Immatières
Immatières
La matière est de l’énergie concentrée. Née de la physique du début du siècle, à la suite des découvertes d’Einstein, l’expression s’est ensuite répandue dans le grand public, faisant les beaux jours des écrivains de science-fiction, nourrissant bien des projets philosophiques, bouleversant pour toujours les masses, les espaces et les temps qui structurent notre lecture du monde. Brève et facile à lire, elle dissimule pourtant dans sa concision une lourde charge de mystère et d’incompréhensible. Peu d’exemples concrets et perceptibles de ses manifestations lui donnent corps. Elle ne s’insinue pas dans le commerce des affaires humaines. La relativité est le domaine des très grandes vitesses, des masses gigantesques. Des milliers de kilomètres par seconde, des millions de milliards de tonnes — du presque infini.
Quelques phénomènes en donnent néanmoins une image approchée. Une image scientifiquement incorrecte, mais parlante pour l’esprit, s’obtient en approchant deux aimants par leurs pôles. Une répulsion évidente, sensible, se manifeste. Il faut forcer pour maintenir les pôles en contact. Laissés à eux-mêmes, ils se séparent tout seuls. De petits aimants en forme d’anneau, enfilés sur une baguette verticale en inversant successivement l’ordre des pôles, ne se touchent pas. Ceux du haut lévitent, repoussés par ceux du bas. Une force, qu’il est facile d’assimiler à une énergie, les empêche de retomber. C’est cette même force qui empêche les poings de traverser les tables, les vivants de jouer au passe-muraille. C’est elle qui fracasse les voitures lors des collisions, qui maintient les édifices debout sur leurs fondations. Sa perception par les sens crée l’impression de matière — c’est grâce à elle qu’il y a matière.
Celui qui marche sur un plancher de bois franc ne s’étonne que rarement de ne pas le traverser comme une vapeur pour atterrir dans la cave. C’est en fait un phénomène assez étrange, malgré sa banalité. Les pieds du marcheur sont recouverts de myriades de petits aimants infinitésimaux, le plancher également. Des aimants qui se repoussent, consciencieusement, obstinément et sans faillir, comme le veut leur métier d’aimant, provoqua nt une lévitation à très faible altitude — une altitude inférieure à la taille d’un grain de poussière, à celle des sillons de la peau comme à celle de ses molécules. À toutes fins pratiques, le pied touche le plancher, perçoit la présence d’une matière également perçue par l’œil et l’oreille. Physiquement parlant, il est repoussé par elle, en vertu d’une force qui s’oppose à ce qu’elle soit traversée — une force qui, pour les sens, ressemble énormément à celle qui repousse les aimants.
Un aimant comporte toujours deux pôles, et ce sont les pôles identiques qui se repoussent. De quels aimants s’agit-il ici, et où en sont les pôles opposés ? Il s’agit, bien sûr, des électrons qui entourent les atomes. Le centre de l’atome, le noyau, est positif. Les électrons, en orbite, sont négatifs. Ils sont si près les uns des autres que l’effet des pôles s’annule à distance. La matière n’est généralement pas magnétisée. La plupart des objets ne s’attirent pas entre eux de façon perceptible. Lorsqu’ils se touchent, les électrons sont mis en contact direct : leur effet n’est plus neutralisé par ce lui des noyaux. Ils se repoussent avec une force considérable. Ce qui arrête brusquement, voire douloureusement, le poing qui tape sur une table, c’est cette répulsion violente entre les couches électroniques des atomes.
Par cette analogie magnétique, l’imaginaire est à même d’établir une certaine parenté entre matière et énergie (1). Une parenté qu’il faut considérer à sa juste valeur. Si l’expression « la matière est de l’énergie » est courante, il est plus exact de dire : « la matière et l’énergie sont deux aspects différents d’une même chose ». Une affirmation plus problématique, parce que personne ne sait très bien ce qu’est cette chose. La force répulsive des aimants émane de leur matière, mais il ne s’agit pas de leur matière proprement dite. L’électron peut émettre une force répulsive, qui peut convaincre que la matière contient de l’énergie; mais la matière véritable, c’est celle de l’électron, celle du noyau. Celle-là précisément, de quoi est-elle faite ? Une table est faite de bois ou de métal, la glace est faite d’eau, mais un électron ?
