes la prise de parole de l'artiste dans l'espace public et la démocratisation de la culture. Leurs principales opérations ont consisté à renouer avec les exclusions de l'institution : la gestualité aux dépens des mots, les marionnettes au lieu de comédiens vedettes, l'humour comme instrument de critique sociale et la création collective. Ainsi, beaucoup du potentiel subversif venait de la mise en échec des genres théâtraux traditionnels et, comme en arts visuels où on fit place au happening et à la performance, de l'effondrement de l'impératif d'insularité disciplinaires. (5) Du théâtre peut-être, mais du théâtre alimenté par d'autres formes de spectacle, ouvrant ainsi sur un exercice impossible de catégorisation, voire même sur un désordre nécessaire (6).
En outre, la diversité au programme du FTRS n'est pas nouvelle, elle est inhérente au déplacement hors les murs que le théâtre a connu depuis le début du XXe siècle. Il est clair pourtant que le cadre festivalier qui reçoit aujourd'hui ce théâtre de rue lui enlève la portée militante qui le caractérisait il y a encore quelques décennies (7), même si, lors de ce festival, deux numéros québécois: l'Autobus des Zapartistes et la Milice Animale Contre la Dénaturation Organisée du Trio vert pour emporter, tissaient un message politique de gauche qui avait une saveur engagée. Plus mordante encore était dans son commentaire la contribution du Théâtre de la pire Espèce avec son Ubu sur la table. L'univers de Jarry transposé en théâtre d'objets n'avait rien perdu de sa délicieuse impertinence, et on peut dire que le FTRS a eu les coudées franches en programmant ce spectacle, qui profitait de la rue pour élargir son auditoire, celui-ci étant, en salle, réservé à un public adulte.
Malgré ces exemples, la spontanéité et la culture du heurt qui radicalisaient le théâtre revendicateur ne sont en effet plus au rendez-vous. Se réclamant d'authenticité, le FTRS veut peut-être moins se montrer redevable à ce théâtre frondeur qui l'a précédé que s'affranchir de l 'industrialisation du divertissement, patente à bien des festivals, et qui rend les animateurs de rue peu crédibles aux yeux des spécialistes des arts. Se justifieraient ainsi les efforts mis par le FTRS depuis ses débuts pour faire les choses « proprement » : aucune table de vente de produits dérivés et une présence discrète des commanditaires sur le périmètre du festival assurent une prédominance aux manifestations artistiques qui sont par ailleurs offertes gratuitement.
La rencontre du théâtre de rue comme on le connaît aujourd'hui et la formule du festival laissent pressentir autre chose. Le théâtre de rue poursuit une exploration des rapports entre les comédiens et l'auditoire afin de proposer des alternatives à la dichotomie connue en salle. En ce la, il exacerbe les activités du regard et les échanges sociaux auxquels le festival donne déjà un cadre particulier en transfigurant momentanément les artères commerciales - ce qui ne signifie pas pour autant que les activités de cette nature soient suspendues - et en se donnant comme une aire de spectacle à densité maximale. Le bain de foule, le territoire circonscrit, le rassemblement pour la fête, tout favorise l'examen réciproque des individus au moment où la perturbation de leurs attitudes devient elle aussi objet de spectacle. Le théâtre de rue peut se penser comme une prise en charge de ces comportements urbains, et fait le pari de rajouter, à la saturation du spectacle mass médiatique, d'autres informations visuelles: des arts de la rue. Ceux-ci parviennent peut-être à percer la densité, à aménager des ouvertures, à prendre en charge le citadin par des stratégies pragmatiques qui amènent à revoir la notion même de spectateur.
La rue, la ville
Un petit détour du côté de la recherche qui se fait sur les « arts de la rue» - qui relève surtout de la sociologie et de l'ethnologie urbaine - permet de constater l'engouement pour ces formes d'animations urbaines, en ce qu'elles permettent, comme l'affirme le sociologue. Philippe Chaudoir (8), de soulever par une approche critique les manières de redéfinir les relations entre les récepteurs et le spectacle, pour autant qu'elles aient comme lieu de représentation la ville, et que celle-ci soit prise à témoin; il ne suffit pas de faire des arts dans la rue, mais des arts de rue où la ville, loin d'avoir le seul statut de décor, est thématisée et surtout rechargée de ses fonctions socialisantes, à savoir être un lieu où la dimension commune repose sur des échanges égalitaires entre individus.