Personne, en réalité, ne connait la réponse. Les modèles les plus cohérents aujourd’hui font appel à des concepts bien plus abstraits que la relativité — ce qui est un comble pour la matière —; des espaces à dimensions multiples, pour la plupart atrophiées, rebouclées sur elles-mêmes, dans lesquelles circulent un quelque chose vaguement assimilable à une énergie. Si le modèle fonctionne au niveau mathématique, le représenter par une analogie accessible à l’imaginaire est hors de la portée même des experts. Une situation relativement fréquente en physique contemporaine : son fonctionnement est élucidé, mais son essence et son identité restent inconnus. Nul ne sait ce que sont les électrons, ni même s’ils ont une existence réelle.
Que les bases d’un modèle soient incertaines n’est pas catastrophique, en autant que la réflexion en prenne acte et se prête de bonne grâce à toutes les reconfigurations induites par leurs modifications éventuelles. Si la matière et l’énergie sont deux aspects différents d’une même chose, rien n’empêche de baptiser cette chose du nom d’énergie, assumant ainsi la préséance de l’énergie sur la matière et reconnaissant dans les termes que l’énergie reste largement indéfinissable. Décrite comme fluctuante, protéiforme, indestructible, elle se propage par tous les canaux possibles, et même dans le vide. Ses transformations sont à la base de tout ce qui est et de tout ce qui vit. Comment la matière peut-elle naître d’une substance aussi intangible ? D’où provient la permanence du monde ? La question est subtile. Elle demande de distinguer la matière du monde matériel. Contrairement au deuxième, la première n’est pas permanente (2).
Nul besoin d’être scientifique pour observer la transformation, la lente dégradation, l’érosion des choses laissées à elles-mêmes. Les plantes naissent, poussent, se reproduisent, fanent et meurent. Les montagnes s’aplanissent. Le jus de raisin devient vin ou vinaigre, la chair redevient poussière ou humus, la vapeur devient nuage, pluie, eau, se marie à d’autres substances pour devenir glaise, bois, tomate, jus de raisin, chair humaine. Les formes du monde changent, mais la matière reste. Un objet, c’est une forme à travers laquelle la matière ne fait que passer. Le passage se mesure en minutes pour une goutte de pluie, en heure pour un éphémère, en années pour un mammifère, en millions d’années pour une roche, en milliards d’années pour une étoile. L’échelle de temps n’est pas la même pour un microbe, un être humain, une architecture, une galaxie. Mais tout objet est un passage. Son apparence est un instantané sur une matière en transformation constante. C’est de cette transformation que le temps surgit : le passage de la matière dans les objets rythme et décline pour nous le passage du temps. Les matières immuables ne le sont qu’en apparence. Toutes les matières n’évoluent pas au même rythme. Les matières lentes sont immobiles aux matières fugaces.
Celui qui contemple un fossile, le squelette d’un silure ou la trace d’une fougère incrustée dans la pierre, pourra s’étonner d’une telle affirmation. La fougère est vieille de trois cent cinquante millions d’années. Elle est identique aux fougères d’aujourd’hui. Comparées l’une à l’autre, les différences sont imperceptibles. Il y a bien là permanence. Mais la permanence n’est pas celle de la matière. La fougère fossilisée est depuis longtemps retournée à l’entropie cosmique. Sa substance, maintenant désorganisée, existe toujours. Elle a adopté d’autres formes, s’est atomisée dans la terre, dans l’atmosphère, dans les organismes, s’est partiellement reconvertie en énergie. Chaque individu en incorpore quelques atomes. Mais ce n’est plus de la chair de fougère. Ce qui a persisté, c’est cette forme organisée, arborescente, fractale, au travers de millions de générations de fougères. Là est le véritable mystère : comment l’information qui organise cette forme a-t-elle pu se transmettre ? Et pourquoi cette information s’est-elle conservée si longtemps ?
La seconde question emprunte les pentes glissantes de la téléologie. Le « pourquoi » implique un objectif, et tous les processus ne sont pas nécessairement orientés vers un objectif. Plusieurs y répondent en inversant la question, un réflexe souvent fructueux : que cette information se soit conservée n’a rien a voir avec un but hypothétique ou un projet de la nature, mais avec une évidence : parmi toutes les stratégies d’organisation possibles, les plus stables sont celles qui persistent. Les instables ne sont simplement plus là. Ce qui importe ici, c’est cette idée induite par la durée de la forme « fougère » : la permanence des formes n’est pas assurée par la matière, mais par l’information qui l’organise. C’est cette information, codée et retransmise par la reproduction, qui a perduré depuis l’ère primaire.
Voici donc une nouvelle position possible, qui accorde à l’information et à sa proche parente, l’entropie, la préséance sur l’énergie. Les objets, animés ou inertes, sont non seulement des passages pour la matière, mais des véhicules pour l’information, des vaisseaux qui lui permettent de traverser le temps, des time-capsules. Le tandem de la vie et de la mort, c’est ce que la nature a inventé de mieux pour échapper à la désorganisation, à la perte de sens, à l’entropie terminale, au hasard. Par cette stratégie, la nature transporte et préserve l’information qui organise les êtres à travers le temps et l’espace. Elle prépare l’accès à une certaine éternité. Si la matière est une énergie organisée, c’est surtout une énergie informée.
Constater la permanence de l’information déplace la question sur un nouveau terrain. Si l’énergie est difficile à définir, l’information est encore plus intangible. Comme pour l’énergie, on peut la déplacer, la modifier, en préparer les transferts, vérifier qu’ils ont eu lieu. Mais ses liens avec le monde de la matière sont encore plus ténus que ceux de l’énergie. Pour autant, elle a besoin des deux : elle ne peut persister en l’absence de cette dernière, ou d’une matière. Un substrat qui l’encapsule dans une structure ou dans un organisme.
Que la matière contienne de l’information est une chose; qu’elle puisse informer en est une autre. Face à l’éphémérité de la matière, l’information à préserver doit être transférée d’une matière à une autre, d’une manière ou d’une autre. Transférer l’information, la communiquer, c’est assurer son passage vers une autre structure ou un autre organisme, avec le moins d’erreurs possible.
Ce simple constat aux allures d’évidences porte un éclairage assez peu courant sur un personnage aujourd’hui familier : l’ordinateur. L’ordinateur est un automate, un appareil fait de matière. En ses circuits circulent des quantités astronomiques d’information. Le contrôle des erreurs est critique. Les mécanismes qui garantissent l’intégrité des données sont nombreux et complexes. Dans la littérature courante, le codage des données est décrit comme une chaine interminable, organisée et incompréhensible, de zéros et de uns. Mais cette description n’est pas complètement exacte. L’ordinateur est un système matériel inerte, qui ne sait pas ce qu’est un chiffre : il n’a pas accès au sens. Une chaîne de chiffres est une inscription sur une feuille de papier — c’est une matière informée, une information enregistrée dans l’organisation des zéros et des uns, dans la distribution des séquences, leur répartition dans la chaîne. C’est cette même information qui sera transmise aux circuits de l’ordinateur n’existent ni chiffres, ni codes, ni données. Juste une matière susceptible de prendre un grand nombre d’états, séquentiellement adoptés selon l’information enregistrée dans la chaîne. Une vue très ralentie révèlera un circuit qui s’ouvre, un relais qui bascule, un courant qui s’élance dans un conducteur, un cristal en cours de polarisation. Malgré tous les rapports qu’on lui prête avec le virtuel, l’ordinateur appartient entièrement au monde matériel.
Il ne s’agit pas cependant d’une matière courante; elle peut prendre plusieurs états différents sans pour autant changer de forme. Les circuits, les mémoires, les registres sont hautement organisés mais cette organisation se manifeste par des reconfigurations des états de la matière. Elle est rapidement et dynamiquement modifiable. Comme pour tout système matériel, le transfert de l’information correspond à des transferts d’énergie entre les différents éléments des systèmes. Un circuit de mémoire vive, un registre de processeur, sont traversés par des flux abondants d’information, sans que n’en soit affectée leu r forme proprement dite.
Un constat, apparemment sans conséquence : parmi toutes les informations qui parcourent les mémoires, la plupart ne parlent pas de la forme même des mémoires, encore plus rarement de la forme de l’ordinateur, de l’organisation de la matière qui le compose. La forme d’un ordinateur n’est que très faiblement reliée à son fonctionnement.
Pourquoi d’ailleurs le serait-elle ? Il existe une puissante motivation : un ordinateur qui porte en lui une représentation de sa forme, par le biais d’un codage interne quelconque, devient théoriquement capable de la maintenir, c’est-à-dire de s’auto-réparer et de se reproduire.