La conjonction entre le théâtre et la ville, métonymiquement désignée par la rue, montre et permet de soupeser les articulations entre la constitution de communautés et les espaces publics. Les théoriciens des sciences humaines ne se sont jamais autant attardés que maintenant à vouloir définir ce que signifiait « espace public », puisque ces espaces dits publics connaissent aujourd'hui une privatisation constante. La nature privée ou publique ne leur étant pas intrinsèque, comment les espaces sont-ils désignés ? Au-delà des déterminations juridiques, les sociologues proposent une définition qui tient compte de la nature des relations sociales et des pratiques humaines dans un espace temps commun. En outre, un espace est public dans la mesure où les hiérarchies sociales habituelles sont momentanément suspendues - donc selon un cadre et des paramètres particuliers, au profit d'échanges sociaux participant à la formation d'une identité collective ouverte à la pluralité (9).
La ville moderne a contribué à faire taire la socialité urbaine pour rendre surtout audible les impératifs fonctionnalistes de la raison marchande. La mondialisation et la concentration démographique sont les ingrédients actifs derrière la mutation des espaces publics en aire de circulation où les intérêts économiques dominent et ou la préservation historique des lieux est peut-être surtout pensée pour le visiteur étranger, un touriste de passage qui n'alimentera pas le ciment collectif. À cette donne peu reluisante s'ajoutent les espaces que le secteur privé s'empresse toujours de propager, les centres commerciaux et les parcs d'amusement par exemple, qui en quelques caractéristiques s'apparentent aux lieux publics, mais sans en partager la portée symbolique, y a-t-il un autre impératif que l'optimisation de la consommation qui régit ces espaces ? Le cadre de la vie publique doit-il tristement se résumer à ce lui des rapports marchands ?
Ces constats sont issus d'une crise connue surtout dans les métropoles, et il est loin d'être certain qu'ils s'appliquent tout autant à Shawinigan, ne serait-ce que par son poids démographique moins important qui atténue la sévérité des tares identifiées. Mais dans le titre Civilizé que se donnait le FTRS cette année, ne faut-il pas voir précisément un désir de redonner à la ville son rôle dans la construction d'une identité collective et dans l'ouverture à la différence ? À cet égard, les interventions théâtrales introduiraient dans la rue commerciale d'autres références que celles strictement économiques dont peuvent découler certaines exclusions et inégalités sociales et contribueraient en ce la à favoriser le sentiment d'appartenance à ces lieux.
Du reste, les potentielles retombées des manifestations de rue se joueraient surtout sur le plan des interactions sociales, par la modification momentanée des rapports entre gens, de laquelle découlerait une requalification des espaces; aussi, l'implantation du rêve et de l'imaginaire pratiquerait une rupture avec le familier en faisant du substrat de la trame urbaine un matériau significatif. Si les pratiques coutumières, d'ordre économique, sont atténuées, d'autres attitudes qui s'y produisent déjà, mais qui restent habituellement secondaires, comme celle de flâner, sont soulignées. Autant Le Projet Parade Issimo de la compagnie Les Sages fous (Québec) qui faisait évoluer sur la rue leurs étranges créatures, que les apparitions éclair de Monsieur Ratichon (Québec), ou la déambulation laborieuse de Pierre-André Côté avec son personnage Le Piéton, pouvaient surprendre le badaud, à condition qu'il soit là pour flâner. Le flux quotidien ordinaire déjà ralenti par le cadre festivalier, prédispose à la réception consentante, voire complice, et ne relève pas de la stratégie du choc que poursuivraient dans un autre contexte des interventions dont les motivations seraient différentes.
Pour plusieurs artistes invités dans le cadre du FTRS, la rue fournissait un prétexte sur mesure : les fonctions utilitaires normalement attribuées aux espaces commerciaux s'estompaient au profit de quelques incongruités qui s'affichaient parfois sans détour, comme l'occupation des vitrines commerciales par les comédiens de la compagnie française Cacahuète, pour donner à voir des scènes audacieuses à l'humour impudent. Ces intrusions singulières rappelaient des fonctions affectives et hédonistes parfois déjà opérantes dans la rue, mais prenant surtout la forme d'activités lucratives. En somme, en intervenant sur les pratiques urbaines par des mises en scène particulières, le théâtre de rue invite le citadin à se faire acteur et à jouer, jouer pour s'amuser et jouer pour habiter de manière publique l'espace de la rue. Le caractère éphémère des arts de la rue indique la fragilité des rapports sociaux et la possibilité de leur refaçonnement, comme il en est d'ailleurs des traditions qui se perpétuent pour autant qu'elles soient actualisées.