Or, une forme reconfigurable, pouvant à la fois de transmettre une information extérieure et de transporter l’information qui l’organise, est d’habitude associée à la matière vivante. Tous les êtres vivants sont à la fois, dans des proportions variées, des passages pour la matière et des vecteurs pour l’information. Le corps humain peut être décrit comme un système matériel, capable dans une certaine mesure de connaître et de décrire sa propre configuration. Il est apte à se réparer et à se reproduire, et communique, par le biais de transformations formelles, les expressions faciales et posturales correspondant à des changements de configuration du corps.
Personne ne se surprendra de ce que les êtres communiquent par un langage corporel. Ni même de ce que d’autres modifications formelles modulent des informations sonores, permettant la transmission de l’information par la voix : les gens parlent. Des affirmations aux natures d’évidences, et de peu d’intérêt, sinon par l’éclairage qui révèle ces gestes et ces pratiques quotidiennes, banales, désespérément universelles, comme une stratégie de l’information pour se transmettre et se préserver par le biais de la matière.
Cette banalité et cette universalité sont, paradoxalement, extraordinaires : elles témoignent du succès de la stratégie. Mais elles ne disent rien d’une question qui hante plusieurs disciplines des sciences humaines et biologiques : cette information que l’on souhaite communiquer existe d’abord sous forme d’intentions ou d’idées, qui apparaissent dans la conscience. Or, toute idée possède une structure métaphorique ou géométrique, souvent très claire : l’image d’un cube est aussi structurée qu’un vrai cube; par la pensée, un raisonnement se récapitule aussi clairement que s’il était écrit. L’information est présente, elle persiste dans le temps, ce qui suffit pour dire qu’elle est enregistrée quelque part; et comme toute information persistante, elle demande un support, un substrat organisable de matière ou d’énergie.
De quoi est fait ce substrat ? De molécules polarisées ? De synapses connectées ? De variations de potentiel électrique ? Lorsque je pense à un cube, y a-t-il quelque part dans mon cerveau quelque chose qui adopte cette forme ? La question est toujours sans réponse. Elle est encore plus intrigante lorsqu’elle concerne une forme que personne n’a jamais vue — une invention, prise au sens de quelque chose qui n’existe pas encore dans le monde de la matière.
Par ce processus, tout inventeur, artiste, artisan, ingénieur ou designer est à même de mettre au monde une forme matérielle à partir d’une forme virtuelle qui flotte dans son esprit. Il s’agit bien là d’un transfert d’information : quelque chose s’est organisé dans le cerveau de l’auteur; cette organisation répliquée dans le monde est enregistrée sur un nouveau substrat; le canal de transmission fait un usage constant de la matière, celle du corps, des bras, des doigts, qui se déplace dans l’espace. En une série de configurations corporelles, toutes contrôlées par l’information à transmettre, elle dessine et enregistre dans une autre matière la forme de l’objet projeté. Et la séquence des mouvements effectués code la forme de l’objet aussi précisément que le résultat.
Aussi banale que la communication, la production d’idées, d’images et de formes est l’attribut de tous les cerveaux du monde : le cerveau est un dispositif à produire de l’information. Les technologies primordiales, poterie, vannerie, textile sont souvent associées à l’accès à la culture : une intention, informée par différents critères, induit une gestation complexe qui mènera au projet, puis à la mise au monde de l’objet. En une analogie physiologique, l’ensemble du processus est appelé « conception ». Bien des métaphores existent qui associent la naissance des idées à celle des êtres, du cerveau fécond à l’imagination fertile en passant par l’accouchement
difficile (3).
Cette double interprétation de la conception trouve une manifestation étonnante dans le développement de méthodes informatiques récentes. La compréhension, incomplète mais instructive, de certains processus cérébraux et biologiques permet aujourd’hui de simuler au sein de mémoires informatiques deux familles de mécanismes à produire de l’information : ceux qui simulent le fonctionnement des neurones (réseaux de neurones artificiels, ou RNA; les moteurs d’inférence) et ceux qui se basent sur les stratégies reproductives et évolutives des êtres vivants (algorithmes génétiques, automates cellulaires). Dans les deux cas se mettent en œuvre des mécanismes capables d’apprendre et donc de développer des informations nouvelles.