La sélection du site devient donc particulièrement significative pour le FTRS, puisque sa prise en compte influe sur son appropriation comme des changements qui s'en dégageront. Ainsi le choix de l'artère commerciale apparaît justifié, mais il est à la fois prévisible puisqu'on y rejoue année après année le festival, ce qui pour rait conduire à la neutralisation du lieu (10). les contraintes structurelles liées à la tenue d'un tel événement, la logistique complexe qu'il implique, expliquent en grande partie la concentration des activités dans un périmètre étroit (qui a l'avantage de proposer plusieurs cafés dotés de terrasses).
Deux options semblent présider l'organisation d'un tel événement : celle de s'emparer d'un lieu déjà familier pour en faire émerger ou en souligner d'autres dimensions, comme dans le cas de la rue commerciale; et celle, que le FTRS a adoptée un peu frileusement en investissant les ruelles attenantes à la Main, qui consiste à inviter les gens à s'approprier des endroits qu'ils fréquentent moins, mais qui peuvent être tout aussi décisifs dans la construction d'une identité collective et dans la désignation d'un patrimoine commun. Le désenfouissement des lieux périphériques par l'intervention artistique, telle l'installation sur des sites particuliers, est depuis longtemps un ressort activé par les communautés spécialisées des arts visuels et, paradoxalement, repose davantage sur une diffusion souterraine (11).
Au FTRS, le festival comme forme contemporaine de la fête populaire relève de la première option. Par conséquent, la réussite de l'événement tient à sa capacité de réunir les gens et à favoriser la convivialité, des conditions qui vont clairement dans le sens d'une démocratisation de la culture. Les stratégies déployées par les artistes de rue misent sur une compréhension rapide (la contamination par le rire, l'animation d'une musique, la capsule rapidement saisissable) ce qui n'a pas pour autant empêché le FTRS d'introduire auprès des Shawiniganais de nouvelles habitudes de perception des spectacles, comme en brisant le statisme de la scène devant laquelle une chaise de parterre n'aurait plus lieu d'être. Il fallait voir les Girafes de la Compagnie Off (France), spectacle exemplaire dans sa manière de conjuguer la capacité de saisir facilement l'attention et de sortir le spectateur de son immobilité habituelle. la foule devait suivre en cortège la déambulation spectaculaire de huit girafes magenta, au cours d'un trajet qui comptait comme escales l'hôtel de ville et l'église, dont les cloches, à un moment du récit, se faisaient entendre dans un contexte nocturne étonnant.
Poétique de l'inscription et initiative populaire
Le festival de théâtre de rue pourrait donc jouer sur deux pôles. D'abord, ce lui où la fête conduit à l'euphorie, amenant la foule dans un état fusionnel, à contre-courant de l'expérience atomisée de la ville au quotidien. Éphémère, le festival accentue la qualité passagère d'un tel état qui ne saurait d'ailleurs se maintenir au jour le jour. Ensuite, un autre, concernant davantage ce miroir renvoyé aux spectateurs et qui s'articule dans les conventions scène/public constamment mises à l'épreuve par le théâtre de rue s'insérant dans l'espace urbain. Puisque la Main, à Shawinigan où s'in stalle le festival, n'a pas le spectaculaire des grands centres urbains, les manifestations de rue ont surtout pour objectif de secouer l'indifférence en rendant manifeste l'espace où elles s'activent. À la nature nomade des numéros qui voyagent de festival en festival répond l'intervention singularisée des spectacles faits sur mesure, plus féconds, plus précis à faire résonner les lieux pour le spectateur qui n'est alors plus un festivalier, mais un citoyen.
Parmi la généreuse programmation, deux numéros avaient cette qualité de l'adresse ciblée qui se traduisait notamment par la participation du public. Il intervenait par exemple quelque part, presque en bout de ligne, dans le processus de création et au moment de la performance dans le cas du Camp Parangon de la compagnie québécoise Mobile Home. Les concepteurs avaient greffé dans une des ruelles parallèles à la Main, à même les cours arrière et les balcons que les résidents avaient consenti à prêter, un camping qui montrait un échantillon coloré du Québécois en vacances. La fiction dépeignait l'univers de cette communauté avec ses mœurs pas toujours élégantes, cristallisées avec humour autour d'un Noël du campeur. Le spectateur qui voulait suivre l'histoire devait se déplacer puisque l'action, structurée en « tableaux »), se transportait de balcon en balcon.