La méthode dite de l’algorithme génétique, en raison de la similitude du procédé avec les croisements de chromosomes (crossavers) lors de la reproduction biologique, produit bel et bien l’émergence d’une information nouvelle (un exemple est décrit en encadré). L’utilisation d’un réseau de neurones donne des résultats semblables. Les deux méthodes sont applicables à toute démarche de conception, à deux conditions : les intentions doivent être numérisables, c’est-à-dire quantifiables; la façon dont le système répond à ces intentions doit l’être également. Dans le cas de l’araignée, la marche est quantifiable : elle correspond à une information codable par une liste de nombres. Le succès de l’opération l’est aussi : il se mesure par la distance franchie avant une chute.
Les techniques baptisées « design procédural » ou « modélisation déclarative » sont des applications de ces méthodes à la production de formes. Les informations transmises à l’ordinateur correspondent non pas à une forme définie mais à un certain nombre d’intentions que le designer entretient sur l’objet, des intentions qui peuvent être instrumentales, esthétiques ou fonctionnelles, pourvu qu’elles soient quantifiables. L’ordinateur dispose de moteurs de création formelle capables de produire à peu près n’importe quelle morphologie, contrôlables par des listes de paramètres. Contraint par les intentions du concepteur, le système évolue pour produire successivement des morphologies de plus en plus aptes à y répondre. En fin de parcours, l’objet virtuel, visualisable dans tous ses détails, apparaît à l’écran.
Or, l’objet affiché est la représentation d’une information organisée, présente en mémoire, produite par la gestation numérique des intentions d’abord développées dans le cerveau du concepteur. Elle peut être directement transmise à la matière, par le biais de différents appareils regroupés sous le nom d’appareils de prototypage rapide, dans lesquels une matière amorphe, liquide, pulvérulente ou lamellaire, se voit transmettre l’information codée en mémoire, et adopte la morphologie de l’objet virtuel.
Le plus spectaculaire de ces appareils est sans doute le stéréolithographe, qui solidifie point par point une résine de synthèse à l’aide d’un faisceau laser très fin. Celui-ci, piloté par l’ordinateur, dessine successivement, tranche par tranche, la forme de l’objet dans la résine. L’apparition progressive de la forme dans un liquide, éclairée par les sillages fugaces d’une fluorescence ultraviolette, évoque immanquablement quelque impossible naissance bio-cybernétique.
La conjonction des méthodes de conception par processus et de prototypage rapide laisse entrevoir des formes d’art et d’artisanat aux racines mythologiques, dans lesquelles il suffit de penser à un objet pour le voir se matérialiser, comme par un mouvement de baguette magique. Cette sorcellerie high-tech présente bien des analogies avec la poterie des premières tiges. L’idée y est préalable à la forme et à l’objet; une information, née des processus métaboliques du cerveau, s’enregistre en une forme matérielle. La différence est qu’ici, il n’y a pas de contact avec la matière. Le travail de conception se déroule au niveau des intentions face à l’objet. Une fois ces intentions clarifiées, c’est par une impressionnante série de codages et de décodages qu’elles sont d’abord converties en informations, traitées pour arriver à un résultat, puis portées au monde de la matière.
Tous ces codages impliquent des transferts d’énergie, et toutes les énergies transférées doivent préserver l’information qu’elles transportent. Ici plus qu’ailleurs, une lecture du monde se propose en termes de transferts et de flux. Auparavant lu comme matière organisée, l’univers devient un ensemble d’informations enregistrées dans la matière, et échangées grâce à elle. Conséquences de l’information, les formes de la matière naissent du transfert d’une énergie informée.
Cette préséance de l’information sur la matière se manifeste également dans le développement de systèmes robotiques dits « à intelligence distribuée », dans lesquels de multiples agents individuels, dotés de comportements simples, interagissent et collaborent pour l’exécution de tâches complexes. L’analogie avec une termitière ou une fourmilière est évidente, d’où le très grand intérêt des chercheurs en ce domaine pour les sociétés d’insectes. Les systèmes les plus avancés font jouer à chacun des agents le double rôle d’acteur et d’élément de structure, à l’image d’une fourmilière construite par des fourmis à l’aide de briques qui sont d’autres fourmis, temporairement paralysées. L’exemple le plus immédiat est celui des organismes humains, dont les cellules jouent un rôle dans le maintien des fonctions métaboliques, et servent simultanément de briques de construction.
La recherche dans ce domaine est encore naissante. Les premiers essais, si impressionnants soient-ils, font figure de balbutiements. D’importants obstacles technologiques se dressent face au développement de mécanismes suffisamment petits et suffisamment puissants. Mais les visions offertes sont fascinantes. Au-delà d’horizons encore difficilement perceptibles, on entrevoit la possibilité de robots à peine plus gros que des molécules, formant en très grand nombre des substances aux propriétés illimitées. Des matériaux dynamiquement reconfigurables, auto-réparateurs, capables d’adopter n’importe quelle forme avec une très grande précision. Une substance formant des objets qui se reconfigurent point par point pour correspondre à l’information qu’ils reçoivent et la transmettre le mieux possible, à un être humain, ou à un autre objet. C’est là l’interface ultime : une matière cellulaire, cybernétique, capable de devenir table, chaise, ordinateur, lampe, crayon ou chaussure, aussi protéiforme que l’information qu’on lui envoie ou qu’elle développe, et dont l’identité, devenue radicalement indépendante de la matière, n’est plus définie que par cette information.
Encadré 1
L’idée d’une matière granulaire ou moléculaire, capable d’adopter différentes configurations de façon autonome, existe depuis longtemps dans l’imaginaire. Parmi ses derniers avatars se retrouvent différents personnages de science-fiction, tels que le Sandman, homme de sable tiré de la série Spiderman, et le robot liquide du film Terminator 2. Le premier se pulvérise et se reconstitue à volonté; le second, en une scène qui fait maintenant partie des annales des effets spéciaux du cinéma, est décomposé par une formidable explosion en gouttelettes métalliques minuscules, qui roulent les unes vers les autres et se condensent pour reconstituer le personnage. Le procédé invoque le mythe de l’invulnérabilité : à mi-chemin entre Protée et le Phénix, le personnage est indestructible puisque, ne possédant pas de structure interne globale, il est déjà détruit.
Encadré 2
Une expérience datant déjà d’une dizaine d’années illustre le développement d’informations nouvelles au sein d’un système cybernétique. Elle fait appel à un robot en forme d’araignée à six pattes, auquel on tente d’apprendre à marcher. Cela demande une séquence organisée des mouvements des pattes. On peut transmettre cette organisation au processeur de l’araignée en la codant dans une liste de nombres; on prendra à titre d’exemple cent listes de cent nombres. Toutes les listes correspondront à des déplacements des pattes, mais la plupart donneront des mouvements chaotiques. Seules quelques-unes rendront l’araignée effectivement capable de marcher. Pour commencer l’apprentissage, qui est complètement automatique, on envoie cent listes de cent nombres aléatoires. Il y a peu de chance qu’une marche efficace apparaisse du premier coup. Mais certaines listes seront moins mauvaises que d’autres. Celles-là sont extraites de la liste, et croisées entre elles : on les coupe en deux, on connecte le début des premières à la fin des deuxièmes, et inversement; puis on remplace, dans ta liste, tes plus mauvaises par les nouvelles listes ainsi obtenues. On répète le procédé, en introduisant à l’occasion des mutations aléatoires. Les listes s’améliorent progressivement, et l’araignée finit par développer une façon de se déplacer.
NOTES
(1) Sans enlever de valeur à l’exemple, il faut néanmoins préciser en quoi il reste approximatif. Premièrement une force n’est pas une énergie : une énergie peut produire une force par sa transformation en une autre forme d’énergie. L’énergie chimique emmagasinée dans l’essence produit une force en se transformant en énergie thermique lors de sa combustion dans les cylindres : la voiture avance. Mais l’énergie reste constante, elle n’est pas dépensée, elle ne diminue pas. Deuxièmement, d’autres phénomènes entrent en jeu dans la résistance de la matière. Des enchevêtrements de molécules, une structure interne. Mais, en bout de ligne, tous se ramènent à l’interaction entre les couches électroniques.
(2) Quelques physiciens sourcilleux tiqueront peut-être à celle affirmation. Pour eux, la permanence de la matière est associée à celle de ses constituants élémentaires. Ils s’intéressent en particulier au proton, cette particule du noyau des atomes, dont ils n’ont pas encore réussi à déterminer la durée de vie, tant elle est longue. Si elle se révèle infinie, la particule est éternelle. Mais ici, il est question d’une matière plus proche de l’expérience quotidienne.
(3) Sans autre renseignement, il n’est pas facile de savoir si le laboratoire des sciences de la conception relève d’un département d’obstétrique ou d’une école de design...