Par de judicieux artifices, la mise en scène superposait la fiction à l'espace réel sans le faire disparaître, favorisant plutôt les intrications, de sorte que tous les enjeux dramatiques de la pièce résonnaient ou contrastaient quelque part avec ce qui servait de support, l'arrière des appartements dont on sait qu'il est la façade ajourée de l'espace privé. Ainsi, l'action faisait voir le brouillage des frontières entre les moments intimes des personnages, espace intime rendu précaire par la minceur de la tente qui les abritait, et les activités collectives organisées pour les animer. En prenant en otage le regard du public et des résidents complices, le Camp Parangon faisait défiler des saynètes souvent superficielles, gonflées par la caricature.
À la fin de l'histoire cependant, au moment où chacun des personnages retrouvait sa tente pour sombrer dans le sommeil, des apparitions fantasmagoriques et des jeux de lumière faisaient basculer l'action du côté du rêve; le présumé retrait des personnages dans l'espace privé se transformait en une immense projection visuelle collective appuyée par des effets sonores. Judicieuse, cette rupture de ton exposait la légèreté de ce qui avait précédé, la facette commune et rassurante d'un portrait de société, et l'infiltrait par ce qui est moins familier, à savoir la part non sondée des rêves et des désirs. S'évaporait en un déclic l'effet réconfortant de la proximité avec la fiction qui s'était déroulée et entre les gens qui composaient le public. Aussi, de manière assez étonnante, le Camp Parangon parvenait à faire apparaître l'étrangeté au plus près de chacun, ce qui finalement reste en sourdine dans l'expérience habituelle de la ville où la promiscuité entre les gens est importante.
Était particulièrement éloquente dans la perspective d'une participation, La salle des compliments de la compagnie L'Ange-Éléphant (Québec) qui avait pour surface d'inscription un lieu particulier de la ville, le Cinéma Roxy laissé à l'abandon depuis quelques années. Lors du FTRS, une file de gens se formait à nouveau devant le cinéma fantôme qui n'avait pas cette fois de film à l'affiche, mais une bannière accrochée sur sa devanture : « Vous êtes de loin l'être le plus intelligent et raffiné que je connaisse ».
Sans plus d'indices, les spectateurs attendaient en file devant le cinéma pour y entrer au compte-gouttes, suivant les instructions livrées sérieusement par des préposés qui encadraient le parcours - des Shawiniganais bénévoles, pas des comédiens. Ce parcours menait au coeur de la salle près d'un micro devant lequel trônait l'être annoncé sur la bannière. Plutôt quelconque qu'exceptionnel, le personnage - dont le trône semblait aussi peu glorieux que les lieux, vétustes et sévèrement délabrés - attendait néanmoins les compliments que chacun devait lui adresser selon un texte qui lui avait été remis auparavant. La scène tenait à la fois de la gravité et de la loufoquerie_ Elle excitait aussi par son lent dévoilement et pouvait toutefois décevoir parce qu'elle ne semblait pas vraiment culminer vers un point fort. Or, le dispositif lui-même et le chemin parcouru tenaient précisément lieu de spectacle ou plutôt, ils défaisaient la logique habituelle du spectacle.
La traversée physique du lieu par le visiteur était intimement liée à son immersion toujours plus importante dans la fiction préparée par l 'Ange-Éléphant. À mesure que les pas se faisaient vers le point d'arrivée, le rôle du visiteur se modifiait, passant progressivement, et sous les yeux attentifs du souverain d'occasion, de celui de spectateur à celui d'acteur. Un acteur, oui, mais saisi à l'improviste, intimidé parfois par le micro et pas vraiment convainquant surtout s'il était, par exemple, un homme un peu bourru proférant au souverain nonchalant : « travailler avec toi me rend heureux » ! Un acteur bien maladroit quoi et dont les prestations faisaient franchement sourire quand, après avoir franchi soi-même le rituel, une fois dévoilé le jeu que sécrétait le cinéma, venait à ses oreilles la transmission par haut-parleur de celles-ci. Discret dans le brouhaha général qui continuait à l'extérieur du cinéma, ce spectacle exclusivement sonore complexifiait subtilement la trame du scénario en graduant temporellement les niveaux de réception. Au moment où tout semblait fini, dans l'après-coup, pouvaient venir les moments les plus désopilants de La salle des compliments par la synthèse en décalée de la transmission sonore et du souvenir de ce qui avait été vu.
À la fin, en échange de sa collaboration, chaque participant recevait un fragment du cinéma scellé dans un ziploc avec un message annonçant une suite au projet, la reconstruction du cinéma par le concours de chacun. La salle des compliments pouvait donc avoir pour principale fonction de sensibiliser à la décrépitude du lieu qui effrite par son déclin un pan d'histoire de la ville. Peut-être que tout le petit manège courtisan mis en branle dans l'espace consistait surtout à faire résonner au sein des murs du Cinéma Roxy les compliments qui lui ont été refusés avec le temps. Par sa formule, l'Ange-Éléphant orchestrait à plusieurs niveaux des échanges de nature purement qualitative. Symboliquement, il lançait un appel à l'initiative populaire, cet ingrédient fondamental sans quoi le festival ne serait pas la fête populaire qu'il prétend être. Voilà qui devrait rassurer pour l'avenir; le FTRS, avec des numéros de cette nature, résistera sûrement à l'envie de grossir qui anime souvent les festivals, et préférera peut-être grandir en comptant écrire son histoire avec le concours de la population.
NOTES
(1) Le Festival de théâtre de rue de Shawinigan tenait cette année sa sixième édition les 26, 27 et 28 juillet 2002. Il est depuis quatre ans associé au Festival Juste pour Rire afin de favoriser la circulation des troupes de théâtre et les contacts à l'étranger.
(2) Depuis 1998, le FTRS est associé au Festival transnational des arts de la rue de Châlon.
(3) Comprennent autant les manifestations théâtrales futuristes du début du siècle que les pratiques situationnistes des années 1960. S'accompagnent d'un engagement politique par des actions et des interventions dans le quotidien. Philippe Chaudoir, Discours et figures de l'espace public à travers les « art de la rue ». La ville en scènes, l'Harmattan, Paris, 2000, p. 33-37.
(4) Théâtre militant qui émerge dans les années 1960 en Amérique du Nord. Fonctionne au diapason des crises socio-politiques, s'adresse aux minorités et aux laissés pour compte de la société, met de l'avant le jeu de masque, la musique et l'expression corporelle. Philippe Chaudoir, op. cit., p. 44-48.
(5) C'est là qu'on se rappelle la hantise de Michael Fried, décrite dans Art and Obje cthood, qui voyait dans l'art minimaliste, la performance et le happening une tentation vers la théâtralité parce que ces formes artistiques flirtaient entre les médiums et se donnaient au spectateur dans la durée, par opposition au presentness de la peinture moderne.
(6) Le caractère protéiforme et inclassable des arts de la rue s'apparente à celui du théâtre de foire au moment où il entrait en conflit avec l'Académie française au XVIIIe siècle, d'où une certaine filiation entre les deux. Dominique Lurcel, Le théâtre de la foire au XVIIIe siècle, Union générale d'éditions, Paris, 1983, 477 p.; Philippe Chaudoir, op. cit.
(7) « Rue, art, théâtre », Cassandre (hors-série). Parc de la Villette, Hors les murs, [n.p.]. Ce numéro spécial de la revue fait le point sur les arts de la rue en France et revient sur plusieurs enjeux, notamment la lente récupération des arts de la rue par l'industrie du festival et l'extinction de l'esprit de révolte qui les animait au départ.
(8) Philippe Chaudoir, op.cit., p.24
(9) Michèle de la Pradelle, « espaces publics, espaces marchands : du marché forain au centre commercial », in Cynthia Ghorra-Gobin, Réinventer le sens de la ville. Les espaces publics à l'heure globale, l'Harmattan, Paris, p. 181-182.
(10) L'exemple montréalais est révélateur à cet égard. Il est question de baptiser le lot au coin des rues Jeanne-Mance et Sainte-Catherine, Place des festivals et, par extension, de faire du festivalier une espèce en voie de s'implanter 12 mois par année.
(11) Les tensions entre le générique et le spécifique qui travaillent la question de l'in situ en arts visuels ont été examinées avec une acuité remarquable par Johanne Lamoureux dans L'art insituable. De l'in situ et autres sites, coll. Lieu dit, Centre de diffusion 3D, Montréal, 2011, 292 p.